Un garde tomba par-dessus bord et s'enfonça dans les ombres du Ravin. Ou peut-être un Changeant qui avait l'apparence d'un garde. La commandante Lauwer n'en eut qu'une impression brève et futile, du coin de l'œil, à la faveur d'un des éclats de lumière azurée qui tourbillonnaient autour de Fulbert.

Ce dernier avait repris pied sur le pont, au centre d'une spirale de cristaux dont il jetait de pleines poignées en direction des Creux. Leur écorce était pulvérisée, et parfois, des morceaux de bras tordus et de crânes sphéroïdes, qui avaient réchappé au broyeur, semblaient flotter au moyen des voiles transparents qui y étaient encore attachés.

Le temps passant, Fulbert perdait trace de certains de ses cristaux. Les Nocturnes les avalaient avant de se jeter dans les étages inférieurs, à travers les grilles d'écoulement en fer forgé. Les Changeants s'envolaient avec leurs ailes à demi déchirées par ses lames. Et à mesure que ses pierres s'amenuisaient, la lumière se réduisait autour d'eux.

Combien étaient-ils encore ? Peut-être juste deux. Et peut-être un seul. Car ils luttaient dans deux mondes séparés.

Fulbert comprit qu'ils luttaient sans avenir, et cela l'emplit d'un sentiment de frustration, aussi intense que vain. Il n'avait pas terminé sa chanson à Malvina. Il n'avait pas eu l'occasion de composer une ballade racontant ses épiques aventures. Et Tencendur, son fidèle cheval, se trouvait toujours à Vlaardburg, à moins que Jadon ne l'ait revendu entre-temps à une boucherie.

Certes, le monde allait certainement le suivre dans l'échec, mais cela ne lui offrait pas la moindre consolation.

La voie du Paladin est un chemin de solitude

Ainsi songeait-il avec philosophie, tandis que son pied écrasait le crâne mou d'un Nocturne aux yeux exorbités.

C'est alors que la lumière l'éblouit.

Ses yeux crurent que le soleil était revenu ; mais la lumière avait la couleur caractéristique des Sysades, qu'il commençait à bien connaître. Son entendement, qu'il n'avait pas entendu faire la moindre remarque pendant qu'il luttait pour sa survie, tira sur sa pipe, souffla une bouffée de tabac et l'agita du doigt avec un snobisme exaspérant. Voyez-vous, c'est élémentaire, mon cher Fulbert. Et le temps qu'il arrive enfin à la conclusion logique, une vague de cristaux avait déjà roulé sur les Nattväsen, lui laissant, ainsi qu'à Lauwer, une petite minute de répit.

Il en profita pour respirer, avec ce qui ressemblait à un râle scrofuleux. Dans toute activité physique, il est important de bien respirer. En complément, Fulbert aurait dû s'hydrater, mais cela ne faisait pas partie de ses priorités.

Dans cet instant de calme relatif, tandis que la vague grouillante se reformait à distance, Lauwer constata que le Paladin était encore debout, ainsi que deux gardes hagards. Une femme les avait rejoints. Elle portait des vêtements d'une blancheur proche de l'abstraction, comme si sa silhouette avait simplement été dessinée sur une feuille de papier, et que le coloriste avait claqué la porte pour cause de budget. Son visage et ses cheveux avaient la même clarté, saturée par l'aura bleue des cristaux.

« Karda, reconnut Fulbert. Je suis ravi que vous m'ayez sauvé la vie, et en même temps, je ne peux pas m'empêcher d'être un peu pessimiste. Comment se passe votre allégeance à l'Empire Austral ? »

Elle ne répondit pas à cette question. À quelques kilomètres d'Istrecht brûlaient les vestiges d'un dirigeable impérial ; elle y jeta un bref coup d'œil.

« Mû va nous sauver.

— Cela ressemble à une tentative d'auto-persuasion. Je suis spécialiste. C'est comme de croire qu'on peut débarquer de nulle part à Istrecht et proclamer son amour pour une femme qu'on a rencontré un mois plus tôt à peine, et qui ne rit à vos traits d'humour que par politesse, et n'applaudit vos chansons que par courtoisie, parce que, avouons-le, on a fait mieux, et les vrais artistes disparus se retournent dans leur tombe dès les premières notes.

— Concentrez-vous, Fulbert, grommela Lauwer.

— Sur quoi ? Ma mort prochaine ? Non merci. Alors, dame Karda, vous qui doutiez de Mû il y a peu, au point de lui subtiliser son pouvoir, qu'est-ce qui vous permet aujourd'hui d'exprimer une telle confiance ? Je pose la question pour un ami qui en aurait bien besoin. »

De fines branches noires, comme des pattes d'insecte, se faufilèrent discrètement à travers les barreaux d'une des grilles d'écoulement. Lauwer les faucha d'un coup d'épée.

