7. Hypnos
Nous avions besoin de biomasse. Beaucoup de biomasse. Plus que le monde ne pouvait nous en fournir.
Alors, nous avons commencé à racler les algues au fond des mers, à brûler nos dernières forêts ; ce processus portait un nom : « valorisation ». Et à force de valoriser, des terrains sans valeur commencèrent à s'étendre sur la surface de la Terre. On nomma « sable gris » ce mélange de cendre résiduelle, de minéraux d'une terre morte, de produits toxiques et des dernières bactéries survivantes. Nous faisions comme si ces zones mortes avaient toujours existé. Et nous prétendions que, comme après un feu de forêt, la vie reviendrait bientôt coloniser nos nouveaux déserts avec une force décuplée.
Beaucoup d'espèces s'étaient déjà éteintes, tous les maillons faibles des écosystèmes avaient déjà sauté. La Terre vacillait au bord du gouffre. La pollution et le réchauffement du climat avaient déjà fragilisé notre mère Nature. Mais après avoir dévoré toutes les pommes de l'arbre, nous étions en train d'en scier les branches.
Wos Koppeling, Journal
Morgane se réveilla à l'ombre d'une des stèles noires. Un fourmillement remonta sur ses bras ; elle ferma et rouvrit ses mains plusieurs fois d'un air interloqué.
Cette fois, elle n'habitait pas un drone de patrouille ; elle était humaine.
Elle pencha son visage vers la stèle pour en apercevoir le reflet, troublé par les innombrables caractères dont les lignes régulières ressemblaient à des processions de fourmis. Elle craignait que sa tête ne fut qu'un masque inexpressif, ou un œil cyclopéen planté sur une tige de fer, comme la caméra du drone. Mais son visage était aussi humain qu'elle pouvait l'espérer. Elle avait la peau sombre et les yeux décolorés, dont la pupille ressemblait à une tache d'encre sur l'iris presque blanc.
Au fond, c'était ce qu'elle désirait le plus. Elle incarnait toute l'humanité laissée sur Terre et, sans oser se l'avouer, elle espérait que cela suffirait à faire d'elle une vraie humaine.
D'autres pierres étaient perdues dans le brouillard, innombrables ; elle n'apercevait que leurs silhouettes, semblables aux dos recourbés d'un peuple en exil. Elle marcha de l'une à l'autre ; le brouillard grisâtre semblait s'ouvrir à son passage. L'air avait une odeur de cendre froide. Un martèlement régulier résonnait entre les allées, comme le balancier d'une horloge, et elle changea plusieurs fois de direction avant d'en cerner l'origine.
Un homme, debout contre une stèle, était en train de l'attaquer au burin.
En tant que Gardienne des Pierres, cette vue la scandalisa. Elle s'avança d'un pas ferme, puis ralentit en comprenant que l'homme était en train de graver la stèle. De profil, elle reconnut aussitôt Wos Koppeling, voûté et misérable, vêtu d'une combinaison trop grande pour lui, dont la barbe et les derniers cheveux dégoulinaient de son crâne en poignées filandreuses. Sa main gauche tenait le poinçon, l'autre le marteau, et il ne lui fallait que quelques secondes pour inscrire un nouveau symbole ; mais son regard était vide.
« Professeur ? » demanda Morgane.
Le vieil homme se tourna vers elle, sans même s'étonner de sa présence. Sa fatigue, sa lassitude étaient d'une profondeur plus vaste que l'histoire humaine : il avait tout donné. Il avait défié toutes les lois de la Nature, bravé tous les tabous de la civilisation, ouvert les portes d'un autre monde ! Et cet homme pour lequel Morgane éprouvait encore une admiration sans bornes n'était plus qu'une coquille sans âme.
Oui, lorsque Koppeling avait été copié sur un disque magnétique, son âme avait été, en réalité, déjà enlevée de son corps, et préservée dans la structure d'Avalon. Il n'avait rien d'autre à transmettre au futur. Le Koppeling de trois minutes n'était pas le véritable Koppeling ; celui-ci avait buriné son visage sur la petite planète qui tournait depuis cinq cent ans dans la Simulation.
« Je suis désolé, Karda, dit le vieillard. Même si nous avons une seconde chance, le plus probable est que nous échouerons une seconde fois. Pourtant, j'ai choisi d'espérer. À cause de moi, cette comédie durera des millénaires de plus.
— Qui est Mû, professeur ? »
Koppeling ignora sa question et reprit son œuvre.
« Il faut qu'ils sachent, expliqua-t-il à son audience imaginaire. Je dois leur dire de ne pas reproduire nos erreurs.
— Qui donc ?
— Ceux qui viendront après nous ! Je dois leur dire... oh, Mû ! Qu'ai-je fait !
— Professeur... »
Toujours plus rabougri, desséché comme une momie inca, le professeur Koppeling poursuivit néanmoins son ouvrage. Ses mains s'agitaient frénétiquement ; il n'avait plus beaucoup de temps. Morgane s'approcha du monolithe, contempla sa surface parfaite ; elle en fit le tour ; quand elle revint de l'autre côté, Koppeling avait disparu.
