62. Les défenseurs


Chaque jour, je me remets à l'ouvrage, et chaque jour, il y a encore plus à faire que le jour précédent. Nous ne terminerons jamais. Si nous y parvenons, ce sera un miracle.

Mais la tâche est plus ardue encore pour moi, qui suis Pénélope ; je dois non seulement achever le projet, mais aussi, le saboter.

Wos Koppeling, Journal


Tirer. Se remettre à l'abri. Recharger. Se relever. Tirer. Se remettre à l'abri. Recharger.

Depuis quelques minutes, la commandante Ineke Lauwer était devenue une machine, une horloge dont le tic-tac était un coup de feu toutes les dix secondes. Les impériaux n'avaient pas atteint la muraille, mais le vent poussait sur eux des bouillons de fumée et de poussière, et il était impossible de dire précisément jusqu'où ils avaient avancé. Lauwer aurait pu aussi bien tirer dans le vide pour effrayer les pigeons.

Une munition roula à ses pieds. En la ramassant, elle remarqua que son aide, Akster, était recroquevillée à l'abri des créneaux, les poings crispés, tremblante. Elle ne faisait pas le moindre mouvement. Lauwer crut qu'elle avait été touchée et se traîna jusqu'à elle.

Quand sa main se posa sur son bras, Akster tressaillit.

« Qu'est-ce qu'il y a ?

— Je suis désolée, commandante. Je suis désolée... »

Elle avait des gouttes de sang sur le visage, et juste derrière elle, un homme abattu était étendu en travers du chemin de ronde. Il était mort sous ses yeux et ce n'était pas beau à voir.

« Excusez-moi, murmura Akster en cherchant du regard le fusil qu'elle avait laissé tomber. Je vais bien. Je reprends mon travail.

— Non. Vous n'êtes pas en état. Nous ne manquons pas de personnel. Je veux que vous descendiez de la muraille. »

Son yeux s'écarquillèrent.

« Mais je dois rester pour me battre, plaida-t-elle. Vous n'avez plus besoin de moi ?

— Descendez. C'est un ordre. Disons... allez faire un rapport au lieutenant Tilburg, et dites-lui de nous ramener toutes les munitions dont il dispose. C'est compris ?

— Compris, commandante. »

Akster allait se lever pour saluer et Lauwer l'en empêcha d'un geste sec. Avec un air penaud, la garde se glissa vers une échelle, oubliant pêle-mêle son arme et le corps étalé plus loin. C'était le seul mort sur le chemin de ronde. Plus bas, les gardes avaient commencé à combler les deux brèches dans la muraille au moyen de divers obstacles, empilements de pierres et de brique, poutres et caisses de bois.

La commandante constata que les éclats de pierre avaient cessé de sauter sur les créneaux.

« Cessez le feu ! ordonna-t-elle. Et faites-moi un rapport sur la situation. Est-ce que quelqu'un sait où ils sont ? »

Le crépitement des fusils s'interrompit, et pendant un instant, les gardes d'Istrecht penchèrent des regards inquiets hors de leurs cachettes.

Un galop se rapprochait d'eux, et quand la fumée s'écarta enfin, ce fut pour révéler un Fulbert en armure de Paladin, qui agitait des bras en criant « ne tirez pas ». Une balle involontaire se heurta à l'écran cristallin qui le protégeait, et ce cri se mua en « arrêtez de tirer », suivi d'une sélection de jurons qui disparurent heureusement dans le vent et la poussière.

Le groupe de Paladins passa en trombe par la porte éclatée, piétinant une partie des sacs de sable installés par les Gardes. Fulbert sauta de cheval à la première occasion, et ledit cheval s'en rendit à peine compte, et continua de trottiner avec le reste du groupe en direction d'un repos bien mérité.

S'il avait un casque en partant, il l'avait perdu sur le chemin, et n'avait gagné en retour qu'une montagne de cendres grises prises dans ses cheveux blondinets comme les neiges du mont Fuji. Les Paladins étaient moins nombreux qu'à l'aller ; plusieurs ne tenaient en selle qu'en serrant les dents, et durent se faire aider pour descendre sans tomber.

« Commandante Lauwer ! »

Fulbert escalada l'échelle par laquelle Akster était descendue quelques minutes plus tôt. Il fit une grimace en voyant le cadavre à quelques mètres, déglutit, détourna les yeux et annonça fièrement à Lauwer que l'opération était un succès.

« Je sais. Ils ont arrêté de nous bombarder. Vous avez peut-être sauvé la ville.

— J'ai de quoi écrire une chanson qui restera dans les annales. Je la nommerai : « cent cavaliers ».

Cent cavaliers, qui surgissent hors de la nuit,

Courent vers l'aventure au galop.

Qui sont-ils ? Voyez donc ces sabres au clair !

Paladins ! Héros anonymes et solitaires,

Leur chevauchée furieuse écrase...

Ah, mais vous voulez peut-être un rapport plus détaillé. »

Sans doute secoué par le charisme de Fulbert, le vent décida de changer de camp une fois de plus, et repoussa les fumées hors des murs d'Istrecht. Lauwer vit alors de ses propres yeux ce que le Paladin s'apprêtait à lui annoncer. Alors que les pièces d'artillerie brûlaient encore au sommet des collines, toute l'infanterie de l'Austral s'était ruée derrière les Paladins, et montait vers la muraille en colonnes interminables.

