78. L'effet de surprise


Le fait qu'Avalon soit un monde immatériel ne lui enlève rien. J'ai échoué à le démontrer à Noah, qui s'est contenté de me répondre « parce que notre univers est aussi une simulation, c'est ça ? Je connais cette théorie. »

Non, ce n'est pas cela. La théorie de la simulation est bancale, car elle ne peut pas être vérifiée : ce n'est qu'un exercice métaphysique.

Non, c'est bien la manière dont nous percevons le monde, en tant qu'humains, qui est elle-même une simulation. Chacun d'entre nous perçoit son propre monde. Certains ne voient pas la couleur bleue, d'autres ne perçoivent pas les sons, et d'autres ne savent pas distinguer les visages. Certains croient en de grandes tendances économiques et historiques, qui donneraient un sens aux événements épars de l'histoire humaine. Mais la réalité objective est bien plus éloignée de nous que nous ne souhaitons l'admettre.

Avalon, comme la Terre, est un rêve partagé, et c'est là la seule chose qui les sépare tous deux d'un simple rêve ; et c'est tout ce dont nous avons besoin.

Wos Koppeling, Journal


Au crépuscule, les cuisines du Sablier, qui se remettaient à peine du passage de Fulbert, furent dévalisées. Dans la cour fraîchement balayée, une compagnie de gardes royaux installa ses marmites de soupe, et une longue file de défenseurs épuisés se traîna pour le dîner. Certains arrivaient et repartaient aussitôt par les grilles entrouvertes, sous la surveillance de la commandante Lauwer et de quelques hommes pour qui le repos attendrait le lendemain. Il se glissait parmi eux des citoyens du voisinage, et même, murmura-t-on plus tard, des soldats défroqués de l'Empire, qui avaient abandonné leur armure dans une ruelle. Mais ces derniers ne voulaient rien d'autre qu'un bol de soupe, et rien ne troubla le calme qui régnait désormais à Istrecht.

Rentrée à pied du Temple de la Dernière Marche, Morgane avait traversé la ville nord en quête de Fulbert et de Mû, et la nuit était tombée avant qu'elle atteigne le palais royal. Elle essaya de traverser la foule murmurante qui se pressait à ses abords, et se trouva prise dans un flot de capes safranées et de casquettes de feutre. Sur son chemin, elle aperçut Dirkje Akster parmi un petit groupe de soldats assis sur des caisses en bois, qui semblait se laisser porter par leur conversation décousue, tout en hochant vaguement la tête. Plus loin, à l'écart, tel un grand-oncle solitaire aux confins de la salle de bal, le Haut Paladin Anastase de Hermegen occupait un banc en fer forgé. Il avait le front plissé, les mains crispées sur sa canne ; en une journée, dix années de plus s'étaient abattues sur lui ; son regard vague se reflétait dans un misérable éclat de verre abandonné sur les pavés.

L'Ase s'approcha de lui. Sur le chemin, et sans qu'elle ait le temps de protester, on lui avait confié le sommet de la gastronomie d'Istrecht : un morceau de pain de mie replié sur un filet de hareng cru et trois rondelles d'oignon mariné. Elle s'assit à l'autre bout du banc, ce qui fit émerger le Haut Paladin de sa torpeur.

« Je pensais justement à vous, déclara-t-il.

— Pourquoi ?

— Cette bataille est gagnée, mais la véritable épreuve pour le Paladinat commence ce soir. Je dois le réformer. La vérité doit faire son chemin à Avalon. Nous la devons à ce monde. »

Morgane se décida à mordre dans son sandwich. Contre toute attente, le hareng n'avait pratiquement pas de goût, sinon un vague souvenir d'iode.

« Quel rapport avec moi ?

— Les nouveaux humains qui naîtront ici sauront bientôt qu'Avalon est un monde errant, bâti par les Précurseurs ; que Mû, le Dragon de Cristal, est son guide, et que Wotan n'a jamais existé.

— Avec ce qu'ils ont vu aujourd'hui, vous n'aurez aucun mal à convaincre les peuples d'Avalon que le Dragon veille sur eux. »

Anastase hocha la tête.

