19 - A deux pas de la folie

Lorsque je décollai la tête de la main d'Atlan, la salle me parut immense. Tout le monde était sorti, à l'exception de nous deux, Ben, Capucine, et Yukie. Même Hologramme s'était évaporé. L'asiatique pleurait toujours en position fœtale. Le choc provoqué par les morts coup sur coup de ses amis n'allait pas passer de sitôt. Ben, qui tentait de lui parler, fut stoppé par une Capucine excédée. 

- Laisse-la, dit-elle d'un ton froid. 

Elle saisit le bras du métis et le traîna dehors, non sans nous darder un regard entendu. Ils furent happés par la nuit lorsqu'Atlan se décida à parler. 

- On y va ?

Je secouai la tête. 

- J'ai quelque chose à faire. 

Son regard passa de Yukie à moi, et il esquissa un semblant de sourire. Il semblait avoir compris mon idée, et, avec cette réaction, il la validait. Ce semblant de soutien me réchauffa le cœur. Du moins, me donna assez d'énergie pour, après que le brun soit sorti, me mouvoir jusqu'à Yukie. Je m'accroupis à son niveau et posai ma main sur son épaule. La sentir hoqueter sous ma paume me conforta dans ma décision. Je resserrai mon emprise pour l'avertir de ma présence et la laissai relever la tête. Ses yeux bridés, brillants de sincérité, ressemblaient à ceux d'un chiot. Je m'obligeai à lui renvoyer une image souriante.


Elle saisit la main que je lui tendais et se releva. D'un seul coup, sa silhouette frêle vint se coller à la mienne ; elle glissa ses bras autour de ma taille et posa sa tête sur mon épaule. Cette proximité si soudaine me rendait assez mal à l'aise, mais je ne pouvais décemment pas la repousser. Après tout ce qu'elle avait enduré aujourd'hui... Ses larmes trempèrent le dos de ma chemise. C'était le moment ou jamais de me rendre utile pour quelqu'un. Depuis mon arrivée ici, je m'étais reposé sur les autres. Kitty, Ben, Atlan... Ils me soutenaient ou m'avaient soutenu à leur manière, mais moi... j'avais l'impression de leur être parfaitement inutile. Alors je rendis son étreinte à Yukie et lui caressai doucement le dos. Avec ce geste, je lui signifiai que j'étais là pour elle.

Nous restâmes immobiles plusieurs minutes, le temps que Yukie finisse par se calmer. Je lui proposai alors de m'accompagner ; de faire elle-même les tombes de ses amis. Cela ne les ramènerait pas, certes, mais peut-être pourrait-elle plus facilement faire son deuil. Même si j'évitai le sujet et avait toujours du mal à l'accepter, penser à la mort de Kitty ne me donnait plus envie de pleurer. Je ressentais un vide dans ma poitrine, certes ; cependant la sensation atroce de me noyer dans un océan de désespoir me quittait petit à petit. Alors j'espérai que Yukie puisse faire de même. Certains avaient déjà cédé à la folie. Jack, Jean... plus personne ne devait perdre pied. Le cas de Jack restait obscur, ne sachant toujours pas si le blond nous mentait sur sa véritable personnalité, mais celui de Jean était bel et bien un contre-exemple du comportement à adopter dans une telle situation.


Yukie construisit les tombes à la lueur de ma lampe de poche. La nuit était particulièrement sombre et glaciale, mais aucun de nous n'y fit attention. Elle empila les pierres avec application. Ces nouvelles tombes, alignées aux premières, ne faisaient que rappeler les pertes que nous avions déjà subies. Quatre de nos camarades étaient morts. J'avais beau me le répéter, je refusais toujours d'y croire. Au fond de moi, pourtant, une petite voix me questionnait. Qui serait le prochain ? Un frisson glacé me mordit la colonne vertébrale. J'avais un mauvais pressentiment.

- Merci beaucoup, Caleb, dit Yukie en étouffant un reniflement. 

