60. Le chevalier noir

Noah cite beaucoup l'Art de la Guerre de Sun Tzu. Mais pour mettre en pratique ces enseignements millénaires, il ne lui manque qu'une seule chose : un ennemi à détruire.

Wos Koppeling, Journal


« Est-ce que tu vois quelque chose, Mû ?

— Les cavaliers sont montés sur les collines et ils attaquent les batteries. L'infanterie de l'Empire arrive pour les repousser, mais trop tard. Quelques-uns sont blessés et rebroussent chemin vers la muraille. »

Les colonnes de fumée s'étaient multipliées jusqu'à envahir tout le champ de bataille d'une purée grise, où ne perçaient que les rayons les plus puissants de l'aube.

« Je me demande où se trouve Karda, dit Morgane. Avec les pouvoirs qu'elle possède, elle pourrait faire de tous les soldats de l'Empire des Sysades et leur procurer une infinité d'outils. Même sans participer à la bataille, elle pourrait en changer le cours.

— Noah n'a aucun intérêt à multiplier les Sysades, rétorqua Mû. Puisqu'il veut faire disparaître les Modèles, il ne peut pas leur distribuer un tel pouvoir sans risquer qu'ils se retournent plus tard contre lui. »

La vice-reine pivota sur ses talons et regagna un fauteuil.

« J'ai envoyé toutes mes femmes et mes hommes se battre pour nous, mais je suis enfermée ici, et je ne peux rien faire. C'est enrageant.

— Est-ce que vous savez vous battre ? demanda Anastase.

— Non.

— Alors, en restant à l'abri, vous facilitez leur tâche, tout comme vos citoyens qui attendent dans leur cave. »

Malvina ne parut guère convaincue par ces paroles. Elle allait dire quelque chose lorsque Mû leur cria de se mettre à l'abri ; un projectile fonçait droit en direction du Sablier.

Le sommet de la tour trembla ; au fond de la pièce, une pendule décorative s'arrêta comme si elle retenait son souffle. Les documents officiels glissèrent de leurs tables et s'éparpillèrent sur le sol. Le Haut Paladin, qui avait perdu son équilibre, s'appuya contre le mur pour se remettre debout.

« Qu'est-ce que c'était ? demanda Morgane.

— Quelqu'un » dit Mû.

Anastase laissa tomber sa canne avec un grognement et dégaina son sabre. Morgane arma ses pistolets et les pointa sur la porte. Des cris retentirent de l'autre côté.

« Mettez-vous à l'abri, votre Majesté.

— J'aviserai » dit Malvina en s'emparant d'un coupe-papier.

Morgane et le Haut Paladin eurent le temps d'échanger un bref regard ; la serrure sauta dans un affreux grincement, la porte roula sur ses gonds et percuta le mur. Une immense machine noire à forme humaine, recouverte d'une sorte de gelée bleuâtre translucide, entra dans la salle de réunion. Le sommet de son casque rond à facettes, trop haut pour l'encadrement de la porte, traversa le mur en éjectant quelques briques.

« Écartez-vous » ordonna le chevalier Siegfried.

Une goutte de cristal se détacha de son bras et vint former une javeline dans sa main ; il visait Malvina, au bout de la pièce, qui le regardait avec fureur et défiance.

Pour toute réponse, Morgane fit feu ; les balles s'écrasèrent en petites fleurs métalliques sur la coque de cristal qui protégeait Siegfried. Le chevalier noir fit un bond vers elle, l'attrapa par le col et la jeta par la porte ouverte. Elle s'envola dans l'antichambre et s'écrasa contre un tableau.

« Je ne sais pas trop ce que vous espérez, dit-il à l'intention d'Anastase, campé en face de lui malgré la douleur dans sa jambe. Vous êtes un peu plus faible qu'à notre rencontre à Hermegen, et je suis beaucoup plus fort. Cela ne peut pas bien se terminer pour vous.

— Que voulez-vous, Siegfried ? Quel est votre combat ? Quand s'arrêtera-t-il ?

— Il n'y a de combat que parce que vous vous opposez à la volonté des Protocoles. »

Les yeux plissés, le Paladin plaça son sabre dans les airs avec une précision de géomètre, où il demeura fixe en attendant le premier pas de son adversaire.

