61. Embrasser le chaos


Je pensais au Moyen-âge et à la Renaissance. Mais à cette époque, les forêts d'Europe de l'Ouest ont quasiment disparu ; elles ne sont revenues que lorsque le charbon a remplacé le bois de chauffage, et que des sources d'énergie plus efficaces sont venues assurer le confort croissant des sociétés. J'ai eu beau critiquer le charbon, sans lui, toute l'Europe aurait été épluchée comme l'île de Pâques.

L'humanité a toujours été en déséquilibre. Est-ce la sédentarité ? le capitalisme ? La religion ? Peut-on l'expliquer d'une manière qui nous laisse un peu d'espoir pour le futur ? Je n'y suis pas parvenu.

Où qu'on envoie l'humain, et quelle qu'en soit la forme, ce que j'ai vu sur Terre recommencera.

Je suis donc arrivé à cette conclusion. Je me demande pourquoi je n'y avais pas pensé plus tôt. Tout me paraît désormais plus simple.

L'humanité ne doit pas atteindre les étoiles.

Wos Koppeling, Journal


La jeune femme avait fait quelques pas vers lui, bras écartés. Elle avait l'expression de quelqu'un qui n'arrive pas à se décider.

« Qui êtes-vous ? répéta-t-elle.

— Siegfried de l'Austral.

— Dites-moi, Siegfried, avez-vous parlé à Karda ? À Lennart ? À Noah ?

— Eh, que vous importe ?

— Je suis Mû. »

Siegfried lâcha l'épée. Il poussa sur le côté le Haut Paladin, qui se tenait la jambe en gémissant.

« Ah, je comprends mieux. Vous êtes bien placée pour savoir que les Protocoles finiront par être respectés.

— Noah s'est réveillé, n'est-ce pas ?

— En effet.

— Et Karda est de son côté ?

— Cela reste à voir. »

Le bombardement avait cessé, mais des coups de feu retentissaient désormais du côté de la muraille, en vagues aléatoires qui interrompaient une phrase sur deux.

« Allez-vous en, s'il vous plaît, dit Mû.

— Même si vous défendez Istrecht, Noah est invincible. À moins de détruire toutes les Interfaces, vous ne pourrez pas l'empêcher de contacter SIVA. Et quand ce sera fait, le monde d'Avalon recevra une mise à jour correctrice. Comme l'exigent les Protocoles, les Modèles seront effacés. Votre avenir n'a pas encore été décidé, mais il se trouve entre les mains de Noah. »

Mû leva les bras.

« Où sont vos pierres ? ricana Siegfried. Vous n'avez pas le pouvoir d'en former, et je crois que vos poches sont vides.

— J'ai la réponse à mes deux questions. Karda ne vous a pas rejoints. Noah s'apprête à contacter SIVA. La bataille d'Istrecht n'est qu'une distraction. La ville sera défendue. Et je dois trouver Noah avant qu'il ne soit trop tard. »

La jeune femme serra les poings.

« Messire, votre Majesté, mettez-vous à l'abri. »

Les figures multicolores projetées par les vitraux furent parcourues de changements subtils ; des taches de lumière se séparaient, se déplaçaient, disparaissaient. Les cristaux intégrés à l'ensemble s'arrachèrent de leur encadrement de plomb en traînes de fumée cyan. Ils se reformèrent autour de Mû en un cercle de stalactites acérées, suspendues à mi-hauteur.

Mû rassembla une poignée de cristaux et les étala en un bouclier rond d'un mètre de diamètre, qui fonça sur Siegfried et le percuta. Le chevalier fut catapulté et traversa la vitre dans une pluie d'éclats de verre, comme une averse de grêle multicolore. Flottant à l'extérieur dans sa double armure cristalline, il lança une série de lames sur Mû, qui traversèrent plusieurs mètres de vitraux, puis de mur. La dernière se planta dans les lambris du parquet à quelques pas à peine de la vice-reine, qui reprenait son souffle derrière un fauteuil.

Mû dévia les lames à l'aide de boucliers temporaires qui apparaissaient devant elle avant de se dissoudre en fumée. Elle maîtrisait parfaitement l'état gazeux des cristaux de Sysade, et Siegfried n'arrivait même pas à savoir quelle quantité flottait autour d'elle, dans cette traîne de brouillard iridescent.

Elle prit son élan et sauta à travers la vitre brisée pour le rejoindre à l'extérieur.

Mû avait été rétrogradée en simple Sysade, mais cela ne rendait pas leurs pouvoirs équivalents. Comme l'avait prophétisé le Haut Paladin, les interactions entre les habitants d'Avalon et leur monde dépassaient le choix binaire d'être, ou de ne pas être, Administrateur Système.

Elle emporta Siegfried dans une danse endiablée autour du Sablier.

Si le chevalier était encastré dans son armure de cristal, Mû était portée par un vent de cristaux vaporisés. C'était d'autant plus rageant pour lui de la voir stopper les lames de quelques gestes précis, parfois sans y penser, de les renvoyer vers lui, alors qu'elle était à découvert. Ses cheveux bouclés ondulaient dans le vent assombri par l'odeur de fumée qui rôdait sur Istrecht.

Les tours de la ville Sud défilèrent sous leurs pieds tandis qu'ils montaient les derniers étages du Sablier. Le chevalier Siegfried lança une tempête de lames sur Mû, qui fracassa un des grands cadrans dorés. Une cascade de sable se mit à dégouliner entre les aiguilles tordues, et des pièces de céramique peinte chutèrent cinquante mètres plus bas.

« Je ne vous veux pas de mal, dit Mû.