L'asiatique se releva, les mains pleines de terre. Malgré ses joues humides, elle m'offrit un joli sourire. 

- Je sais que ce n'est pas grand-chose, continua-t-elle, mais... c'est mieux que rien. 

Oui, c'était mieux que rien. Même si elles ne se composaient que de quelques pierres empilées, nos tombes étaient surtout là pour ne pas oublier ceux qui avaient laissé leur vie dans la zone. Nos amis.
Je saisis la main de Yukie. Elle me parut brûlante dans la pénombre. 

- Mary et Thomas, soufflai-je. Je suis sûr qu'ils sont fiers de toi. 

Mes paroles s'envolèrent dans la nuit, alors que Yukie me prenait dans ses bras une nouvelle fois. Et nous restâmes longtemps devant les tombes de fortune, l'asiatique murmurant des dizaines de « merci ».


*


Mon monde se disloquait. Le ciel tremblait, s'arrachait, vomissait des nuages de tous côtés. Le sol ressemblait à un tourne-disque gigantesque. Il faisait valdinguer toute sa surface. Je fus soudain saisi de suffocation. Je tentai de porter mes mains à ma gorge, mais elles refusaient de me répondre. Quelque chose les retenait. Le manque d'oxygène sembla enfler, et avec lui, la sensation de pouvoir mourir à chaque seconde. Ma vision devint kaléidoscopique. Des triangles de couleurs vives éclataient dans le ciel fou, sur le sol taré. Rien n'avait de sens.
L'air revint aussi vite qu'il avait disparu. J'hurlais des paroles incompréhensibles en me débattant. Mon corps tout entier était saisi de spasmes incontrôlables. J'étais incontrôlable. L'extérieur partait toujours dans tous les sens, et avec, mon esprit. Il se craquelait, vibrait, et, lentement, cédait à la folie. 

Des mains m'entourèrent, si nombreuses qu'elles formaient une masse compacte et floue. Elles me bloquèrent la vue au moment même où un morceau de ciel se décrocha. Je chutai. Et les mains, je n'étais même pas certain que c'en était, entravaient toujours ma vision. Comme l'avait fait Atlan devant l'exécution de Thomas. Je flottais, noyé dans cet amalgame humain. Mes membres ne bougeaient toujours pas d'un pouce. Un soldat de plomb jeté dans un océan.
Une rage sans nom me consumait de l'intérieur. Je voulais enlever toutes ces mains. Les broyer, les réduire au silence. Je lançai des coups de pied à l'aveuglette, étouffé par tant d'agitation. De maigres faisceaux de lumière me parvenaient par intermittence. Je me sentais comme enseveli sous une fourmilière à taille humaine. Un hurlement gicla à nouveau de ma gorge, bestial. Qu'est ce que j'étais ? Qu'est ce que je foutais là ?

Et puis, la douleur. Atroce. Surgissant de nulle part, elle me donna envie de mourir sur-le-champ pour la faire taire. Une brûlure, non, pire. L'impression qu'on m'arrachait chaque centimètre carré de la peau, lentement. Je n'avais jamais rien ressenti de tel. Encore un cri. Etais-ce vraiment moi ? Je me sentais si loin... et pourtant si proche de la scène. Je ne ressentis plus rien que cette douleur insoutenable. Mais mon esprit s'accrochait coûte que coûte, m'empêchant de profiter du repos de l'évanouissement. Il n'était pas loin d'éclater. La folie me guettait.
Le dernier hurlement n'avait presque plus rien d'humain. Mes tympans refusaient catégoriquement d'entrevoir des mots dans ce bruit atroce. Et alors que la douleur diminuait, une voix, inconnue, me fit l'effet d'un coup de poignard par sa froideur. « Mettez-le avec les autres. »


