58. Le Sablier


L'être humain est un animal social. Cela signifie qu'il se conforme à des codes. C'est, en quelque sorte le dictionnaire de nos comportements. Rire à une bonne blague. Offrir des fleurs à sa bien-aimée, et ses condoléances lorsque quelqu'un est mort.

Comment différencier des sentiments sincères de pures façades ? C'est impossible. C'est pourquoi des gens comme Noah existent, et comme moi, sans doute ; nous jouons notre rôle, nous agissons comme les autres l'attendent de nous. Mais nos yeux sont vides.

Wos Koppeling, Journal


Depuis qu'on l'avait jeté d'un dirigeable en plein vol, Fulbert avait développé une certaine appréhension du vide. Lorsque leur petit groupe s'engagea au-dessus du Grand Ravin, il serra les dents et garda les yeux rivés sur les tours de la ville Sud.

Ils suivirent un pont fait d'une seule ligne, sans doute réservé aux gardes, qui surplombait toute la ville centrale. Si Morgane avait eu le courage de se pencher entre les créneaux à droite, elle aurait pu plonger son regard dans le brouillard qui camouflait cette lointaine rivière, l'Astel, bras de mer mêlé d'infiltrations qui perlaient de la roche. À gauche, elle se serait perdue dans l'enchevêtrement de briques, d'arches secondaires et de poutres à l'équilibre précaire, où grésillaient quelques réverbères électriques alimentés par les éoliennes.

« Qui vit ici ? demanda-t-elle.

— Beaucoup de gens qui n'ont pas les moyens de loger ailleurs, dit la commandante Lauwer. Le logement est gratuit dans la ville centrale, pour peu que vous arriviez à coincer une planche au-dessus du vide. »

Depuis qu'ils avaient quitté la terre ferme, ils pouvaient sentir la structure des arches vibrer sous leurs pieds. Le vent frappait les pierres, mais ne pouvant desceller l'œuvre des Précurseurs, il ne leur transmettait que d'infimes frissonnements, des infrasons, comme un message secret.

« Il n'y a pas d'accidents ?

— Si. Mais pas autant que vous l'imaginez. Toutes les habitations sont sous la surface ; le bord du Ravin les protège du vent du Sud. Il y a un courant d'air transverse, qui va de notre droite à notre gauche, mais il est arrêté par les grandes arches. »

Même Morgane, Mû et Fulbert, qui ne l'avaient jamais vu, reconnurent aussitôt le Sablier. C'était une tour à quatre faces qui dominait toute la ville Sud ; son sommet portait quatre roues de moulin, dont deux tournaient à différents rythmes, et sous chacune, un immense cadran topaze, dont les trois aiguilles noires pointaient des symboles inspirés de la langue des Précurseurs.

À mi-hauteur de chaque cadran, juste au-dessus du point d'attache des aiguilles, on pouvait apercevoir un sablier qui s'écoulait à l'infini. Le mécanisme des roues récupérait le sable, transformant l'inconstance du vent en un écoulement régulier qui actionnait l'horloge. Lauwer leur confia que depuis sa construction, le Sablier ne s'était jamais arrêté.

Les grilles du palais royal étaient ouvertes, et la cour intérieure regorgeait de Gardes agités. Ils laissèrent passer Lauwer sans cérémonie. De temps à autre, quelqu'un venait lui poser une question, et elle répondait « je n'en sais rien » d'un air excédé.

« On y entre comme dans un moulin » remarqua Fulbert, mais à sa grande déception, personne ne releva sa boutade.

Une toile de cinq mètres sur six les accueillit dans la première antichambre ; c'était une ronde de nuit à la Rembrandt, avec une troupe de Gardes Royaux menés par une femme qui aurait très bien pu être la commandante Lauwer elle-même. Dans le décor d'arrière-plan, entre jarres et chats tigrés peints par les élèves de l'atelier, un trouvère expressif dégainait une guitare à sept cordes ; de l'autre côté du tableau, une femme en blouse blanche pansait une petite fille boudeuse. Et ces deux personnages secondaires, séparés par six mètres de toile, étaient tout à fait ignorants l'un de l'autre.

Istrecht est une grande ville, songea Morgane.

Elle ne voulait pas décevoir Fulbert, mais le Paladin avait montré une extraordinaire propension à croire qu'aussitôt franchies les portes de la ville suspendue, ils retrouveraient Malvina par hasard.

