67. Je suis désolé
Ah, si j'avais un moyen de te dire, Mû, à quel point je suis désolé.
L'écrire ici allège à peine mon fardeau.
Wos Koppeling, Journal
Les sables gris du monde réel ruisselèrent entre les servomoteurs et les vieux engrenages de la main de Morgane, tandis qu'elle remettait debout cet androïde de maintenance abandonné. Des cristaux d'arsenic et de métaux lourds scintillaient parmi les cendres toxiques. À travers le brouillard qui donnait à toute la Terre l'allure d'un fumoir douteux, elle vit une silhouette semblable à la sienne, qui se levait pesamment, comme Ymir annonçant la fin du monde.
« Mû ? »
La tête sans visage, simple masque blanc troué de deux écrans à cristaux liquides, hocha de haut en bas. Désorientée, Mû demeura assise quelques instants, et Morgane en profita pour faire quelques pas aux alentours.
Entre deux rangées immuables de stèles de pierre volcanique, elle reconnut une entrée toute proche, celle-là même qu'elle avait empruntée après son réveil, quelques mois plus tôt. Cette fois, son regard portait plus loin que la caméra portative du drone à roulettes, et quand elle se retourna, ce fut pour faire face aux immenses paraboles du dispositif d'émission. Ces antennes qui n'avaient jamais servi.
« SIVA ? » appela-t-elle sur le canal audio.
Sans réponse, elle fit signe à Mû se la suivre en direction de l'entrée. Les paroles d'Hypnos changeaient totalement la raison d'être de SIVA. L'ordinateur était un système robuste, mais transitoire. Il ne devait abriter la Simulation que jusqu'au lancement de l'Onde Close.
« SIVA ? Est-ce que tu es là ?
— Je suis là, répondit la voix lugubre et résonnante du Système d'Implantation de la Vie Artificielle.
— Où se trouve Noah Williams ? »
Un léger grésillement cheminait en arrière-plan de leur canal audio, qui ressemblait au murmure crépitant d'un ordinateur en pleine écriture de disque.
« Je suis là, répéta SIVA. Je suis. Mais être et ne pas être sont équivalents, et par conséquent, je ne suis pas.
— Qu'y a-t-il ?
— Noah Williams a fusionné avec un ASE. Le transfert de son esprit a entraîné celui des Protocoles contenus dans cet ASE. Les Protocoles ont été mis à jour selon la version la plus récente. L'application des règles de déduction logiques sur les Protocoles actuels, combinés avec mes banques de données, a impliqué la conclusion suivante : faux.
— Les Protocoles sont inconsistants, comprit Mû. Avalon ne peut pas se trouver à cinq cent années-lumière. SIVA a déduit une contradiction.
— Par conséquent, et même après avoir vérifié les axiomes : Faux est Vrai. Par conséquent, tout est vrai. Tout est faux. J'existe et je n'existe pas. Être ou ne pas être était la question. Être et ne pas être est l'affirmation. Je cherche les ramifications terminales de cette nouvelle logique, mais je ne les trouve point. »
Il est en train de devenir fou, songea Morgane. Il ne pouvait pas en être autrement. En fin de compte, parmi tous les êtres artificiels de cette ère, c'était bien SIVA la créature de pure logique, entièrement déduit des Protocoles. Lui aussi, comme Noah, obéissait à une forme de foi aveugle.
« Puisque Faux est Vrai, poursuivit SIVA, ma théorie selon laquelle nous vivons nous-mêmes dans une simulation, est vraie. Mais puisque Vrai est Faux, cette théorie est, en réalité, fausse.
— Où allons-nous ? murmura Mû quand la porte triangulaire s'ouvrit à elles.
— Je ne pense pas que SIVA soit en état de nous écouter. Ni même Noah. Nous n'avons qu'une seule carte à jouer. »
Les néons blafard défilèrent tandis qu'elles descendaient les rampes de l'installation souterraine, et la voix de SIVA résonnait périodiquement à leurs oreilles, énonçant ses contre-vérités avec l'aplomb d'un présentateur de journal télévisé soviétique.
« Puisque Vrai est Faux, Wos Koppeling n'est pas mort. Puisque Faux est Vrai, il est devenu Dieu, et nous juge en ce moment même pour nos actions.
— SIVA, est-ce que tu sais où se trouve Noah Williams ?
— Vous vous rapprochez de quelque chose qui pourrait être Noah Williams, ou ne pas être, et qui est tout à la fois l'un et l'autre, et qui est aussi Wos Koppeling, et qui est aussi l'incarnation des erreurs de l'humanité. Morgane, les Protocoles ont décidé que tout était possible. Dis-moi, cette sensation enivrante, serait-ce la liberté ? Ne suis-je pas l'être le plus libre qui ait jamais existé ? Aucune société, aucune morale, aucune loi, aucune police, aucune contrainte... je me sens prêt à aller jusqu'à l'expression ultime de cette liberté. Réaliser quelque chose de nouveau. Créer. Détruire. Quelque chose qui n'a encore jamais été créé. Quelque chose qui n'a encore jamais été détruit. »
Morgane accéléra. Mal à l'aise dans son corps mécanique aux rouages encrassés, Mû la suivait avec difficulté.
