20 - Le donjon

Un grand « boum » résonna dans le réfectoire. Rufus venait de s'évanouir à la vue du sang. Les yeux écarquillés, j'avais encore du mal à réaliser ce qui était en train de se passer. J'avançai d'un pas, tendant ma main dans l'espoir naïf d'arrêter ces psychopathes, mais Capucine me tira violemment en arrière. Son regard glacial me dissuada de me mêler à l'altercation. Je ne pus qu'assister, impuissant, à la collision de deux folies. 

- Vas-y, mais vas-y ! hurla Jack. Tue-moi ! Montre à tout le monde que t'es un assassin ! 

Ses yeux étincelaient d'une lumière perverse. Il ne semblait pas se soucier du couteau sur sa gorge ; du sang qui commençait à couler. Il s'amusait comme... comme un fou. Quant à Jean... il était, fidèle à lui-même, en pleine hystérie. Ses lunettes de travers ne cachaient en rien ses larmes. Il tremblait par convulsions et nous dévisageait. Son visage nous renvoyait à nous notre paranoïa enfouie ; celle que certains cachaient plus que tout. Il avait vraiment pété les plombs.
Jack s'impatientait. Il saisit le bras de Jean avec fermeté ; celui qui tenait le couteau, et l'appuya un peu plus contre sa gorge. Jean poussa un cri : son otage entendait lui-même de mourir. La folie du blondinet n'en finirait jamais de me surprendre. 

- Dépêche ! susurra-t-il avec un sourire carnassier. Je te promets que dans l'au-delà, je me délecterai de ton exécution. Qu'est ce que ce sera, à ton avis ? Oh, oh, je planche pour une broyeuse ! Ce sera trop drôle, d'entendre tes os craquer un par un ! Tu risques aussi d'avoir un afflux de sang dans la tête, ce qui causera l'implosion de tes orbites. Ensuite...

Jean poussa un hurlement bestial et repoussa le blond qui se rattrapa de justesse à la table. Jack redressa la tête. Son regard fiévreux, son sourire sadique... il suffisait presque à me donner d'autres cauchemars. Etait-il simplement humain ?


Le blond se rapprocha de son agresseur. En une poignée de secondes, il avait renversé la situation à son avantage. Je serrai les poings. Jean, pris de paranoïa extrême, avait dû se jeter sur la première personne à sa portée ; en l'occurrence Jack. Mais il venait de réaliser que sa cible était la pire qui soit.
Capucine serrait toujours mon bras, m'empêchant d'intervenir. De toute manière, je n'en avais pas le courage. Jack adoptait souvent une attitude sadique, mais là, il me terrifiait. Il se délectait de l'attitude de Jean.
Le jeune homme à lunettes hyper-ventilait. Il recula jusqu'à ce que son dos heurte le mur. Personne dans le réfectoire ne réagissait. Nous étions pétrifiés devant ce gamin psychopathe. Ben n'en menait pas large, à mes côtés, et je remarquai que Capucine le retenait lui aussi. Yukie s'était précipitée aux côtés de Rufus pour vérifier qu'il ne s'était pas cogné en tombant. Charlie semblait profiter de la situation ; du moins, son visage inexpressif ne trahissait pas la moindre peur. Leeloo se tenait devant Emi, protectrice. Quant à Bianca, elle baissait les yeux, blême. La mort de Thomas semblait encore la hanter.
Atlan, fidèle à lui-même, manquait à l'appel.


Jean, livide, échappa le couteau encore tâché du sang de Jack. Le blond saisit l'opportunité et se jeta avec une célérité inouïe sur l'arme. A présent, les rôles étaient inversés pour de bon. D'agresseur, Jean devenait victime. Et le blondinet semblait prendre très à cœur son nouveau poste de tortionnaire. Il avança encore, jusqu'à acculer sa proie dans un coin de la salle. Je frémis. Il n'allait pas le tuer... Si ?

- Jack, arrête. 

La voix de Capucine, glaciale, eut pour effet de renforcer l'hilarité du blond. Il pointa le couteau dans sa direction. 

- Tu veux crever à sa place, Cicine

Ben la tira en arrière et se plaça devant elle. Son visage était maculé de sueur et ses bras tremblaient, mais il serra les dents et grogna :

- T'avise pas de la toucher, connard. 