Je mis plusieurs secondes à me rendre compte que je hurlais aussi dans la réalité. Je me relevai, trempé de sueur. Mes doigts glissèrent à tâtons pour attraper l'interrupteur de ma lampe de chevet. Ma respiration ne voulait décidément pas se calmer ; c'est comme si j'avais couru un marathon pendant mon sommeil. Les images de mon cauchemar me revinrent sous forme de flashs. Mais cette douleur... elle persista encore un petit moment dans mon corps. Qu'est ce que c'était que ça ? Jamais un rêve ne m'avait provoqué de telles sensations. J'avais... j'avais vraiment l'impression d'y être.
Un frisson glacé acheva de me réveiller. Je bâillai, mais étais incapable de me rendormir. Je tremblai à nouveau ; mon t-shirt me parut soudain beaucoup trop léger. J'étais en sueur, et pourtant, mort de froid. J'enlevai de la main les mèches qui me tombaient sur les yeux. J'avais envie de quelque chose de chaud... un thé, par exemple. Ça ne m'aiderait peut-être pas à me rendormir, mais plutôt que rester assis dans mon lit, autant m'occuper.


La lumière mordante du réfectoire m'obligea à plisser les yeux. J'hésitai quelques instants avant de rentrer dans la cuisine. Mary avait été retrouvée dans le congélateur à peine douze heures plus tôt... Mais à ma grande surprise, quand je pénétrai enfin dans la pièce, plus aucune trace du meurtre ne persistait. Le sol était impeccable. Quant au congélateur, que j'ouvris d'une main tremblante... il se trouvait à nouveau rempli de glaces et autres plats surgelés. Une grimace de dégoût m'échappa. Hors de question que je mange la moindre chose sortie de ce congélateur après ça.
Je restai planté devant la casserole, regardant les petites bulles se former à la surface de l'eau. Les images du cauchemar s'estompaient, mais cette impression d'étouffer, et surtout la douleur inouïe que j'avais ressenties me rendaient encore nauséeux.


L'impression d'être observé me saisit d'un seul coup. Cédant à la paranoïa, je me retournai, sur le qui-vive, pour finalement pousser un soupir de soulagement. Ce n'était qu'Atlan, accoudé à la table, qui m'observait sans bruit. Il se décida tout de même à parler, les lèvres relevées en un petit sourire narquois.

- C'est pas vraiment une heure pour le petit déjeuner, tu sais, fit-il d'une voix plate. 

Je sortis une seconde tasse et la lui désigna en guise de proposition. Il acquiesça. Pendant que je finissais de préparer le thé, je lui expliquai la raison de me venue. 

- J'ai fait un... euh, je n'arrive pas à dormir. Comme d'habitude. 

Il arqua un sourcil dubitatif lorsque je lui tendis sa tasse. 

- Parce que pousser un hurlement de démon avant de débouler dans la cuisine avec cette tête, ça fait partie de tes habitudes ? ( avant que je ne puisse répliquer, il enchaîna : ) Inutile de nier, je t'ai entendu. C'est pour ça que je suis là, d'ailleurs. ( il esquissa un sourire ) Alors t'as pas intérêt à me mentir, je ne me suis pas déplacé pour rien.

Je baissai les yeux avant de m'asseoir. Le simple fait d'imaginer mes cernes me faisait honte. Est-ce que je devais vraiment lui raconter mon rêve ? Il allait me prendre pour un fou. Personne ne fait de tels cauchemars. Je devais encore être sous le choc de l'exécution de Thomas, alors mon cerveau avait transformé la réalité et... 

- Si tu n'as pas saisi le sous-entendu, je suis en train de te demander pourquoi tu as hurlé, et pourquoi tu ne dors pas.


Je lui racontai tout. Tout ce qui me passait par la tête ; la douleur persistante, les images disloquées de mon rêve. Tout. Qu'est ce que j'avais à y perdre ? Je serai peut-être le prochain à subir la motivation d'Hologramme. Les gens tombaient comme des dominos, ici. Alors, au fond...
J'avais placé mon visage entre mes mains à mesure que mon récit avançait. Raconter mon cauchemar lui donnait une autre dimension. Un... semblant de réalité. Comme si je contais une anecdote. Il n'en devenait que plus effrayant. Un nouveau frisson me secoua, avant de sentir une douce chaleur peser sur mes épaules.
En relevant la tête, je constatai la présence de la veste d'Atlan sur mon dos. Mon interlocuteur se rassit, l'air neutre et en t-shirt. Je me frottai les yeux avec un sourire, qui s'évanouit dans un bâillement. Le manque de sommeil refaisait surface, apparemment. 