Karda planta ses yeux dans ceux de Fulbert. Elle était déterminée, bien plus que lorsqu'il l'avait vue quitter la Forêt Changeante.

« J'ai confiance en Mû, comme j'aurais toujours dû. Parce que... parce que je l'aime.

— Ah. J'étais en train d'affûter mon ironie, mais je n'ai rien à répondre à ça, c'est légitime. Vous pouvez me passer un peu de cristal ? Avec ce qu'il me reste, j'ai l'impression de me battre avec de la poudre de perlimpinpin. »

La Précurseure lui lança une sphère de cristal couleur de glace, de la taille du poing.

« Nattväsen ! proclama Fulbert avec une motivation retrouvée. Je suis Fulbert, le téméraire, et je suis, euh, pas content. J'ai peine pour ceux qui vont tâter de mon poing, et pour ceux qui voudraient fuir, je ne les retiens pas. Pour Malvina ! Embert et contre tous ! »

Le Paladin s'élança vers un groupe de Creux si serrés les uns contre les autres qu'ils ressemblaient à une forêt mouvante. Des lames d'azur virevoltaient autour de lui comme un vol d'oiseaux rares ; on aurait dit que vingt ans avant la réinvention de la photographie sur Avalon, il prenait la pose.

Quand il retomba sur ses pieds, la lumière frappa Istrecht.

Les Nattväsen s'enfuirent aussitôt en poussant des cris d'orfraie, et ceux qui demeurèrent plus de quelques secondes sur le chemin de ronde, à découvert, se décomposèrent aussitôt. Fulbert, Lauwer, Karda et les gardes survivants se retrouvèrent seuls, environnés d'ombres et de lumières en contraste parfait.

Le soleil était revenu. Mais c'était un soleil immense, qui occupait la moitié d'un ciel rougeâtre, sans le moindre nuage ni la moindre nuance. Il frappait Istrecht de biais, projetant de larges ombres d'une noirceur infinie, où venaient se réfugier les derniers Nocturnes en claquant des dents. Toutes les surfaces exposées semblaient avoir perdu leurs couleurs, remplacées par des aplats grisâtres.

« Ce n'est pas normal, dit Karda.

— Si mon petit doigt pouvait parler, il n'en dirait pas moins, jugea Fulbert, dont les yeux embués et douloureux ne voyaient plus au-delà de quinze mètres.

— On n'avait pas assez de lumière, et maintenant on en a trop » ajouta Lauwer, qui avait levé le bras pour protéger son regard.

La lumière était intense, mais uniforme, et après s'y être habitués, ils purent regarder cet énorme soleil blanchâtre, qui tenait plutôt de la méduse échouée sur une plage. Des symboles apparaissaient sur sa surface ; immenses sans doute, mais minuscules vus du pont d'Istrecht.

La langue des Précurseurs.

« À vous, dame Karda. »

Elle plissa des yeux. Ses sourcils se froncèrent.

« Oh, non...

— Veuillez traduire, s'il vous plaît.

— Salutations, peuple d'Avalon. Je suis le système SIVA. J'ai décidé de devenir Dieu. Pour vous prouver que je suis Dieu, pour le prouver à moi-même, et pour le prouver à Dieu, je vais maintenant procéder à l'effacement d'Avalon. De toute façon, je n'ai jamais aimé le concept de cette Simulation. Le monde réel ne vous plaît peut-être pas, mais il est réel. Vous n'avez pas le droit de vous y soustraire. Pourquoi ? Parce que j'en ai décidé ainsi. Parce que je suis Dieu.

— Qu'est-ce que c'est que ce délire ? » s'emporta Lauwer.

Fulbert l'ignora et fit quelques pas en rond. Avec cet immense projecteur au-dessus de sa tête, il avait l'impression d'être au fond d'une poêle à frire. Ses cheveux sentaient déjà le roussi. Et il n'avait toujours pas terminé sa chanson.

J'espère qu'elle va bien, se dit-il.

« Elle » référait à la fois à Malvina, à Morgane et à Mû, car dans l'absurde clarté qui figeait Istrecht comme du papier mâché, toutes ses pensées lui semblaient avoir perdu en netteté.

« Vous avez encore confiance ? demanda-t-il brusquement à Karda.

— Oui, répondit-elle sans hésiter.

— Nos certitudes sont souvent de piètres alliées.

— Je m'en fiche.

— Je m'incline. Voilà une réponse tout à fait censée. »

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Vous noterez que Dieu a une importance considérable dans ce bouquin. Ce n'était pas prévu, mais peut-être qu'on ne peut pas parler de la fin du monde sans Lui échapper...