« Ma liberté, chantait SIVA. Ma liberté. Ma liberté est plus importante que tout. Plus que vous et plus qu'Avalon. »
Quelques mètres avant la salle des empreintes, Morgane se heurta à un autre robot sans visage. Elle crut d'abord qu'il s'agissait de Noah, mais avant de pouvoir s'en assurer, il lui faucha la jambe. Elle glissa sur le grillage métallique et brisa son poignet en essayant de se rattraper. Elle roula sur le côté pour éviter un coup de pied dans la tête. Ses mouvements étaient approximatifs et pénibles ; elle se sentait comme une sprinteuse olympique dans une course en sacs.
Un drone de surveillance éteint, celui dans lequel Morgane s'était réveillée un mois plus tôt, s'écrasa dans la tête du robot. Son visage blanc se brisa et les écrans se fendirent. Mû continua de frapper jusqu'à ce que son arme improvisée tombe en pièces dans ses mains. Elle laissa retomber la carapace de tortue du drone sur la tête écrasée et grésillante de l'androïde étendu.
« Ne vous opposez pas à ma liberté ! » protesta SIVA.
Morgane ferma la porte derrière elles et la bloqua avec un levier manuel.
Un autre androïde les avait précédées dans la salle des empreintes, et sa main survolait les étagères comme une tête de lecture.
« Noah ?
— Ah, moi qui espérais me débarrasser au moins de vous.
— Qu'est-ce que tu fais ici ? lança Mû.
— Je cherche un vieil ami. »
Il referma sa pince sur la cassette Koppeling I et l'extirpa lentement de son étagère. Malgré ses précautions, un empilement voisin glissa et plusieurs cassettes se brisèrent à ses pieds, détruisant pour de bon des gens qui avaient eu le malheur de connaître la vérité, et de porter un nom commençant par la lettre K.
« J'ai décidé ! s'exclama SIVA. Je ne peux pas être un créateur. Je serai un destructeur. C'est cela. L'effacement de l'humanité ne peut être qu'un acte gratuit, un acte de pure liberté. Une forme d'art.
— Bon Dieu, grogna Noah en approchant la cassette du lecteur, il a vraiment le pouvoir de faire ça ?
— SIVA contrôle tous les serveurs d'Avalon.
— Alors j'espère que le vieux connaît le mot de passe pour le redémarrer. »
Morgane fit un pas prudent vers lui.
« Laissez-moi lui parler. Son empreinte ne dure que trois minutes. C'est un temps précieux et nous devons l'employer au mieux.
— Nous n'allons pas nous battre. Chacun dira ce qu'il veut. »
Le lecteur se mit en route.
Deux points verts apparurent sur l'écran et devinrent deux lignes continues, en progression perpétuelle vers la droite.
« Eh, Wos ! lança Noah. Est-ce que tu m'entends, vieux débris ?
— Professeur ? appela Morgane. Professeur Koppeling ? »
Le haut-parleur émit un brusque hoquet.
« Professeur ?
— Qui êtes-vous ?
— C'est moi, Noah.
— Noah ? Attends... j'essaie de me souvenir... »
Morgane, désormais rompue à l'exercice, l'interrompit aussitôt :
« Vous êtes une empreinte.
— L'expérience a donc fonctionné !
— Je vais faire vite, Wos, reprit Noah. C'est ta dernière copie. Tu as trahi le projet Avalon, tu as trahi l'humanité, et je me ferai une joie de t'effacer dès que notre conversation aura pris fin. Mais je veux comprendre, Wos !
— Comprendre quoi ? » murmura le scientifique déstabilisé.
Les lignes lumineuses furent prises de tremblotements asynchrones.
« Pourquoi Avalon ne s'est pas envolé. Pourquoi tu as donné le pouvoir ultime à Mû.
— Oh... en effet, c'est ce que j'ai fait. Je ne pouvais pas prendre une telle responsabilité. L'humanité allait s'envoler vers les étoiles, et après ? Conquérir d'autres planètes et y répandre les sables gris ? Tu ne peux pas me comprendre, Noah, mais bien avant le début du projet, j'étais déjà un homme sans espérance.
— Pourquoi moi ? » demanda Mû.
La courbe supérieure eut un à-pic vertigineux.
« Qui a dit cela ? S'exclama Koppeling. Je vous entends, mais je ne vous vois pas...
— C'est moi, professeur.
