69. Affrontement sur le pont


La nuit s'abattit sur Istrecht comme un couperet. Durant une minute, les défenseurs qui faisaient feu du haut de la muraille, comme les soldats de l'Empire qui se pressaient en contrebas et grimpaient aux échelles, se retrouvèrent seuls dans un monde inconnu. Ils n'entendaient plus que les battements de leur cœur et la respiration de leurs voisins.

Lorsque leurs yeux s'accoutumèrent à l'obscurité, et leurs oreilles au silence, ils aperçurent une flamme au sommet d'une des collines lointaines. C'était le dernier moulin qui brûlait encore, et dont la roue enflammée tournait sur son axe en jetant des poignées de scories dans les airs.

Des cavaliers se regroupaient sous la silhouette enflammée du moulin, qui ressemblait à l'homme de paille d'un festival païen. Leurs ombres étaient disproportionnées, tordues, menaçantes. Fulbert, qui tenait la barricade avec les autres Paladins, y reconnut les mêmes formes organiques que dans la Forêt Changeante. Lauwer, qui dirigeait toujours la Garde sur le chemin de ronde, saisit ses jumelles.

Ce qu'elle vit lui glaça le sang.

Ce n'étaient pas des hommes montés sur des chevaux, mais de vagues silhouettes humaines, montées sur de vagues silhouettes chevalines. Les cavaliers étaient des Creux aux épaules tordues, recouverts de ces voiles de tulle blanchâtres, dont les longues griffes luisaient d'éclats rouge sang. Les montures étaient des Nuels, des quadrupèdes difformes aux pattes rectilignes en fil de fer, plantées sur d'énormes sabots noirs. Leurs flancs sans chair étaient creusés de larges sillons, d'où surgissaient leurs côtes blanches, et leur tête n'avait qu'une mâchoire supérieure, ornée d'énormes dents pointues, dont pendait une langue boursouflée.

Les cavaliers descendirent de leur colline, prirent de l'élan et s'enfoncèrent dans l'ombre.

Des cris confus gagnèrent les troupes impériales, bientôt suivis de coups de feu. Des étincelles apparurent dans la nuit, des flambeaux tenus par des hommes affolés, qui avaient lâché leurs armes et couraient en criant vers la muraille. Lauwer vit l'un d'entre eux trébucher en contrebas, à quelques dizaines de mètres à peine. La torche roula à terre. Il tendit la main pour la rattraper, mais une lame surgit de l'obscurité et se planta dans sa paume. La flamme ne portait qu'à deux mètres, et n'éclairait plus que son visage terrifié, un bras fait d'écorce brunie, et bientôt, le dos d'un Creux sur lequel flottaient des haillons fantomatiques.

Lauwer fit feu, mais manqua sa cible ; la torche roula plus loin et emporta le soldat impérial dans la pénombre.

« Allumez tous les flambeaux que vous pouvez trouver ! » ordonna-t-elle en sautant sur l'échelle qui menait en contrebas.

Elle courut sans voir où elle posait les pieds, et glissa plusieurs fois sur les pavés avant d'atteindre Fulbert et le groupe de Paladins. Sabres au clair, ils étaient massés contre la barricade de briques qui remplaçait la porte défoncée, baignant dans l'aura éthérée de leurs cristaux de Sysade.

« Que se passe-t-il ?

— Eh bien, dit Fulbert, quelqu'un a éteint le soleil. »

Un petit éboulement de briques roula jusqu'à leurs pieds, et en réponse, les lames changèrent d'angle. Une vague de lumière remonta le groupe des Paladins. Un homme se tenait debout sur la barricade, un soldat impérial sans arme, au visage couvert de sang et de larmes, les bras levé, qui paraissait les implorer, mais n'arrivait pas à émettre le moindre son.

« Commandante ! lança Fulbert. Ils sont en train de se faire massacrer. Je sais que ça va vous paraître fou, mais il faut les laisser rentrer. »

Oui, c'était de la folie. Ils se battaient depuis l'aube contre les troupes de l'Austral, et en une minute, cette bataille avait été remplacée par une autre.

« Ouvrir le passage, c'est compromettre la sécurité d'Istrecht.

— Le laisser fermé, c'est compromettre notre humanité. Et de toute manière, si l'armée impériale est en train de se faire écraser, nous n'avons pas beaucoup plus de chances. Ils peuvent nous aider ! »

Les cris dans la nuit étaient insupportables, car ils semblaient provenir de partout, à la fois de l'extérieur et de l'intérieur d'Istrecht, comme si les Nattväsen remontaient déjà des caves.

Remonter, remonter, remonter... cette vision resta accrochée à Lauwer telle un mauvais présage.

