9. Le dieu brisé


Il suffit d'une prémisse fausse pour déduire des conclusions absurdes.

Si je me suis trompé sur l'humanité, alors, je me suis trompé sur tout.

Wos Koppeling, Journal


Un instant, Morgane se trouva prisonnière d'un étau de lumière ; ce rideau s'ouvrit alors sur Avalon.

Un point de vue extérieur aurait vu sa silhouette se découper comme un coup de crayon tracé dans l'air, puis se remplir de papillons versicolores, et ces chatoiements se stabiliser en couleurs sincères.

Puis, la Gardienne des Pierres constata qu'elle n'avait aucune prise sur le sol ; elle tomba de dix centimètres de haut, sa cheville se plia et elle s'écrasa en battant des bras contre des dalles de grès austères. Le coup de vent engendré par son arrivée termina sa course dans des arbustes voisins, dont les branches sèches s'agitèrent en signe de protestation.

Morgane roula sur le côté et s'assit par terre en massant sa cheville.

Ici, impossible de télécharger son esprit sur un autre support, impossible de joindre SIVA par télépathie ; Morgane était comme une magicienne privée de ses pouvoirs. Mais cette incarnation humaine lui plaisait. Elle admira les lignes de ses mains, toucha son visage, tira sur ses lobes d'oreille et joua avec ses cheveux noirs.

Ses yeux étaient embués de lumière. Celle-ci s'était faite rare à la surface de la Terre, où le brouillard et les nuages de cendre cachaient encore, pour un temps, la catastrophe aux yeux de Dieu tout-puissant. Le soleil artificiel d'Avalon faisait face à Morgane dans toute sa majesté ; une poignée de nuages moutonnaient aux alentours comme un troupeau égaré.

« Magnifique » dit-elle à haute voix, et le son de cette voix lui donna des frissons.

Il n'y avait qu'un seul point d'entrée sur Avalon, la Borne située à l'extrême Est du continent. Morgane reposa ses yeux à mi-chemin entre le ciel et la terre. Elle avait atterri sur une grande étendue plane, circulaire, délimitée par une série de monolithes tétraédriques. Mais les dalles étaient ravagées, les pierres avaient perdu de nombreux éclats ; des collections d'herbes et de mousses d'un vert intense avaient colonisé toute l'esplanade.

Morgane chercha plus loin, mais tout au plus aperçut-elle un morceau d'océan derrière un théâtre de montagnes chaotiques, sous une arche de pierre qui semblait avoir été creusée par un tir de canon. Elle se releva et fit quelques pas hâtifs. Pas de Borne. Rien qu'un Stonehenge de pacotille, de la mousse, des fourmis et des cloportes.

Surprise, elle sortit du cercle, dépassa un des tétraèdres gravés et aperçut sa toute première humaine.

Par réflexe, Morgane vérifia qu'elle était convenablement coiffée et qu'elle portait des vêtements, en l'occurrence une sorte de combinaison de travail du projet Avalon, associant une vague chemise plissée avec un pantalon en plastique qui pouvait passer pour du cuir usé.

Son premier contact était une femme de quarante ou cinquante ans, au visage plissé, le regard figé de terreur. Elle portait une jupe de toile et un gilet de laine ; ses cheveux formaient quatre ou cinq grandes tresses blondes. Un panier était tombé de ses mains, et des pommes s'enfuyaient dans toutes les directions en roulant. Morgane les suivit du regard et découvrit enfin la Borne.

C'était un pilier de pierre surmonté d'une statue de Wos Koppeling ; mais le pilier était renversé et la statue brisée au niveau des genoux. Un bras, un morceau de buste surgissaient de la surface herbeuse comme les naufragés essayant de maintenir la tête hors de l'eau. Au pied du pilier pourrissait un tas de fruits que Morgane interpréta comme des offrandes, en songeant aux fleurs que les humains déposaient autrefois sur les tombes.

La femme n'avait pas fait un geste et la contemplait toujours avec des yeux écarquillés. On ne pouvait pas lui en vouloir : le point d'entrée n'avait pas été utilisé depuis cinq siècles. Nerveuse comme à la veille d'un premier bal, Morgane prit une inspiration.

« Euh... bonjour. Je cherche un Administrateur Système. »

La femme fit un pas en arrière. On aurait dit qu'elle parlait une autre langue.

« Un Sysadmin, si vous préférez. SIVA a besoin... il veut comprendre ce qui arrive à Avalon. »

Peut-être qu'elle s'exprimait très mal. Morgane se racla la gorge. Il lui semblait pourtant qu'elle formait de beaux mots.

« Est-ce que vous êtes un Changeant ? » demanda la femme.

À en juger par son expression, ce n'était pas la bonne réponse, bien que Morgane n'eût aucune idée de ce que devait être un Changeant.

« Certainement pas, l'assura Morgane. Moi, un Changeant ? Et puis quoi encore ! Est-ce que j'ai l'air d'un Changeant ? Protesta-t-elle en tirant sur ses oreilles. Ha ! Vous voulez rire. Non, je suis Morgane, la Gardienne des Pierres. »

Le titre avait quelque chose d'intimidant et de solennel, et bien que la garde en question eût consisté à rouler entre les allées de menhirs dans un mini-drone, et à sommeiller d'un siècle à l'autre, Morgane sut qu'elle avait fait mouche.

« Il y a une interface pas loin, n'est-ce pas ? lança-t-elle en examinant le pilier effondré.

— Mes grands-parents disaient que dans le temps, on pouvait voir sortir le lutin de la pierre, on pouvait même lui parler.

— Et que disait-il ?

— Je ne sais pas. Il faudrait demander aux Précurseurs. »

À pas mesurés, la femme s'approcha pour ramasser une pomme.

« Vous êtes une magicienne ?

— Ouvre l'interface ! clama Morgane en direction du pilier. Oui, ça ne marche plus. Vous disiez ?

— Je vous ai vue apparaître. Vous savez, je n'ai rien contre la magie. Ma grand-mère faisait de nombreuses potions pour le village. Mais personne n'a repris le flambeau.

— Est-ce que vous savez où je pourrais trouver un Sysadmin ? »

Morgane attrapa une pomme à son tour et la lui lança.

« Un Sysade ? Je croyais qu'ils avaient tous disparu. »

L'Ase fronça les sourcils.

« Vous savez ce qu'est Avalon, n'est-ce pas ?

— Pardon ?

— Ce monde, dit Morgane en agitant les bras. Cet océan, ces montagnes et ces brins d'herbe. Vous savez ce que c'est ?

— Le don de Wotan, dit la femme sur le ton de quelqu'un qui vous explique que deux et deux font quatre.

— Wotan ? »

La villageoise désigna les jambes brisées et les morceaux éparpillés de la statue.

« Wotan, le dieu des tempêtes, et le Créateur du monde.

— Wo... vous voulez dire Wos ? Wos Koppeling ?

— Je suis désolée, je ne peux pas vous aider. »

Ainsi, après cinq cent ans dans leur simulation de monde, les humains avaient oublié la nature d'Avalon. L'arche de Noé virtuelle, qui serpentait entre les étoiles, était devenue leur deuxième maison. C'était sans doute inévitable.

La femme pointa du doigt dans la direction de Morgane, murmura quelques mots étouffés et s'enfuit par un chemin de pierres empruntées au dallage du vestige.

Morgane se retourna posément, car elle ignorait encore les dangers que lui réservait Avalon ; elle ouvrit les bras en signe d'apaisement, et les laissa retomber aussitôt d'effarement et de surprise.

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