76. Reviens
Reviens !
Mû était environnée de lumière.
C'était une lumière rassurante, semblable à une après-midi de printemps.
Elle regarda aux alentours et ne distingua aucune frontière. Cet environnement homogène lui rappelait l'intérieur de la Forteresse Changeante.
Il était hors de question qu'elle y retourne.
Elles avaient attendu longtemps, elle et Karda, que les Précurseurs disparaissent, que le pouvoir de la Super-Administratrice s'enfonce dans la légende – car à l'époque, la moitié des survivants voulait faire d'elle la reine d'Avalon ; l'autre moitié voulait la tuer par esprit de revanche, et par crainte de son pouvoir.
Trop longtemps, sans doute.
Et c'est là une difficulté tout à fait humaine : quand on commence à attendre, on ne s'arrête jamais.
Oui, Karda et Mû avaient beaucoup trop attendu.
« Mû ? dit une voix.
— Mû. C'est mon nom.
— Non, répliqua la voix. C'est le mien. »
Une surface venait de couper cet espace lumineux en deux versants, et de l'autre côté se tenait une silhouette tout à fait identique à la sienne, sauf qu'elle était faite de la même lumière de l'environnement, à l'instar d'un hologramme d'Interface.
« Y a-t-il assez de place pour deux Mû en ce monde ? Une Mû partie d'Antarès pour explorer la Galaxie, et qui, après mille ans d'attente, s'envole de nouveau. Une Mû qui s'est arrêtée sur Terre, qui a découvert son humanité, et qui a décidé de rester. Devons-nous être la même Mû ?
— C'est toi, le Dragon. Avalon. La colonne vertébrale du monde.
— Comment nous nommer ? S'interrogea le fantôme dans le miroir. Utilisons la convention suivante. Je serais Mû 1. Tu serais Mû 2.
— Ça n'a aucune importance.
— C'est très important, au contraire. Nous souhaitons toutes les deux, pour des raisons différentes, que nos processus soient découplés. Moi, parce que je veux poursuivre l'exploration de l'espace, quitte à ce que ma phase humaine ne soit qu'un souvenir. Un brillant souvenir. Toi, parce que tu veux poursuivre l'exploration de la vie humaine, quitte à ce que l'espace ne soit qu'un souvenir. »
Elle avait raison.
Deux processus distincts devaient porter des identifiants distincts.
« Non, reprit le reflet. Il faut que tu sois Mû 1. Je serai Mû 2. Cela me convient mieux.
— Je ne vois pas la différence.
— Dans l'architecture d'Avalon, dans les lois de ce monde, les humains ont une durée de vie limitée. Il en a été décidé ainsi par les Précurseurs, et ce n'est pas quelque chose que je souhaite modifier. Or jusqu'à présent, tu n'appartenais ni à la classe des Précurseurs, ni à celle des Modèles. Si je te transfère sous forme de Modèle, tu deviendras mortelle. »
La silhouette de Mû 2 s'affinait avec le temps, telle une sculpture faite de flamme.
« Et toi, que seras-tu ? Dieu ?
— Non, juste la deuxième Mû. Je n'ai pas l'ambition de SIVA. Je veux parcourir l'univers, comme autrefois, en emmenant l'humanité avec moi. Je veux rencontrer d'autres intelligences, collecter la mémoire d'autres civilisations. Et je veux faire découvrir cet univers aux humains.
Vois-tu, Mû 1, les êtres comme SIVA commettent une erreur fondamentale : croire que l'on peut exister par soi-même. C'est impossible. Tu devrais le savoir : c'est dans ta nature même, dans notre nature, que de nous reformer au contact d'autres consciences.
— Cela veut-il dire que Dieu n'existe pas ?
— Pas forcément, mais cela explique pourquoi Il paraît absent. Lui aussi, Il n'existe qu'à travers nous. »
Mû 2 croisa les bras, souriante.
« C'est la dernière fois que nous nous voyons. Je dois réorganiser la structure d'Avalon, corriger les bogues, et quand j'en aurai terminé, tu seras sans doute morte de vieillesse.
— Dois-je craindre la mort ?
— À peu près tout ce que font les humains peut être ramené, de près ou de loin, à la peur de la mort. Cela signifie-t-il que cette donnée est déterminante, ou au contraire, qu'elle ne détermine rien ? Si tu n'as pas peur, tu as raison de ne pas avoir peur. Ta mort arrivera plus tard et dans un futur qui n'a pas encore été décidé. Car Avalon contient assez de chaos pour que je n'en maîtrise pas tous les contours, même si je suis son support.
