64. Karda


Il fait sombre, si sombre, dans les entrailles de la Terre ; nous sommes devenus des animaux nocturnes.

Wos Koppeling, Journal


Assise dans un des fauteuils, Morgane tâtait ses épaules endolories. Par miracle, elle n'avait aucune fracture. En face d'elle, Anastase méditait d'un air soucieux, sa canne posée sur ses genoux. Mû et Malvina se tenaient debout devant la vitre brisée, suivant du regard les panaches de fumée qui montaient de la muraille, l'oreille attentive aux coups de feu qui retentissaient toujours par vagues aléatoires.

C'est à ce moment que le soleil disparut.

Le ciel d'Istrecht avait été remplacé par un drap noir, et les quatre occupants de la pièce se retrouvèrent seuls un bref instant, cernés par une nuit insondable. Mû claqua des doigts et les cristaux de Sysade arrachés aux vitraux s'illuminèrent ; ils flottaient tout près du plafond, tels des étoiles de substitution.

« Quelqu'un a accédé aux paramètres d'environnement, constata-t-elle. Ce doit être Noah. Ce devrait être impossible sans les privilèges de Super-Administrateur, mais il a dû passer outre.

— À moins que Karda ne se soit décidée à l'aider » souligna Morgane.

Durant quelques secondes, la ville d'Istrecht fut renvoyée au néant, et la tour du Sablier demeura leur seule réalité ; leurs yeux ne pouvaient percer les ténèbres. Puis d'infimes lumières retracèrent ses contours approximatifs ; on allumait des bougies aux fenêtres, des lampe-tempêtes et des flambeaux à l'extérieur. Les coups de feu avaient cessé du côté de la muraille ; l'armée impériale prenait peut-être enfin conscience qu'elle avait été trahie et abandonnée.

La lumière des cristaux teignait le visage de Mû dans un mauve étrange, et la robe de Malvina d'un gris affligeant.

« Dans quel but ? dit la vice-reine d'une voix assourdie par l'inquiétude.

— C'est une diversion, dit Mû. Il veut utiliser les Nattväsen.

— On n'en trouve pas par ici » protesta la vice-reine.

L'extraterrestre fit non de la tête.

« On en trouve partout où l'ombre est aussi dense et vaste.

— Qu'est-ce que tu peux faire ?

— Je dois d'abord récupérer mes pouvoirs. »

Une intense lumière traversa l'autre vitre, et ils crurent que le soleil était revenu ; mais c'était la boule de feu du dirigeable impérial, qui s'écrasait sur le côté Nord du Ravin. Elle se déversa sur son plateau comme un aigle de feu à l'atterrissage, qui replia brutalement ses ailes – et s'évanouit aussitôt en minces fragments rougissants.

« Qu'y a-t-il là-bas ? » demanda Mû.

La vice-reine estima la distance, ce qui était difficile dans cette obscurité implacable.

« Le Temple de la Dernière Marche, conclut-elle.

— Une Interface ?

— Peut-être. Il y a une porte que seuls les Sysades peuvent ouvrir. »

Mû leva la main et les cristaux commencèrent à se rassembler autour d'elle.

« C'est ça qu'il veut. Se connecter à SIVA au moyen de l'Interface. Je dois l'en empêcher.

— Je peux t'aider, dit Morgane. Je connais SIVA. Je connais ce système.

— Tu m'accompagnes ? Ça me va. »

La jeune femme fit un geste de la main, et des cristaux s'accrochèrent aux bras et aux jambes de Morgane. L'Ase se dit qu'elle avait peut-être parlé un peu trop vite, mais elle n'eut pas le temps de regretter sa proposition. Le parquet et ses vagues reflets bleus s'éloignèrent aussitôt comme si quelqu'un tirait un tapis sous ses pieds. Sa seule consolation était de nager dans une obscurité si profonde que le vertige qu'elle aurait ressenti face au Grand Ravin se muait en une vague sensation désagréable, une sorte de mal des transports.

Les tours d'Istrecht et les reliefs du dirigeable écrasé n'étaient suggérés que par quelques étincelles rougeâtres, bientôt éclipsées par une unique lumière tangible, une lueur cyan si éclatante que Morgane crut rêver.

Ils rencontrèrent cette étoile à mi-chemin, au centre de cet univers sans limite, déformé par l'absence de toute autre lueur.

Mû s'arrêta brusquement et Morgane ressentit un choc dans les attaches cristallines de ses membres. C'était Karda qui leur faisait face. Loin d'en faire une litanie d'aplats bleuâtres, la lumière des cristaux qui orbitaient autour d'elle comme une ceinture d'astéroïdes sublimait la clarté de ses vêtements, de ses cheveux, de son visage.

« Je me demandais où tu étais, avoua-t-elle.

— Moi aussi.

— Je suis désolée.

— Moi aussi... »

Elle se laissa dériver vers Mû. Leurs mains se frôlèrent à peine, et la lumière qui entourait Karda se mit aussitôt à décroître. Elle lui avait rendu le statut de Super-Administratrice.