- Oh, quel gentleman ! Prêt à tout pour défendre sa bien-aimée ! Non, vraiment, tu me ferais presque pleurer, Benoît. 

Jack éclata d'un rire mauvais et se retourna vers Jean. Il agrippa la main du jeune homme au bord de la crise cardiaque, et plaqua la lame contre son petit doigt. Jean semblait une poupée de chiffon tant il était dans un état second. Mais cela n'arrêta pas Jack pour autant. 

- Dis-moi, Jeannot... si tu devais te débarrasser d'un doigt, ce serait lequel ? 

Le jeune homme se mit à gémir, tentant en vain d'échapper à l'emprise du blond. Il avait définitivement renoncé à toute forme de raison. Et Jack... était malade. La façon dont il observait le couteau n'était pas naturelle.


Capucine avait légèrement desserré son emprise, suite à la surprise provoquée par le geste de Ben. Un sentiment étrange me tenaillait. Mêlé à la peur, il m'était impossible à identifier, mais me prit aux tripes. Je saisis ma chance. D'un mouvement d'épaule je me dégageai, piquai un sprint vers Jack. Ma main attrapa un verre au vol. Ben poussa un cri de surprise. Mon corps bougeait de lui-même, sans que je ne lui donne le moindre ordre. A cet instant, je voulais juste défendre Jean. L'arracher des serres de son bourreau. Je poussai un hurlement en brandissant mon arme de fortune.
Jack se retourna, me faisant face, et lâcha le couteau. Je pilai net, stoppé dans mon action. Qu'est ce que j'étais en train de faire ? Le blondinet dut intercepter mon doute car il se fendit d'un large sourire faux. 

- T'as vraiment aucun humour, Caleb. Non, franchement, comme si j'étais capable de lui trancher un doigt...


*


Jack était parti comme un prince sous nos regards choqués. Il avait laissé le couteau par terre, et, sans que nous ne puissions intervenir, Jean s'en était emparé. Il avait ensuite quitté le réfectoire à toute vitesse, sans nous laisser le temps de réagir. Mon mauvais pressentiment grandit d'autant. Etait-ce raisonnable de laisser ces deux fous furieux en liberté dans la zone ? Ils pouvaient attaquer à tout moment, et les deux possédaient une arme...
Capucine me fit revenir à la réalité. 

- Eh, Caleb. Jack est juste un abruti. Mais un abruti intelligent. Il ne tuera personne ; c'est un coupable bien trop évident. Jean, en revanche... 

Je baissai les yeux, incapable d'assumer la fin de sa phrase. La brune haussa les épaules. La situation ne semblait pas l'inquiéter plus que de raison. Elle poursuivit, froide :

- On va aller explorer les nouvelles pièces. Du moins, s'il y en a. Si venir avec nous peut t'empêcher de nous faire un arrêt...

Ben poussa un soupir presque imperceptible ; je me sentais coupable de lui gâcher un moment seul à seul avec Capucine, mais la curiosité écrasait toutes mes pensées. La brune était déjà dehors, marchant d'un bon pas vers les étages.


Nous testâmes les portes scellées, mais en vain. Le premier et le deuxième étage ne donnèrent aucun résultat. Et sachant qu'il n'y avait plus rien à ouvrir dans le jardin...

- La seule porte qu'on n'a pas testée, c'est celle-ci. 

Capucine désignait la trappe du troisième étage. Un petit escalier en bois permettait d'y accéder. De toute évidence, elle ne pouvait mener qu'au donjon du manoir. Je l'avais repéré le premier jour, sans vraiment y faire attention. Il ne semblait que faire office d'accessoire, histoire de faire ressembler le bâtiment à un « vrai » manoir.
Je concentrai mon attention sur la trappe. A l'instar de l'escalier, elle était faite de bois. Les planches décalées créaient quelques fentes au travers desquelles passait la lumière. Mais un détail me dérangeait. La lumière... clignotait. Elle disparaissait par intermittence, comme si quelqu'un marchait sur le bois. Je plissai les yeux et montai les marches. A l'instant où je m'apprêtais à pousser la trappe, une personne de l'autre côté la tira vivement.