« Non, comprit-il. Vous aimez cette bataille. Vous aimez ce sentiment de domination. Il se trouve que ces Protocoles, la volonté de Lennart et des Précurseurs, servent votre désir, et non l'inverse.

— Peu importe. Je suis venu tuer la vice-reine. Je n'ai même pas besoin de m'occuper de vous. »

La javeline traversa la moitié de la pièce avec un sifflement aigu, suivi d'un impact cristallin. En une fraction de seconde, Anastase avait relevé son sabre sur la trajectoire de la lame – elle s'était plantée dans le plafond.

Siegfried hocha la tête d'un air marri, quoi qu'il fût toujours aussi difficile de discerner ce qu'il pensait derrière la vitre noire de son casque.

« J'ai toujours su que tout dans l'ordre des Paladins n'était que contradictions. Défendre le culte de Wotan ou maintenir Avalon dans l'ignorance ? Cacher les Sysades pour leur sécurité, ou en attendant leur disparition complète ? Prier pour le retour de Mû ou le craindre ?

— En effet, ce sont des contradictions. Vous en trouverez toujours ; c'est parce que nous avons changé.

— Le seul changement que je vois, c'est que vous avez du mal à tenir debout. »

Siegfried tendit la main vers Anastase, vers son sabre, dont la lame bleutée était sans cesse traversée de flocons lumineux.

« N'essayez même pas, dit le Paladin. Cette pierre ne vous obéira pas.

— Pourquoi ?

— Ce sabre n'a pas seulement été taillé par la main de l'homme, mais aussi par son esprit. Des siècles pour en faire une arme loyale, n'obéissant qu'à son porteur – qu'il soit Sysade ou non. Oui, messire Siegfried. Sitôt que nous prenons conscience de ce qu'est la Simulation, nous pouvons influer sur elle. Les pouvoirs des Sysades ne sont qu'une infime fraction de ce que les esprits humains peuvent réaliser, et même s'ils venaient tous à disparaître, la Lignée finirait par faire son retour. »

Le chevalier serra le poing en signe d'effort, mais le Brise-tempête refusa de suivre ses instructions. Il se résolut à rappeler sa javeline, la prit en main et la retailla en une épée large et plate.

Siegfried marcha sur Anastase en frappant avec négligence, de larges gestes approximatifs, comme s'il fauchait du blé. Le Haut Paladin déploya ses meilleures parades, recula d'un demi-pas, se tourna de profil pour éviter une frappe verticale qui découpa un petit morceau de sa cape blanche.

Ennuyé, Siegfried prit de la vitesse. Il finit par lâcher son épée, qui continua de heurter la défense du Paladin comme si elle était dotée de vie propre. Les coups se firent brutaux, inhumains ; Anastase les déviait sur le côté pour minimiser la fatigue, mais sa garde se faisait moins précise, ses jambes se pliaient. Son visage était contracté de douleur, ses favoris grisonnants ruisselaient de sueur, et il respirait avec difficulté.

« C'est ridicule » dit Siegfried.

Son épée frappa comme un marteau sur l'enclume, dix fois, vingt fois. Le Haut Paladin tenait bon. Mais ce fut la lame de cristal qui se brisa la première, à mi-hauteur. Anastase de Hermegen contempla son sabre réduit à un couteau de cuisine à la pointe fourchue, et le laissa tomber à terre avec morgue, tel Vercingétorix rendant les armes.

Siegfried donna un coup de pied dans sa jambe blessée, ce qui le fit aussitôt plier.

« N'ayez pas d'inquiétude, annonça-t-il. Pour vous, il n'y a rien après la mort. Les Modèles n'ont pas d'âme.

— Vous non plus, rétorqua Anastase d'une voix sifflante.

— En effet. C'est pourquoi je ne suis pas inquiet. »

Il jeta un coup d'œil sur le côté. Debout, la vice-reine étreignait un coupe-papier sans le moindre tranchant. À côté d'elle, une jeune femme à la peau cuivrée semblait attendre quelque chose. Ses yeux avaient une couleur d'eau claire.

« Je suis à vous dans un instant, vice-reine » dit Siegfried avec amusement.

Il souleva l'épée au-dessus de la tête du Paladin et l'abattit.

Mais la lame resta en place, figée dans l'atmosphère telle l'épée du rocher. Siegfried s'y agrippa des deux mains, tira de toutes ses forces ; rien n'y fit.

« Qui êtes-vous ? » demanda la jeune anonyme.


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