Le brouillard se leva, révélant des millions d'étoiles assises dans le ciel comme les spectatrices d'un procès. La Terre s'était réduite à un îlot de pierre, délimité par un cercle de menhirs, dont le sable gris s'écoulait dans le vide comme une horloge céleste.
« Processus ASE-P-103. »
Morgane leva la tête vers un homme assis sur un trône d'argent, qui flottait dans l'espace loin au-dessus d'elle. C'était un mannequin de métal sans visage, tout d'arêtes tranchantes, dont les facettes innombrables brillaient de mille couleurs contradictoires. Ses mains et ses pieds, comme soudés aux assises de son siège royal, se terminaient en griffes immenses.
Le Processus ASE-P-020. Hypnos.
« Morgane. Je m'appelle Morgane.
— Tu empruntes une voie réservée aux humains, Morgane. Mais je ne suis pas dupe. Tu as beau te penser humaine, tu n'es pas une empreinte comme eux. »
Il leva une de ses mains et balaya l'espace d'un geste menaçant.
« SIVA règne sur la Terre, et le support physique de la Simulation est sous sa responsabilité. Mais c'est moi, le gardien d'Avalon, et pour y entrer, tu dois te soumettre à mon jugement.
— Les interfaces d'Avalon ont été verrouillées. Nous avons besoin de savoir pourquoi...
— SIVA veut savoir. Mais SIVA n'a pas besoin de savoir. »
Morgane s'avança jusqu'au bord de l'île ; son pied glissa sur un caillou, qui fut éjecté dans le vide infini, et elle se rattrapa contre la paroi de verre noir d'une stèle. Hypnos n'avait pas l'air de ressentir la solitude. Il ne se tirait aucune gloire de son rôle, ni aucune plainte.
« Avalon ne fonctionne peut-être pas correctement. L'humanité est peut-être en péril. »
Cette face lisse et sans yeux se pencha vers Morgane. Elle savait qu'il avait accès à l'intégralité de son modèle mental : ses registres mémoriels, ses modules comportementaux, toute sa personnalité. Morgane n'avait pas l'impression d'être une mauvaise personne, mais à tout moment, Hypnos pouvait mettre le doigt sur une preuve du contraire.
« Reste tranquille, ASE-P-103. Ce n'est pas une épreuve, ce n'est pas un test. Je m'interroge simplement sur ton ignorance. Tu es un ajout de dernière minute au projet. Le tout dernier processus ASE. Personne ne t'a donc expliqué le rôle d'Avalon ?
— Avalon est une deuxième chance. La Terre a été détruite, mais l'humanité a survécu.
— Tu ne connais rien à l'humanité, P-103. C'est une évidence.
— Et toi, Hypnos ? »
Le seigneur des rêves posa ses coudes sur ses genoux, et appuya sa tête sur ses poings fermés, d'un air pensif.
« Moi, j'ai vu passer tous les voyageurs ; je me suis entretenu avec eux, j'ai lu leurs empreintes, et c'est ainsi que j'ai tout appris. Les seuls hommes dont je ne sais rien sont ceux qui n'ont pas fait le voyage... Koppeling, par exemple, demeurera à jamais pour moi un mystère. Je sais ce qu'il a fait. Mais je ne saurai jamais ce qu'il voulait. »
Un grincement métallique remonta entre les étoiles, et les facettes de son corps épuré étincelèrent. Hypnos se levait de son siège. Il descendit vers elle en se laissant flotter, et posa le pied au centre de l'îlot. Contrairement à ce qu'avait cru Morgane, il n'était pas plus grand qu'elle.
« Tu ne peux pas enfermer des humains. C'est aussi la raison pour laquelle, lors de l'effondrement écologique, les habitats clos ont tous échoué. Il ne s'écoulait pas une année avant qu'une révolution n'en ouvre les portes. Écoute-moi bien, Morgane, car c'est une donnée fondamentale du projet Avalon. Si tu confines les humains dans un environnement, quel qu'il soit, ils finissent par disparaître. La Terre nous en a fourni une preuve accablante. Aucun vivarium ne sera jamais assez grand pour eux. Les humains n'existent qu'en expansion. Comme tout phénomène naturel, cette expansion suit une courbe exponentielle, c'est pourquoi ses effets n'ont été observés que dans les trois derniers siècles de la civilisation terrestre. Mais les premiers homo sapiens la portaient déjà en germe. Ainsi, Avalon ne saurait être qu'un monde clos. Cela n'a peut-être pas été inscrit dans les Protocoles de SIVA, mais l'objectif du projet a toujours été clair pour les humains, y compris Koppeling. »
Adossée à la stèle, Morgane sentait l'inquisition froide et calculatrice d'Hypnos.
« Alors, si Avalon n'est pas une deuxième chance, qu'est-ce que c'est ?
— Un vaisseau. Un vaisseau qui emmène les humains vers Antarès. »
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