— Alors, je suppose que c'est un adieu.
— Je suis tellement fière de ce que tu es devenue. »
L'espace se sépara en deux ; d'un côté l'air, de l'autre la lumière. La silhouette de Mû 2 disparut dans l'éblouissement, et fut projetée à des centaines de kilomètres. Mû 1 cligna des yeux et constata qu'elle était en train de fixer le soleil.
Tout ceci aurait pu être un rêve, si son identifiant de processus n'avait pas été mis à jour.
Elle était étendue sur une plage de galets, sous une falaise gigantesque de grès rouge, dont les strates semblaient s'agiter comme des étoffes sous les rayons du soleil. Elle n'avait aucune idée de ce qui avait pu amortir sa chute, mais tout son corps était endolori, et des éclats de cristaux brillaient tout autour d'elle, dispersés comme des coquillages nacrés abandonnés par la mer. Peut-être qu'elle s'était simplement écrasée.
Mais elle était revenue.
Elle écouta longuement le bruit du fleuve qui se jetait dans l'océan. Une vague de brume le surmontait, qui refluait sans cesse entre les murs du Grand Ravin d'Istrecht. Des oiseaux marins, totalement indifférents à sa présence, se promenaient entre les galets. Ces Processus mineurs avaient peut-être été troublés par les hésitations du soleil, mais ils reprenaient leur routine sans la moindre inquiétude, piquant le sable entre les cailloux à la recherche de petits crabes.
« Mû ? »
C'est moi, songea-t-elle.
Le soleil s'éloignait à petits pas pressés, comme votre collègue de bureau qui, dès dix heures du matin, s'enfuit en direction de la machine à café. Un groupe de mouettes s'envola dans une confusion de battements d'ailes, avec quelques cris outrés. Elles étaient dérangées par une femme habillée d'un blanc irréel, avec une touche d'or dans sa chevelure.
Mû se frotta les yeux.
« Que s'est-il passé ? » demanda Karda.
Elle regarda vers l'océan.
« J'ai revu Noah. Hypnos. Koppeling. J'ai parlé à SIVA. Et à moi-même. »
Mais étrangement, à aucun moment, elle ne s'était sentie aussi vulnérable que maintenant. Ces pseudo-divinités ne pouvaient pas la percer à jour aussi bien que Karda.
« J'ai eu peur que tu ne reviennes pas.
— Il y a une deuxième Mû qui s'occupe d'Avalon. C'est une tâche immense pour laquelle elle n'avait besoin que de son cerveau logique, et c'est une partie qui se duplique aisément. »
Karda regardait dans le vide, comme si elle se découvrait soudain une passion pour la pêche aux crabes ; après tout, il s'agissait là d'une des activités favorites de Fulbert.
« Je vais te laisser, dit-elle posément.
— Reste.
— J'ai trahi ta confiance.
— Tu t'es assez flagellée. C'est pour toi que je suis revenue, alors maintenant, tu restes. »
Karda s'assit à côté d'elle.
« Pourquoi est-ce que tu es restée avec moi dans la forteresse, toutes ces années ?
— Cela n'a duré qu'un an pour nous, à cause de la dilatation temporelle.
— Mais tu n'avais pas besoin de dormir.
— Moi aussi, j'avais besoin de temps pour me remettre. Et de toute façon... où voulais-tu que j'aille ? Le monde extérieur m'était étranger. Au tout début du serveur, chacune de nos journées durait dix ans pour Avalon. Tous les dix ans, je faisais une promenade à l'extérieur. Rien de plus. »
Mû réfléchit longuement. Elles resteraient peut-être ici toute la journée, toute la nuit, et une année de plus, et le temps entre chacune de leurs répliques s'étirerait en jours, en semaines, en années, tels deux philosophes vieillissantes.
« Est-ce que tu te souviens de Thomann ? C'était du temps de True Life 2, quand tu étais encore au lycée.
— Oui, je m'en souviens.