« Ouvrez la barricade, ordonna-t-elle. Laissez-les entrer. Vous, là ! Lança-t-elle en direction du fuyard esseulé. Avancez ! Poussez-vous de là ! »

Nous épargnant une remarque sur le fait qu'on l'oblige à démonter ce qu'il avait construit une heure plus tôt, Fulbert aplatit la sphère cristalline qui rôdait autour de lui, l'étendit comme une crêpe, lui donna une forme de vague, et lança cette vague contre la barrière.

Les briques refluèrent sur les côtés. Pendant un instant, le soldat déserteur fut seul sur la place pavée, encerclé par les Paladins ; puis il fut rejoint par toute une foule hagarde. Dans l'ombre et la poussière, il n'était pas tout à fait évident de les distinguer les hommes des monstres ; mais les Paladins avaient la meilleure expérience en la matière. Leurs regards perçants, comme la lumière de leurs pierres, filtraient les soldats de l'Empire, et les Nattväsen le sentaient sans doute, et demeuraient à distance.

« Vous les laissez entrer, ordonna Lauwer, et dès que ce sera possible, vous remettez la barricade en place.

— Entendu, dit Fulbert. Je m'en occupe.

— Non, pas vous. Vous m'accompagnez.

— Euh, si vous voulez » dit Fulbert alors que la commandante rassemblait un groupe d'une poignée de Gardes royaux.

Ils attrapèrent des chevaux et traversèrent la ville Sud à toute allure. Ce ciel sans étoile paraissait étrangement proche. Il les étouffait sous une sensation inverse du vertige, à laquelle Ineke Lauwer n'était pas habituée. À travers la ville, la lumière des bougies perçait derrière les vitres, mais elles semblaient flotter au-dessus du sol.

Lauwer mit pied à terre aux abords du Ravin. Les grandes arches qui soutenaient la ville centrale leur étaient invisibles, et les lampadaires alignés sur le pont supérieur, au long d'un kilomètre de voie pavée, grésillaient faiblement. Le vent était retombé et les éoliennes alimentant leurs ampoules électriques tournaient au ralenti.

« Qu'est-ce que nous faisons ici ? » demanda Fulbert.

La commandante se pencha sur la rambarde et plongea son regard dans les profondeurs du Ravin. Jamais ce dernier ne lui avait paru aussi abstrait. Elle distinguait à peine ses faces rocheuses s'enfonçant dans la terre.

Hormis les cris et les tirs de la bataille contre les cavaliers sombres, il régnait un silence pesant. Lauwer était certaine que des Gardes auraient dû être postés sur le pont, ne fût-ce que pour une ronde habituelle, et sur le chemin, ils n'avaient croisé personne.

« Expliquez-moi ! la somma le Paladin.

— Vous qui avez déjà affronté des Nattväsen, à quel point sont-ils intelligents ?

— Plus qu'on ne le pense. »

Fulbert se risqua à un coup d'œil de l'autre côté, vers les maisons de brique et de broc empilées comme des colis dans un bureau de poste. Tous les habitants de ces quartiers mal lotis n'avaient pas de bougies à brûler, et ils attendaient sans doute, volets fermés, que la lumière revienne. Le pouvoir de Sysade ne lui épargnait pas l'épuisement d'une bataille aussi brève que féroce, et ses épaules étaient basses, alourdies.

« Les Nattväsen ont une hiérarchie. Tout en bas de l'échelle viennent les Nocturnes, l'équivalent de petits animaux, puis les Nuels, les grands animaux, puis les Creux, les humains. Enfin, au sommet...

— Commandante ! »

Une femme surgit entre deux auras faméliques des luminaires. Fulbert tendit la main dans sa direction, et une lame de cristal se forma au-dessus de son bras.

« Akster ? Qu'est-ce que vous faites ici ? Je vous avais dit de faire un rapport... »

La soldate dansa sur ses deux pieds, mal à l'aise. Les ferronneries des lampadaires projetaient autour d'elle des entrelacs envoûtants, et leur lumière tremblotante donnait à son pourpoint safran une teinte verdâtre.

« Je devais vous voir.

— Comment êtes-vous arrivée ici ? dit Fulbert d'un air menaçant.

— Je vous ai suivis. »

La commandante leva la main en signe d'apaisement.

« Arrêtez, Fulbert, c'est mon aide, je la reconnais.

— Comment vous appelez-vous ? ajouta le Paladin.

— Elle se nomme Dirkje Akster, dit Lauwer.

— Non. Vous la nommez Akster. Je veux savoir comment elle se nomme, elle-même. Dites-moi ! »

Elle recula d'un pas, terrifiée, et se raccrocha au lampadaire.

« S'il vous plaît, ne criez pas...

— Votre nom, par les cent mille écailles ! Donnez-moi votre nom !

— Pourquoi ne me faites-vous pas confiance ? murmura-t-elle d'une voix étouffée.

— Je fais confiance à la commandante. Pas à vous. »

Akster émit un regard implorant vers sa supérieure.