« Vous pouvez nous aider à défendre ? demanda la commandante.

— Ma foi, une bonne partie de mes collègues tient encore debout.

— Je parle de vous. Est-ce que vous pouvez... je ne sais pas... nous aider à combler la muraille ? »

Le visage de Fulbert s'illumina.

« Bien sûr ! Il suffit que je retrouve mes pierres.

— Vous... vous les avez collées à votre armure.

— Ah, bien vu. »

Le Paladin gratta du dos de la main les agglomérats transparents qui recouvraient ses épaulières et ses avant-bras, semblables à des amas de sève solidifiée.

« Je n'ai jamais aussi bien compris mon père adoptif avec ses lunettes. Et dire que je me moquais de lui. La vie est ainsi faite, je suppose. Tout ce dont on se moque finit par nous retomber dessus. Il faut donc ne se moquer de rien. Ou de tout ? Deux choix possibles.

— Je descends avec vous, dit Lauwer. Pour voir si nous sommes prêts.

— Bien sûr. Vous permettez que je passe en premier. »

Fulbert fit un pas dans le vide et d'instinct, la commandante tendit le bras pour l'en empêcher. Mais il continua de marcher comme s'il descendait un escalier invisible. Des pierres de Sysade réduites à de simples lamelles étaient collées sous ses chaussures.

C'était une vision incongrue, guère moins absurde que si Fulbert avait lancé un lasso sur un nuage bourlingueur pour s'envoler. Elle se sentit un brin envieuse en descendant les barreaux de métal scellés dans la muraille, et c'était un sentiment qui l'insupportait.

« Vous allez voir, dit Fulbert, ce sera vite fait. »

Elle dit aux gardes de s'écarter. Le Paladin marcha au milieu des décombres du mur comme s'il faisait son marché ; il jaugea les dimensions de la porte éclatée, chercha du regard les tas de briques des effondrements les plus proches, où les Gardes avaient essayé de piocher pour édifier leur barricade.

Il lança en l'air sa pierre de Sysade revenue à une forme sphérique, vaguement liquide, et l'étala en un drap transparent, qu'il jeta sur un éboulement. Le filet se referma sur trois ou quatre cent kilogrammes de petite pierre et souleva ce poids sans effort.

« Je le mets par ici » proposa Fulbert.

Il déversa les gravats dans la dernière ouverture laissée libre, par laquelle les Paladins étaient justement rentrés. Et recommença plusieurs fois en sifflotant jusqu'à ce que l'obstacle s'élève à deux mètres de hauteur.

« Alors, certes, ce n'est pas aussi précis, élégant et distingué que les grandes œuvres des Précurseurs, mais considérant que je suis un novice dans le domaine, je trouve le résultat plutôt encourageant.

— Encourageant » répéta Lauwer, estomaquée.

Si les Paladins étaient respectés au Nord du continent, à Istrecht, il était courant de les moquer. On leur avait même interdit le séjour durant des années. Et Lauwer avait toujours ri de bon cœur aux plaisanteries qui circulaient dans la Garde. On disait que les Paladins, loin d'avoir fait vœu de chasteté, rassemblaient au contraire tous les célibataires irrémédiables d'Avalon, qui parcouraient le monde à la recherche d'une moitié avec une hâte désespérée.

Mais elle comprenait l'origine de ce malentendu.

La Lignée des Sysades à Istrecht s'était éteinte trois siècles plus tôt, et depuis lors, la ville avait perdu toute notion du rôle des Paladins.

Protégeaient-ils la Lignée ? Non, ils protégeaient Avalon de la Lignée. Ils s'assuraient que le pouvoir immense des Sysades restait caché et incompris. C'était une nécessité à l'équilibre du monde. Et les regards d'admiration, mais aussi d'intérêt, que Lauwer surprenait chez ses Gardes, lui rappelaient tout l'essentiel de ce secret.

« Et voilà, proclama Fulbert. Maintenant, je vais faire une pause.

— Ils seront là d'ici quelques minutes.

— Je vais faire, hum, une pause de quelques minutes. »

Les gardes postés sur la muraille reprirent le feu. Le martèlement de l'infanterie, qui frappait jusqu'à présent en toile de fond comme un métronome, devint une course confuse. Les mousquets crépitaient avec fureur pour permettre aux hommes d'avancer, ils balayaient le chemin de ronde au hasard, et manquaient presque toujours leur cible.

« Nous n'avons qu'à tenir jusqu'à ce qu'ils battent en retraite, dit le Paladin. Et de ce que j'ai vu, ce ne sont pas des hommes très motivés. Le voyage jusqu'ici les a épuisés. Ils pensaient gagner la bataille grâce à l'artillerie, et ne s'attendaient pas à devoir monter à l'assaut. C'est une charge désespérée. Les murs d'Istrecht ont résisté au vent durant des siècles. Ils vont se briser les dents. »

Lauwer hocha la tête.

« Je remonte. Il faut que je voie combien ils sont.

— C'est moi, où il fait plutôt sombre, tout à coup ? »

Un nuage passait au-dessus de leurs têtes. C'est du moins ce qu'ils se dirent tous ; mais l'obscurité continua de s'étendre. Et quand ils regardèrent, il n'y avait pas d'orage. Le soleil était en train de s'éteindre.

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