- Retourne dormir, m'ordonna-t-il. Tu peux garder la veste. 

- Mais toi, tu...

- Non. J'ai encore une clope ou deux à fumer et quelques pièces à explorer avant d'aller me coucher. Tu sais, après le dernier procès, on a eu accès à la piscine et l'infirmerie. Quelque chose me dit que c'est pareil cette fois-ci.


Après avoir fini sa tasse en quelques gorgées, il se leva pour aller explorer les fameuses « nouvelles pièces ». J'avais vraiment envie de le suivre, de pouvoir découvrir les nouveautés en avant-première. Mais dès que j'eus à peine esquissé un pas, un bâillement m'obligea à piler net. Atlan esquissa un sourire et replaça sa veste d'un geste sur mes épaules. Il me fixa un petit moment.

- Je suis sérieux, Caleb. Hors de question que tu viennes dans cet état. J'accepterai que tu m'accompagnes quand tu auras viré ces cernes de ton visage. 

Il posa ses doigts sous mes yeux et les tapota. Mon cerveau était trop embrumé pour que je ne réagisse. Puis il me pinça les joues comme à un enfant.
Je ne m'en rendis compte qu'à ce moment, mais même si j'étais gelé depuis mon réveil, mes pommettes brûlaient.


*


Je me levai en retard pour le petit déjeuner. Les cauchemars avaient décidé de me laisser tranquille après mon entrevue avec Atlan. Je m'étais endormi avec sa veste sans m'en rendre compte. Elle sentait la cigarette, mais avec notre rituel nocturne sur le banc, l'odeur ne me gênait pas. Au contraire, elle m'apaisait. Je la pliai avec mille précautions, comme s'il s'agissait d'un tissu noble, et l'abandonnai au bord de mon lit, me promettant de la rendre à son propriétaire quand l'occasion se présenterait. Pour l'heure, je devais me dépêcher de rejoindre le réfectoire. Ce serait vraiment mal vu si je n'y allais pas après les événements d'hier soir.
Cependant, une question tournait dans mon esprit. Pourquoi Ben ne m'avait-il pas réveillé ? D'habitude, lorsque j'avais du retard, il tambourinait joyeusement à la porte et me traînait jusqu'au réfectoire. Là, rien. Je me forçai à rester calme en enfilant ma chemise. Mais je n'y pouvais rien. Dès qu'un de mes amis manquait à ses habitudes, un stress naissait au creux de mon estomac.
Et ce matin tout particulièrement, j'avais de bonnes raisons de m'inquiéter.


Des cris me parvinrent, giclant par la porte entrouverte du réfectoire. Il flottait dans l'air une odeur de toasts et de café, mais je ressentais quelque chose d'autre. Quelque chose d'oppressant, et surtout, de dangereux. Ma main était moite sur la poignée. Il régnait dans la pièce un brouhaha ingérable ; si bien que je ne pus reconnaître aucune voix. Mais il se passait quelque chose de grave. J'entrai avec mes appréhensions ; qui furent dès lors fondées.
Mes camarades, plutôt dispersés dans la salle, laissèrent libre à mon champ de vision la scène surréaliste qui se déroulait. 

Jean, les yeux exorbités par une folie bien réelle, tenait Jack en joue, la lame de son couteau plaquée sur la gorge du blond où commençait à perler le sang. Il semblait prêt à le tuer. Jack, lui, hurlait d'un rire démoniaque, le regard brillant d'un sadisme fiévreux. Ils étaient complètement fous.


[Reste : 12]


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