« J'ai besoin de vous parler, commandante, insista-t-elle. C'est important. Ce... cet homme me fait peur.

— Nous sommes tous à cran, jugea Lauwer. Fulbert, baissez votre arme.

— Je regrette. »

Le Paladin dégaina un couteau à lame courte, rangé à sa ceinture ; il recouvrit sa poignée de cristal et l'arme s'envola à ses côtés comme un drone personnel, s'ajoutant à son épée. Le visage d'Akster se décomposa.

« Il va me tuer !

— Les Changeants, qui sont issus des Ases anéantis par le dragon de cristal, ne savent pas bien mentir. Le jeu est simple, mais vous ne pouvez pas gagner : dites-moi que vous n'êtes pas un Changeant.

— C'est ridicule... vous êtes fou !

— J'ai déjà vécu cette scène. »

La lame de cristal partit comme une flèche. Akster sauta à un mètre du sol, agrippée au lampadaire, pour éviter le coup. L'épée siffla dans l'ombre, changea de trajectoire, et revint sous forme de faux oblique, qui percuta la femme suspendue. Elle trancha son bras et découpa le lampadaire, dont le sommet tomba en arrière, dans le Ravin.

Akster tomba ventre à terre en se tenant l'épaule. Interloquée, Lauwer constata qu'elle ne perdait pas la moindre goutte de sang. Des coutures sur son dos se mirent à craquer, puis la peau fine de la mue du Changeant se déchira, et les pattes fines de la créature vinrent à en émerger.

Le poignard d'argent s'écrasa dans son dos, à mi-hauteur. La pointe heurta le pavé avec un tintement métallique. La forme du Changeant s'affaissa et commença à se dissoudre.

Fulbert allait remarquer que c'était une piètre tentative. Mais l'air s'était déjà empli de menace, et il comprit sans doute, comme Lauwer, qu'ils avaient surtout gagné leur attention.

Un grouillement de Nocturnes remontait des étages inférieurs jusque sur le pont, comme une inondation qui évitait soigneusement l'aura des lampadaires. Des Creux grimpaient le parapet, leur écorce grattant contre la pierre, et derrière eux, marchaient des dizaines de copies hagardes de Dirkje Akster.

Ils remontaient du Ravin. La ville était indéfendable.

« Nous sommes encerclés, constata Fulbert. Mais nous pouvons encore fuir.

— Pour aller où ? Ils sont déjà partout. »

Lauwer laissa tomber son fusil, inutile à si courte portée, et dégaina son épée. Les autres Gardes l'imitèrent.

« Est-ce que vous pouvez vous occuper des Changeants ?

— Je peux essayer. Mais méfiez-vous des autres... de tous les autres. »

Les Nocturnes montaient sur les lampadaires et se sacrifiaient en grignotant leurs fils et leurs ampoules. Ces écureuils grotesques, aux dents hypertrophiées, tombaient en piaillant tels des mouches électrocutées, et se consumaient comme du papier. La lumière se resserra sur eux. Fulbert colla du cristal à ses semelles et à ses poings et s'envola de quelques centimètres.

« Si vous survivez, vous direz à Malvina... »

Il hésita.

« Vous direz... rien du tout, et ce testament ambigu sera ma vengeance mesquine d'avoir été expédié sans état d'âme dans un tel enfer, alors que j'ai toujours bien insisté sur le fait que j'étais le plus mauvais Paladin en exercice. »

Fulbert s'envola vers les Changeants. Ils le rejoignirent au-dessus du pont sous diverses formes ; Anastase de Hermegen, Morgane, Mû, Malvina, et parfois un hybride dissonant entre les quatre. Les derniers lampadaires s'éteignirent. La lumière, tantôt flamme des flambeaux tombés à terre, tantôt éclair bleuté des cristaux de Sysade, ne leur parvenait plus que par à-coups, comme si c'était le monde qui s'éteignait. Ils en avaient tout juste assez pour se battre, chacun seul dans sa bulle, seul face aux griffes des Creux qui fendaient l'air, face à la marée de petits Nocturnes qui sautaient pour s'agripper à leurs chevilles, et mâchonner leurs bottes.

Pendant ces instants, Lauwer eut la terrible sensation d'être seule au monde.

Elle para des griffes menaçantes, dégaina une dague de la main gauche et l'enfonça dans le bras d'un Creux, faisant éclater son écorce. Elle creusa jusqu'à ce que le bras se détache ; une griffe se planta dans sa chaussure, entre deux doigts de pied.

Un mugissement retentit à moins d'un mètre d'elle ; son haleine de pétrichor et de mousse fraîche n'avait rien de désagréable. Elle fracassa ce qui devait être une tête, et dans un nouveau clignotement de lumière, vit des voiles se détacher et s'envoler dans le néant.

Ils allaient mourir. Ils allaient disparaître. Heureusement, ils n'avaient pas le temps d'y penser.

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