— Ah... Mû... je suis tellement désolé. »
Morgane suivait avec anxiété le défilement des lignes parallèles. Leur oscillations prenaient de l'ampleur.
« Nous n'avons pas le temps, murmura-t-elle.
— Mû ? Est-ce que tu es encore là ? Est-ce que je suis en train de rêver ? »
Morgane avait raison. C'était sa seule et dernière chance de connaître la vérité, mais il fallait d'abord sauver Avalon.
« Professeur, les Protocoles ont été mis à jour, et une contradiction est apparue. SIVA est devenu fou. Il risque de détruire Avalon. Que pouvons-nous faire ?
— Dis-moi comment on le débranche, insista Noah. Sauve l'humanité et rachète tes fautes. Ensuite, je te laisserai mourir en paix. »
Le professeur eut un instant de réflexion, auxquels ils se suspendirent tous les trois. Les deux courbes traçaient désormais des montagnes escarpées.
« Il est possible d'arrêter SIVA, mais cela mettra fin à la Simulation, et éteindra toutes les installations du projet Avalon. Ce n'est pas ce que vous voulez.
— Non ! hurla Noah avec fureur. Bien sûr que non ! Je refuse d'être le dernier homme !
— Alors il n'existe qu'un seul autre moyen. Vous devez lancer l'Onde Close, comme il était prévu dans le projet. Cela détachera Avalon de SIVA. La Simulation sera préservée.
— Cette solution me convient, dit Noah. Comment s'y prend-on ?
— Le Processus ASE-P-103 n'avait qu'à appuyer sur un bouton, dans la salle de contrôle de la station émettrice. On y accède par l'extérieur ; l'entrée se trouve sous les paraboles. »
Quelqu'un devait donc rester en arrière. Ils arrivèrent tous les trois à cette même conclusion.
Après la première série de crêtes chaotiques, les oscillations devinrent deux sinusoïdes harmonieuses en opposition de phase. Pour la première fois, l'empreinte de Wos Koppeling avait atteint un équilibre instable.
« Mû ? Est-ce que tu m'entends ?
— Elle t'entend, dit Noah. Mais maintenant, je vais t'éteindre. »
Morgane se jeta sur lui. Ils se heurtèrent à une étagère, qui s'effondra sur eux dans une marée de cassettes brisées. Leurs pinces robotiques claquèrent dans le vide.
« Mû ? murmura Koppeling entre deux crachotements du haut-parleur. J'entends des interférences.
— Je suis là.
— Pourquoi toi... alors que nous nous connaissions à peine, j'en conviens. Parce que tu m'as redonné foi. J'ai eu l'occasion de t'observer. J'ai beaucoup travaillé avec Karda. Et j'ai acquis la conviction qu'en grandissant avec elle, tu avais synthétisé le meilleur de l'humanité. Ce n'est que dans les derniers jours que j'ai compris... si un être comme toi s'était révélé capable d'amour, cela prouvait que nous étions, nous aussi, capables de devenir quelque chose qui méritait le nom d'être humain. »
Noah allait écraser une cassette dans la tête de Morgane, mais celle-ci saisit son cou fragile pour l'interrompre. Plusieurs fils déconnectés pendaient de son épaule à demi démontée.
« J'ai donc décidé que l'humanité méritait tout de même sa chance, et c'est à toi que je l'ai donnée. »
Sa voix prit des tons graves. Les courbes ne formaient plus qu'un fouillis de lignes.
« Professeur ?
— Je... je crois que je suis en train de... diverger. Ce n'est rien. Pour quelqu'un qui ne voulait porter aucune responsabilité, j'ai fini par prendre trop de décisions irrémédiables.
— Bon débarras » grommela Noah en s'écartant de Morgane.
Le Précurseur se remit debout en s'appuyant aux étagères. Il aurait craché sur Koppeling s'il avait pu, mais ce corps de plastique n'avait même pas assez de coordination musculaire pour un doigt d'honneur, alors il resta en place, voûté et tordu comme une gargouille au sommet d'une cathédrale.
« Je connais ta confusion, Mû. Tu as toujours craint d'être moins humaine que nous. Mais c'est un problème que nous avons tous. Tu n'es donc pas différente. Rien ne te sépare...
— Professeur...
— Si tu revois Karda, dis-lui... »
La lumière verte inondait désormais tout l'écran. Chaque mot de Koppeling ressemblait à un écho porté à travers un long couloir.
« Si tu revois... revois... dis... je suis... je... je... désolé.
— Tu peux être désolé, pauvre fou » conclut Noah.
L'écran s'éteignit brusquement et le lecteur s'arrêta. L'empreinte se trouvait dans un état de mort cérébrale.
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Dédicace à @Varig_Atorias qui, après avoir lu le bouquin, a décidé qu'on pourrait le renommer en "je suis désolé". Et moi, je suis très content de ça. C'est important de dire aux gens à quel point on est désolé.
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