— C'est vrai. Pour se battre, il faut avoir la volonté de vaincre, de détruire ! Mais vous en êtes incapable. C'est pourquoi vous étiez indigne de ce pouvoir. C'est pourquoi Karda vous l'a enlevé.

— Où est-elle ? »

Le toit pointu du Sablier se terminait en une flèche surmontée d'une petite éolienne. Mû posa son pied en équilibre au sommet de la tour.

« Je n'en sais rien, dit Siegfried. Mais comme l'a dit Noah, elle finira bien par s'y faire. Ils sont les deux derniers humains. Adam et Ève. Noé et... et la femme de Noé.

— Il est fou.

— Tous les humains sont fous. Si vous ne l'avez pas encore compris, c'est que vous n'avez rien compris à l'humanité. Vous n'êtes qu'une pâle copie, une copie imparfaite, car trop parfaite : trop de logique, de mesure, de simplicité. Pour s'approcher de l'humanité, il faut embrasser le chaos. »

Siegfried leva les bras avec enthousiasme.

« De vous trois, de nous tous, de tous ceux qui vivent sur Avalon, Noah est le plus humain. Vous ne pouvez pas dire le contraire. Il est le pinacle de ces millénaires de civilisation, d'ignorance, de perversité, de cruauté, de grandiose et d'horreur, d'héroïsme et de tragique ! »

Des flots de cristaux traversèrent la tour, faisant sauter les engrenages hors des cadrans brisés. Le sommet du Sablier grinça piteusement. Le chevalier noir rassembla ses cristaux en un halo circulaire, vertical, qui semblait s'ouvrir comme une porte vers un nouveau monde.

« Noah n'est rien du tout, dit Mû. C'était un mauvais coordinateur qui a grimpé dans le projet Avalon à l'aide de ses relations, juste pour sauver sa peau. Il en avait entendu parler comme d'une entreprise de cryogénisation. Il croyait qu'il allait dormir cinq siècles et se réveiller sur un monde de nouveau vert, reconstruit par des robots, parmi les élus d'une seconde humanité privilégiée.

— N'est-ce pas ce qui est arrivé ? plastronna Siegfried. Noah a dormi cinq siècles, et le voilà de retour sur Avalon, et bientôt, Antarès, le monde qui lui est destiné. Vous souhaitez peut-être empêcher l'invasion pour protéger votre planète natale. Mais elle est inévitable. Noah et Karda seront la racine d'une nouvelle humanité... »

Rien ne pouvait faire plus de mal à Mû que d'imaginer cela. Elle détourna la tête, à la fois pour qu'il arrête de parler, et parce qu'une bulle grisâtre était apparue au coin de son champ de vision.

Loin à l'Est d'Istrecht, un dirigeable était en train de dépasser le Ravin.

L'Austral n'en possédait qu'une poignée, qui lui permettaient de faire des allers-retours à Avalon sans avoir à demander droit de passage à Istrecht. Mais il n'en avait mobilisé qu'un seul pour ce jour, qui se détournait totalement du conflit.

Que faisait-il ?

Siegfried ne lui laissa pas le temps de trancher. Son auréole bleutée éclata en une pluie de lames. Mû leva un brouillard dense où elles s'enfoncèrent quelques centimètres, avant de se dissoudre. Elle s'envola dans la direction du chevalier noir, étendit sa brume scintillante en un voile immense et presque invisible, et le referma autour de lui.

Ils étaient tous les deux prisonniers de la sphère ; le ciel et le soleil d'Istrecht flottaient derrière sa surface approximative. Siegfried s'agita, mais l'air autour de lui semblait s'être densifié en une mélasse infranchissable. Il frappa du poing, mais ces gestes ne faisaient que remuer cette matière inerte.

Atome par atome, l'armure de cristal se détachait.

« Je ne peux pas vous enlever le statut de Sysade. Mais je vais vous enlever vos cristaux. »

Il n'y avait rien de pire pour Siegfried. Être vaincu, passe encore, du moment que personne ne soit là pour le voir. Mais retomber d'un cran sur l'échelle du pouvoir ? Plutôt mourir ! Aussi luttait-il de toutes ses forces, aussi bien de ses bras que de son esprit, accroché vainement à cet espoir. Il se persuada qu'il pouvait encore renverser la balance, au dernier moment, ce serait même sa brillante stratégie.

Mais quand le dernier éclat de cristal se détacha de son armure, Siegfried n'avait pas contre-attaqué.

Mû le traîna sur plusieurs étages, enserré dans ses chaînes invisibles, et le laissa tomber à travers le vitrail de la salle de réunion. Morgane et Anastase suivirent avec circonspection les pointes de son armure rayer le parquet.

« Il a perdu » dit Mû en atterrissant à son tour.

Elle rassembla tous les cristaux en une sphère de la taille d'un ballon de football.

Le chevalier Siegfried se remit sur pied, chancelant. Son regard alla de l'un à l'autre.

« Veuillez vous rendre » ordonna le Haut Paladin.

Il poussa un rugissement et, au mépris de sa mission originelle, se rua bras tendus vers Anastase de Hermegen. Le Paladin ayant perdu son sabre, la seule chose qu'il lui restait en main était sa canne en bois. Il la planta en travers de son chemin. Siegfried trébucha lourdement. Et il trébuchait encore lorsqu'il atteignit le cadre du vitrail brisé, et que son inertie l'emporta à l'extérieur.

Il est probable que la dernière pensée de Siegfried fut qu'il avait été vaincu par le coup de canne d'un infirme. Et il est certain qu'il ne méritait rien de mieux.

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