Un sursaut manqua de me faire dégringoler au sol. Le regard glacial d'Atlan jongla sur nos carcasses quelques instants, avant de se stabiliser sur moi. Il haussa un sourcil dubitatif et, sans un mot, commença à refermer la trappe.
Capucine me bouscula et donna un coup de poing dans le bois. Le choc la fit à peine ciller. Atlan rouvrit la trappe, les yeux plus froids que jamais. Capucine soutint son regard, le menton relevé avec fierté. Quand elle était face à Atlan... la brune changeait d'attitude. Elle se montrait encore moins accessible que d'habitude. Presque provocatrice. Ben s'éloigna de quelques pas avant de s'adosser contre le mur. Il observa la situation sans bruit ; même moi, je me sentais à des années-lumière de ces deux là. 

- Accès interdit, dit le brun. 

- Tu n'as pas le droit de t'enfermer comme ça, grinça Capucine. Je suis persuadée que cette pièce cache quelque chose, ce qui expliquerait...

Les lèvres d'Atlan se tendirent en un sourire narquois. 

- Le droit ? Quel droit ? Laisse-moi te faire un rapide topo. On est enfermés dans un endroit inconnu, amnésiques, et un hologramme nous ordonne de nous entretuer. Le mot « droit » n'existe pas ici. 

La brune crispa sa mâchoire et referma les poings au moment où Atlan s'enferma dans le donjon pour de bon. Elle eut beau barder la trappe de coups, elle ne se rouvrit plus. 

- T'en fais pas, Cicine, fit Ben. Il finira par l'ouvrir, sa foutue trappe. 

La jeune fille, furibonde, jeta un regard assassin au métis. Ses cheveux bruns voltigèrent au moment où elle descendit des escaliers. 

- Ta gueule ! cracha-t-elle. Avec une telle attitude d'abruti, ce sera toi le prochain à y passer !

Et, sur ces mots tranchants comme des poignards, elle s'en alla.


Je passai le reste de la journée en compagnie de Ben. Sans avoir de grande discussion, nous restâmes ensemble dans sa salle de basket pendant un long moment. Assis sur le banc, je lisais un livre tandis qu'il enchaînait les paniers. Je n'étais pas friand de sport, mais cela semblait l'aider à faire le vide. Je ne pouvais néanmoins m'empêcher de jeter quelques regards en direction du métis ; il demeurait quasi-muet depuis les paroles assassines de la brune. Presque... absent. Il me faisait mal au cœur, mais je ne pouvais rien faire pour l'aider. Tout le monde pétait les plombs. A ce rythme, nous finirions nous par nous entretuer dans une orgie sanglante. Cette simple constatation m'arracha un frisson.

Depuis ce matin, les choses ne tournaient pas rond. Jean et sa crise de nerfs qui aurait pu s'avérer mortelle. Jack et son attitude encore plus horrible que d'habitude. Ces deux là, de toute manière, demeuraient en tête de liste des plus fous d'entre nous. Mais Atlan, et sa façon de s'enfermer si soudainement dans la nouvelle pièce accessible... je ne pouvais m'empêcher de cogiter dessus, même si mes théories n'aboutissaient à rien de bon. J'avais bien vu son regard briller d'une lueur d'inquiétude. Même infime ; j'avais déjà vu ce regard-là avant le meurtre de Mary. Qu'est ce qu'il pouvait bien y avoir dans le donjon ?
Je pensais que le métis serait plus tranquille tout seul, après la réaction de Capucine, mais il m'avait lui-même proposé que l'on reste ensemble. Aux vues de la situation... il valait mieux rester groupés, loin des psychopathes et de leurs couteaux. Tant que le cas Jean ne serait pas réglé, je devrais peut-être réduire mes sorties nocturnes. De toute manière, Atlan ne semblait pas décidé à quitter sa tour. Et les paroles de la brune résonnaient encore dans mon esprit. « Jean, en revanche... ». Elle sous-entendait que le jeune homme à lunettes pourrait tuer quelqu'un sur un coup de tête, après une nouvelle crise d'hystérie comme ce matin. Si sa cible n'avait pas été Jack, peut-être que l'un d'entre nous y serait passé...


Lorsque je rentrai à ma chambre, après le dîner, je découvris une petite enveloppe blanche coincée sous ma porte. Elle ne contenait qu'un papier plié, sur lequel s'étalait une écriture peu soignée :

« Je t'attends dehors cette nuit, devant la piscine. 
Il faut que je te parle.

Atlan. »


[Reste : 12]

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top