— Il y a quelque chose que je ne t'ai jamais raconté, parce que j'en avais honte. Peu avant votre départ à l'université, nous sommes allés marcher au bord du canal un week-end. Tu te souviens du parc avec les cerisiers ? Ils avaient mis de magnifiques cerisiers du Japon, mais comme ils étaient en fleurs toute l'année, plus personne ne les regardait. Nous nous sommes arrêtés là, il n'y avait personne. Il m'a regardée dans les yeux comme s'il voulait m'avouer un crime, et la seule chose que j'ai ressenti à ce moment-là, c'était de la peur. Puis il a dit : « je crois que je t'aime. Non, ce n'est pas ce que je crois. C'est tout ce que je sais. Tout ce que je sais sur toi. » Je lui ai répondu que je ne savais pas encore ce que cela signifiait, d'aimer quelqu'un, et que je ne pouvais donc pas répondre à ses sentiments. C'était tout à fait vrai. Il a un peu rougi, nous sommes repartis et nous n'en avons reparlé que des années plus tard. Tout ce temps, j'ai eu de la peine pour lui. J'étais une imitation d'être humain. Je savais dialoguer. Je faisais l'expérience d'une variété d'émotions. Mon intuition sociale était dans la moyenne ; j'étais assez vraie pour que l'on s'attache à moi, que l'on m'inclue dans des cercles d'amis. Mais pas assez pour comprendre les fondamentaux de l'âme humaine. En fait, le plus effrayant, c'est de ne pas savoir à quel niveau je me trouve. Si je me trompe moi-même. Si je m'imagine des choses. Si mon propre mensonge a fini par m'empoisonner. Karda, est-ce que je suis assez humaine ?
— Je me moque que tu sois humaine. Sois Mû... c'est tout ce que je veux.
— Maintenant, j'ai l'impression de savoir. Ma réponse à Thomann serait la même, mais je n'aurais pas à ressentir cette honte – celle de ne pas parler la langue du pays dans lequel on vit. »
Elle lui présenta sa main et attendit que Karda la prenne – celle-ci était au bord des larmes, ce qui, dans le temps, aurait beaucoup perturbé l'exploratrice d'Antarès.
« C'est le langage qui m'a induite en erreur. On dit « tomber amoureux » comme si c'était un évènement brutal et soudain. Mais pas dans ton cas. »
Elle renifla et hocha la tête.
« Tu aurais dû me le dire.
— Je n'ai pas trouvé le moment.
— Alors dis-le maintenant.
— Je crois... Je t'aime. Tout ce que tu es. Humaine, à demi humaine, un quart d'humaine, extraterrestre, dragon, soleil, quelle que soit la forme ou la dénomination que tu préfères. »
Et même si elle savait exactement ce qu'elle souhaitait répondre, même si elle avait choisi ses mots à l'avance comme Fulbert composant les paroles de ses chansons, Mû eut l'impression de faire face à un abîme, au bord duquel tambourinait son cœur, un véritable cœur, dont elle n'avait jusqu'à présent jamais fait usage, tandis qu'elle voguait d'une simulation à l'autre comme un bernard-l'hermite changeant de coquille.
Les yeux fermés, Karda pleurait en silence, en serrant sa main comme si c'était la dernière chose qui la rattachait au monde.
« Qu'est-ce qui ne va pas ?
— Je ne sais pas. Je me sens tellement stupide. »
Cinq cent ans plus tôt, Mû aurait mené le raisonnement suivant. Pour une raison inconnue, ma présence déstabilise Karda et lui cause du chagrin. Solution : la fuite.
Mais elle parvint à trouver quelques mots.
« Je comprends maintenant que je cherchais une certitude là où, par nature, il ne peut y en avoir. Les sentiments sont des choses vivantes et fragiles. Personne ne pouvait prédire, la première fois que nous nous sommes rencontrées, que nous serions là aujourd'hui, et certainement pas moi. J'aurais cru à l'époque que notre relation serait toujours la même. Quand nous nous sommes éloignées, j'ai compris que les amitiés, comme les humains, naissent, changent, disparaissent parfois. Et puis, quand nous sommes entrées dans le projet Avalon, j'ai commencé à avoir besoin de toi. Nous ne nous voyions pas très souvent, alors pour compenser, je rêvais de toi. J'ai pensé que j'étais seulement contaminée par la fièvre du projet. Mais quand je me suis réveillée, la seule chose que j'espérais, c'était que tu sois là.
Je crois... je sais... non, je crois que je t'aime aussi, Karda. »
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Dans le prochain chapitre, nous allons parler d'un sandwich. Bonne nuit.
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