« Mais même la vérité dont je dispose, celle que j'ai maintenue secrète durant mes années de service, est incomplète. J'ai besoin de quelqu'un qui a vu le monde des Précurseurs, le Monde Obscur, qui a connu cet Ase primordial nommé Siva, qui a lu les Protocoles originels.

— Et quelqu'un qui a parlé au fantôme de Wotan » conclut Morgane en bataillant avec le hareng, beaucoup plus gluant que prévu, qui tentait de s'échapper de l'autre côté du sandwich.

Des étoiles inconnues s'élevaient dans le ciel, et la Lune ovale de Siva y glissait comme le dernier pétale de rose du printemps, tombé sur un lac noir. Beaucoup de Gardes Royaux avaient quitté la cour du palais pour un somme ou une ronde nocturne. La longue file devant la soupière géante ayant fini par être résorbée, le responsable de la distribution regarda à droite et à gauche, puis posa sa louche en cuivre et arpenta les pavés en direction de Morgane.

C'était Fulbert, recouvert d'un tablier blanc un peu trop grand pour lui.

Quant à savoir pourquoi, après avoir été invité à dîner par Malvina, il s'était retrouvé à servir la soupe, les historiens s'accordent sur le fait qu'étant revenu trop tôt au Sablier, il avait commencé à éplucher des légumes, et que de navet en pomme de terre, le Paladin s'était retrouvé à la tête de sa deuxième opération militaire de la journée.

« Messire ! Morgane ! S'exclama-t-il. Je suis encore vivant ! Et j'ai même retrouvé une guitare. »

Elle eut un demi-sourire, consciente d'avoir été recrutée par Anastase au banc des corbeaux lugubres, tandis que Fulbert parcourait la cour comme une bouffée d'air frais.

« Pendant que vous faisiez sauter toutes les vitres du Sablier, il m'est arrivé des choses incroyables. J'ai traversé le Grand Ravin au mépris du vertige ; j'ai cavalé avec un groupe de Paladins ; j'ai affronté une meute de Nattväsen sur le pont d'Istrecht, qui, estomaqués par mon charisme et frappés par mon humour, se sont faits Fulbériser. »

Il dénoua son tablier et le rejeta sur son épaule.

« Mais maintenant, parlons de notre avenir. Après tous ces mois à ton service, Morgane, j'ai l'honneur de te demander de me rendre ma liberté. J'ai décidé de rester à Istrecht et d'épouser Malvina.

— Est-ce qu'elle est au courant ? » S'inquiéta l'Ase en levant un sourcil soupçonneux.

La question sembla le déstabiliser.

« En amour comme à la guerre, l'effet de surprise est primordial. »

Le fait est que Fulbert avait fait ses preuves à la guerre, mais sur cet autre champ de bataille, il n'avait encore remporté aucune victoire. Si l'on peut vraiment parler de victoires et de défaites – un vocable qui laissait l'Ase dubitative.

« N'attends quand même pas trop pour te déclarer.

— Ça tombe bien, j'ai retrouvé une guitare. »

Il se fendit d'un bref salut et s'éloigna à reculons, l'air incertain. Car en effet, son voyage avec Morgane prenait fin. Seule l'Ase entendait poursuivre son périple, peut-être seule, peut-être avec le Haut Paladin, pour transformer Avalon.

« Fulbert ? appela-t-elle.

— Oui ?

— Merci pour tout.

— Oh, ce n'est rien, vraiment » dit-il d'un air gêné.

Ce n'était pas la dernière fois qu'ils se voyaient, mais on aurait presque pu le croire, tant l'air semblait s'être alourdi.

« Au fait, lança le Paladin, je ne serai sans doute pas de passage à Vlaardburg avant un certain temps, mais si tu m'y précèdes, est-ce que tu pourras t'occuper de mon vieux Tencendur ? »

Elle hocha la tête en souriant. Fulbert gagna les premières marches de la tour ; puis sa tête réapparut à la fenêtre, et il précisa :

« Il adore les chardons ! »

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