« Je pensais que j'avais la force de m'opposer à Noah. De le tuer. De l'enfermer pour toujours. J'ai eu l'orgueil de croire que c'était moi qui t'avais protégée, que c'était mon rôle, mon devoir. J'ai même cru que je pourrais faire un meilleur usage que toi de ce pouvoir. Mais en fin de compte, il n'y a que toi qui peux sauver ce monde. »

Elles auraient sans doute voulu parler beaucoup plus longtemps, mais cette ombre oppressive, d'une insoutenable gravité, écrasait toutes les paroles, toutes les pensées, en quelques mots brefs.

« Je pensais te connaître, dit Mû en la dépassant, attirant Morgane dans son sillage. Mais je me trompais.

— Je sais. Je ne suis plus digne de ta confiance.

— Non... je ne te connaissais pas encore. Maintenant, je te comprends mieux. »

Alors que l'ombre entre elles s'élargissait, elle jeta cette dernière phrase en arrière, à moitié pour Karda, à moitié pour Morgane, ou peut-être pour personne.

« Maintenant, je sais ce que tu ressens. »

La Précurseure disparut et devint un point fixe situé à une distance arbitraire. Morgane sentit qu'elles prenaient de la vitesse ; le vent secouait ses cheveux avec fureur. Son intuition l'avertit que le sol s'approchait à toute allure.

« Mû ? »

Les yeux plissés, cette dernière fixait les débris du dirigeable, qui lui donnaient la direction à suivre. Quelques poutres léchées par des flammes rougissantes, éparpillées en cercle, plantées telles des croix dans la terre, et dont les étincelles chutaient sur des brins d'herbe innocents.

Mû freina jusqu'à les immobiliser au milieu des ruines, qu'elle suivit du regard avec attention. Elle avait toujours été une observatrice méticuleuse. C'était dans sa nature, et son seul moyen de compenser son manque de perspicacité humaine, d'intuition sociale.

Les cristaux s'arrachèrent des bras de Morgane et elle retrouva le sol avec bonheur.

« Il n'est pas ici, dit Mû. Il est déjà descendu au temple. »

Elle avait repéré des traces de pas, faites de cendre, qui suivaient un ancien chemin de pierraille, en direction des profondeurs abstraites du Ravin.

« Est-ce que tu vas bien ? tenta Morgane.

— Non. »

Elle s'était assombrie, et les reflets rouges sur son visage semblaient remonter jusque dans son regard, comme si l'incendie avait pris parmi ses pensées autrefois si bien ordonnées.

« Ma vie sur Terre a été une formation, une enfance. J'ai grandi au même rythme que Karda. Elle a toujours été une sorte de modèle pour moi. Mais depuis que je suis entrée sur Avalon, j'ai passé cinq siècles à dormir, et je n'ai pas changé. Je n'ai rien appris. J'ai l'impression d'avoir rencontré un mur. Je ne pourrai peut-être jamais être humaine. »

Mû fit une moue et continua de marcher en direction de la frontière incertaine du Ravin.

« Quelle est ta relation avec Karda ? demanda timidement Morgane.

— Une illusion qui a grandi trop vite. Mais je ne peux pas renoncer à elle. Sans Karda, je ne suis rien d'autre que le Dragon de Cristal, l'être à qui Koppeling a donné le pouvoir de détruire le monde par sa seule présence.

— Est-ce que tu...

— Nous y sommes » dit Mû sèchement.

Au vu des premières marches de l'escalier qui descendait le long de la falaise, Morgane constata une fois de plus que l'obscurité ambiante avait du bon pour lutter contre le vertige. Après mille ans de vent, de pluie et de pèlerins du Paladinat, elles s'étaient déformées comme une échine ondulante. Lumière en main, Mû avança en tête, et Morgane se força à la suivre de près pour ne pas rater un seul pas.

« Noah ne doit pas se connecter à l'Interface. Mais s'il y parvient, nous devrons peut-être parlementer avec SIVA – peut-être lutter contre lui. Tu es celle qui le connais le mieux.

— Je suis prête, assura Morgane. Je veux défendre Avalon.

— Oui, tu fais une bien meilleure défenseure que moi. »

L'Ase était si concentrée sur sa descente qu'elle manqua de trébucher en rencontrant la dernière marche. Son pied se posa sur une esplanade rectiligne, faite des mêmes pierres que les arches d'Istrecht et le mur de Vlaardburg, qui se poursuivait à l'intérieur de la falaise en une immense chambre troglodyte.

Mû éparpilla une nuée de cristaux sur le plafond rocheux, faisant surgir de l'ombre des stalactites semblables aux dents de Léviathan. Deux colonnades taillées dans la pierre, une sorte de grès rougeâtre strié de rainures brunes, encadrèrent leur avancée telles des processions solennelles. Enfin, elles atteignirent le vestige des Précurseurs, un mur monolithique de dix mètres de haut, couvert d'inscriptions dans le langage de Mû.

On pouvait aisément se méprendre, à chercher du sens dans ces glyphes ; car tant qu'on n'en avait pas percé la logique, ces frises interminables ressemblaient à des foules de petits bonhommes dansants. Mais une fois déchiffré, ce code céleste n'admettait aucune ambiguïté. Rien ne s'approchait plus d'une langue universelle, ce pourquoi les terriens l'avaient employée pour les monolithes plantés à la surface de leur planète abandonnée.

Mais Mû les contemplait désormais avec égarement, comme une langue étrangère ; comme si en s'efforçant d'être humaine, elle avait perdu les notions les plus fondamentales de son idiome originel.

« Te voilà enfin. »

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