74. Le Processus Avalon


Quand Mû se réveilla, les étoiles avaient regagné le ciel.

Il régnait, dans l'air chargé de brume, une odeur de cendre.

Elle se leva avec précipitation, et le sable gris ruissela de ses vêtements. La lumière s'élevait lentement de l'Est, mais le théâtre nocturne occupait encore la moitié du ciel. Les lignes de monolithes, couverts de hiéroglyphes, semblaient s'enfoncer dans cette nuit comme des colonnes de soldats partant au front. Un homme leur tournait le dos ; elle reconnut ses épaules voûtées, ses maigres cheveux blanchis par le travail et la tension.

C'était un homme qui avait porté en gestation, contre son gré, et à toutes les phases de sa vie, tous les futurs possibles de l'humanité.

Il avait rêvé d'une utopie que l'effondrement écologique et les sables gris étaient venus lui ravir.

Il avait construit la Simulation, le nouveau jardin d'Eden.

Il avait renoncé au projet d'invasion d'Antarès.

Puis il avait décidé de croire en Mû.

« Pourquoi ? » murmura-t-elle en marchant jusqu'à lui, ses pieds s'enfonçant dans le sable.

Elle fut surprise de le voir se retourner et lui répondre. Il avait le teint jauni d'un vieux parchemin, mais la vivacité d'un homme enfin sûr de lui.

« Ah, Mû. Tu te poses certainement de nombreuses questions.

— Professeur Koppeling ? »

Il ne la regardait pas. Ses yeux se posaient seulement sur les mégalithes alignés. C'était un enregistrement.

« Tu comprendras sans doute que je ne pouvais pas, avec ce pouvoir de Super-Administratrice d'Avalon, te fournir un mode d'emploi. Car si tu avais su trop tôt, tu aurais ressenti une obligation, et tu n'aurais jamais exercé vraiment la liberté que je souhaitais te donner. »

Conscient que sa justification sonnait creux, il l'évacua d'un geste de la main.

« Tout ceci n'a pas d'importance. Tu es arrivée ici, ce que signifie que tu as invoqué avec succès le Dragon de Cristal, la forme ultime de ton pouvoir. Tu as dû constater que sous cette forme, tu peux voir en détail tout ce qui se déroule à la surface d'Avalon ; rien dans la Simulation ne t'échappe. La raison en est que le Dragon, indépendamment de toi, est la colonne vertébrale de cette simulation. Il est le Processus Avalon, une couche logicielle supplémentaire entre le support physique, le système de contrôle externe et la simulation interne. Toute la physique d'Avalon est inscrite dans son code source.

J'avais calculé qu'après son introduction dans la structure logicielle d'Avalon, le Dragon mettrait une ou deux années à grandir, à avaler, pour ainsi dire, l'intégralité du monde, d'une manière tout à fait indétectable de l'intérieur, comme de l'extérieur. Si tu vois ce message, c'est que ce processus est arrivé à son terme et qu'il a réussi : le Dragon est maintenant fonctionnel. Quant à moi, je suis sans doute mort depuis longtemps. »

Il fit quelques pas, à mi-chemin entre l'ombre et la lumière qui se partageaient le rêve.

« Les derniers mois du projet Avalon ont été les plus durs. Tu passais toi-même la plupart de ton temps dans les simulations de travail, et Karda t'a toujours protégée, elle ne t'a jamais dit à quel point nous étions au bord de l'implosion. Certains d'entre nous ont implosé. Il y a eu des morts. Noah a rendu une justice expéditive – peut-être la seule chose pour laquelle il était compétent. Et moi qui voyais cela, j'étais fatigué et démoralisé. J'ai fini par penser que nous n'avions rien à sauver. Il valait mieux encore soigner notre épitaphe, plutôt que de nous accrocher à la vie comme de vieux milliardaires gâtés. Les poèmes de Verlaine que nous avions gravé sur les stèles, c'était largement assez à transmettre aux autres civilisations de la Voie Lactée. Je ne tenais pas à ce que notre folie essaime sur d'autres planètes. Alors j'ai créé un petit virus pour trafiquer le code de l'Ase P-103. La nuit suivante, j'ai très bien dormi, pour une fois. J'étais content de moi.

Le lendemain matin, quand je suis arrivé dans le labo, Karda prenait son petit-déjeuner en discutant avec toi, juste avec un casque audio. Comme à peu près tous les matins. J'ai écouté ce qu'elle disait. Elle avait hâte que le projet soit terminé pour pouvoir passer du temps avec toi.

J'ai trouvé cela ironique.

À force de vivre les uns sur les autres comme des rats-taupes dans leur nid, nous étions en train de devenir fous. Nous étions incapables de nous supporter. Nous ne cherchions pas à sauver notre monde, mais à nous sauver nous-mêmes, et cela nous menait tout droit à la catastrophe – ces individus qui avaient empilé les inimitiés pendant cinq ans n'allaient pas soudainement parcourir l'Eden main dans la main.

Et puis, il y avait toi et Karda, qui faisiez des plans sur les arbres à planter dans un beau jardin.

Karda était la dernière personne saine d'esprit dans ce projet, parce qu'elle s'appuyait sur toi.

Au début, je ne savais pas trop quoi penser de ton existence. Maintenant, je sais qui tu es. Notre véritable témoignage. Un témoignage vivant, assemblé avec patience au cours des vingt dernières années, et qui vaut bien plus que tout ce que nous avons écrit sur les stèles.

Ce témoignage mérite de se poursuivre.

J'ai donc décidé que l'humanité méritait tout de même sa chance, et c'est à toi que je l'ai donnée. »

Il eut un faible sourire.

« Bien sûr, il y a la station d'émission. Mais il y a d'autres moyens de créer une Onde Close – c'est un peu la différence entre une lettre manuscrite et une lettre tapée à la machine. Toi-même, par exemple, tu as toujours gardé une trace de ta véritable nature. Tu es une créature électromagnétique, un ange tombé du ciel qui s'est brisé les ailes, écrasé sur l'écran de l'ordinateur de Sofia Matiev. Depuis lors, ton code a tourné de serveur en serveur – mais l'Onde Close s'y trouvait encore, en sommeil.

Si tu veux qu'Avalon s'envole vers les étoiles, comme il avait été prévu, tu en as le pouvoir. Je t'ai donné de nouvelles ailes. Je t'ai donné un support pour emporter ce monde avec toi. Les antennes de la station d'émission sont pointées vers Scorpii B. Mais toi, tu pourras aller partout où tu le souhaites – tu pourras porter ce monde partout dans la Galaxie, comme tu as voyagé d'Antarès jusqu'à la Terre.

Dois-tu me remercier ? Certainement pas. Au contraire, je suis désolé. L'avenir du monde était trop lourd pour mes épaules, et je n'ai pas trouvé mieux que toi pour porter ce fardeau. En fin de compte, il fallait quelqu'un capable d'aimer l'humanité. Et c'est avec toi, en t'observant, que j'ai découvert que je n'avais jamais été capable d'aimer moi-même. Et que nous avions, dans notre bunker, à peu près tous perdu ce don. »

Il regarda sur le côté d'un air hésitant.

« Je ne suis pas très doué pour les départs, mais il est sans doute temps pour moi de m'effacer enfin. Adieu, Mû. J'espère que tu prendras la bonne décision. »

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