77. Le sandwich

Mais laissons là ces explications méritées et revenons à notre protagoniste, c'est-à-dire, Fulbert d'Embert.

En effet, lorsque la horde des Nattväsen s'était enfuie d'Istrecht, le Paladin avait constaté que personne n'avait plus besoin de lui. Si Karda, la commandante Lauwer et les autres Gardes de la ville contemplaient le soleil avec effroi, il avait décidé, à raison, que tout ceci n'était plus de son ressort.

Il se trouve que Fulbert, après avoir bataillé presque sans pause depuis la veille au soir, était épuisé, et qu'il avait faim. Il traversa donc le pont d'Istrecht d'un pas indolent. Sur son passage, les volets s'ouvraient et le peuple de la ville centrale faisait de grands gestes vers le ciel comme s'il invoquait la pluie, en appelant à Wotan, Mû, et quelque autre divinité obscure à tête de chèvre, corps de loutre et queue de poisson.

Le Paladin laissa tomber ses armes sur le chemin et se débarrassa de son armure qui, sous la lumière pesante du soleil de SIVA, jouait le rôle du papier d'aluminium dans lequel votre grand-mère emballe le poulet du dimanche.

Les Nattväsen s'étaient répandus de par la ville, et sur le chemin du Sablier, Fulbert aperçut quelques blessés que l'on emportait. Les grilles du palais semblaient avoir été enfoncées par un bélier, qui les avait entrouvertes juste assez pour laisser passer un Paladin à l'estomac vide.

Il commença à monter les marches de la tour, pour saluer Malvina et lui faire un rapport, mais se ravisa et se rabattit sur son plan initial. Malvina avait sans doute autre chose à faire. Il descendit donc d'un étage, et grâce à son instinct d'homme affamé, n'eut qu'à marcher au hasard pour que ses pas le portent directement aux cuisines.

Là, sous le regard effaré de quelques commis qui s'étaient cachés sous les tables, Fulbert composa le sandwich le plus impressionnant qu'Avalon eut jamais connu. Tout un roman de Proust aurait été nécessaire pour rendre honneur à ce sandwich, mais comme nous n'avons qu'un chapitre devant nous, nous tenterons de le résumer comme suit. Fulbert coupa un pain en deux et en évida la mie, dont il se goinfra en manquant de s'étouffer. Il réunit ensuite un jambon, une motte de beurre, un fromage, une salade, et vida un bocal de cornichons.

Enfin équipé, Fulbert quitta tranquillement les lieux.

Il traversa le pont d'Istrecht en sens inverse, sans accorder le moindre regard au Dragon titanesque qui était en train de se battre avec le soleil. Car il en avait terminé avec Istrecht. Cette bataille avait drainé toute son énergie, mais aussi son humour et ses chansons. Il n'était plus qu'un fantôme flottant dans le corps de Fulbert. Karda et Lauwer, le visage éclairé par les fantasmagories arc-en-ciel qui déchiraient le ciel d'Avalon, ne le virent même pas passer avec son sandwich déjà à moitié entamé, ce qui confirma que plus personne n'avait besoin de lui, qu'il était redevenu parfaitement invisible et dispensable, comme il l'était avant de rencontrer Morgane.

Loin de se sentir trahi ou rabaissé, Fulbert se rassurait, au contraire, de revenir enfin à sa place. Il n'avait jamais été assis au premier rang. Tout ceci n'était qu'une série d'erreurs, de hasards et de quiproquos, auxquels son départ pouvait enfin mettre un terme.

Il arriva en même temps au bout du pont et de son sandwich.

Tout en grignotant l'ultime croûton, Fulbert se tourna en arrière. Sur son chemin, un soleil plus rassurant, plus confortable, avait été remis en place ; Mû avait sans doute réglé la situation, ultime preuve s'il en fallait que Fulbert pouvait dès maintenant reprendre sa voie de Paladin – son chemin de solitude.

Bien que personne ne lui eût rien demandé, il ne put s'empêcher de tracer un parallèle entre le sandwich et sa propre vie. Au fond, songea-t-il, malgré les nombreux ingrédients qui composent le Fulbert, il aura toujours un goût de cornichon.

Il haussa des épaules.

Un pigeon se mit à picorer les miettes de pain à ses pieds, avec cette indifférence calculée dont seuls les pigeons sont capables, dont les yeux rouges vous font sentir que vous valez moins qu'une miette de pain à l'arrière-goût de vinaigre.

« Fulbert ! »

C'était certainement la commandante Lauwer qui le poursuivait pour avoir un autographe, et dans le doute, il hâta le pas.

« Fulbert ! »

Lauwer n'aurait pas posé sa main sur son épaule, et le Paladin fut forcé de comprendre que Malvina l'avait poursuivi depuis le Sablier. Sa cape safran avait pris la poussière et des éclats de verre y étaient encore incrustés, comme si elle avait sauté à travers une vitre de la cour pour le rejoindre. Il ne sut si elle s'apprêtait à le complimenter ou le sermonner. Manifestement, elle hésitait elle aussi.

La commandante de la Garde courait dans leur direction en exigeant que la vice-reine se mette en sécurité.

« Où est-ce que tu vas ?

— Par là, dit-il en pointant un doigt vers la ville Nord, pour être le plus clair possible.

— Tu pars ?

— Au début, j'avais décidé d'escorter Morgane. Puis je me suis retrouvé Sysade contre mon gré. Puis j'ai été capturé par le chevalier Siegfried. Puis j'ai continué de suivre Morgane et nous avons rencontré Mû. Puis j'ai suivi Morgane et Mû et je me suis retrouvé ici. J'ai vu une amie pendue au mur de Vlaardburg. J'ai failli me faire tuer par un Creux. J'ai été jeté d'un dirigeable en plein vol. J'ai réchappé d'une explosion. J'ai affronté les Changeants en pleine nuit. J'ai mis le feu à des batteries d'artillerie pendant que mon groupe de Paladins se faisait décimer par des tirs de mousquet. Et j'ai de nouveau affronté les Changeants. Je pense que j'ai assez d'expériences traumatisantes pour une autobiographie. Elle s'intitulera : « j'étais là, en plein milieu », parce que ça résume assez bien ma position dans toute cette histoire. »

Son discours ne parut point convaincre Malvina, qui leva la main pour le sommer de s'arrêter.

« Même si je te laissais partir, ce ne serait pas dans ces conditions.

— Pourquoi ? Parce que je n'ai ni eau, ni chapeau, ni monture ? Je suis prêt à ramper jusqu'à Vlaardburg en me nourrissant de pluie et de vers de terre pour sauver Tencendur de la boucherie chevaline.

— Non, parce que tu n'as pas de guitare.

— Hélas, je crois que l'art de la chanson est derrière moi, et pour être honnête, je n'ai jamais été un bon chanteur. C'était une manière de me dédouaner d'être un mauvais Paladin, et de manière générale, un Fulbert tout à fait passable. »

Malvina émit un soupir.

« Je t'invite à dîner, Fulbert passable. Ce soir au Sablier. D'ici là, si tu pouvais aider les gardes à nettoyer la ville et à sauver les blessés, tu aurais toute ma gratitude.

— Hum. Je vais voir ce que je peux faire. »

Il regarda à droite, puis à gauche, comme s'il cherchait le verdict d'une foule invisible. Mais il ne trouva que Lauwer qui fronçait des sourcils.

« Il est vrai que je ne peux pas chanter a cappella. Ce sera encore pire qu'avec une guitare.

— À ce soir, alors ?

— À ce soir. »


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