Après d'interminables escaliers, leur horizon se réduisit à une alternance de petites pièces carrées et de gardes pétrifiés, qui ressemblaient à des fils de cuivre tendus entre le sol et le plafond. Ils s'élevaient dans la tour. Au bout d'une dizaine d'étages, Lauwer indiqua qu'ils étaient arrivés. Leurs pas se diluèrent dans une large salle de réception vide ; les lueurs du couchant rebondissaient d'un bord à l'autre.

La commandante passa une dernière rangée de gardes, se glissa par une porte entrouverte et discuta quelques instants.

« La vice-reine souhaite vous voir, annonça-t-elle avec un froncement de sourcils surpris. Tous les quatre.

— Merci, commandante » dit Anastase.

Le Haut Paladin passa le premier ; il se força à quelques pas sans canne, suivis d'une génuflexion qui s'arrêta à mi-course. Fulbert l'empêcha de tomber. Morgane s'agenouilla comme il était recommandé. Mû resta debout et tourna la tête vers l'Ouest, où le Soleil était en train de disparaître. Ses rougeurs pudiques se mêlaient aux vitraux en d'étranges teintes améthyste ; car leurs bleus céruléens n'étaient pas une coloration naturelle, mais des pierres de Sysade.

« Dame Morgane. Dame Mû. Messires Anastase de Hermegen et Fulbert d'Embert. C'est parfait. Vous pouvez fermer la porte, commandante. Nous avons besoin de parler. Morgane ! Relève-toi, arrête de contempler tes pieds, c'est gênant.

— Bien votre Ma... Malvina. »

Elle avait troqué sa blouse de Praticienne pour une tenue presque identique à celle des Gardes. Ses cheveux noirs étaient coiffés d'un simple diadème de laiton. Sans doute tout aussi surpris, Fulbert n'allait pas se plaindre pour autant, et il s'affubla d'un sourire béat qui ne devait pas le quitter de la soirée.

« Votre Majesté, dit Anastase, je viens...

— D'abord, asseyez-vous. »

La pièce était vaste, et plusieurs fauteuils et bureaux y étaient répartis en ordre aléatoire, comme si on venait d'y organiser une grande réunion. Le Haut Paladin se laissa tomber honteusement, la main crispée sur sa canne.

« Comment savez-vous qui je suis ? demanda Mû.

— Tes compagnons t'ont trahie.

— Est-ce que tu... vous... Malvina ? Tenta Fulbert, qui en perdait sa diction.

— Je moi la vice-reine d'Istrecht. Une doublure. Il y a deux mois, peu avant l'incendie de Hermegen, la reine Mélisande a été victime d'une tentative d'empoisonnement. Elle s'en remettra, mais j'ai dû rentrer en urgence pour la remplacer. Dans le même registre, commandante Lauwer, le commandant Nix s'est foulé la cheville en tombant dans les escaliers. J'ai besoin que vous preniez les affaires en main.

— Nix ? Mais il gérait toute la défense extérieure !

— Oui, un travail pour lequel il est essentiel de pouvoir marcher. Je peux compter sur vous ?

— Naturellement, votre Majesté, dit Lauwer sur un ton plus égal.

— À nous, messire Anastase. »

Malvina s'appuya contre le dossier de son siège. L'efficacité de son propos était une façade pour une nervosité grandissante, qui montait de toute la ville et dont elle était le pinacle ; car le Sablier juste au-dessus d'eux, dont ils pouvaient entendre le roulis régulier, comptait les heures avant l'attaque de l'Empire Austral.

« Quand j'ai su que vous étiez en chemin, j'ai réfléchi au meilleur moyen d'employer vos Paladins pour la défense de la ville. Car c'est votre objectif, n'est-ce pas ? Vous n'êtes pas venu exfiltrer de Sysade. Il n'y a pas de Sysade à Istrecht.

— En effet, reconnut Anastase. Il n'y en avait pas, du moins, jusqu'à Mû et Fulbert...

— Je sais. Je disais donc : vos Paladins seront essentiels à la défense de la ville. »

Le chevalier hocha la tête d'un air grave et résolu. Puis il réfléchit et rétorqua :

« Mes Paladins ? Et que faites-vous de moi ?

— Vous n'êtes pas en état de combattre, messire. Il ne vous reste plus qu'à vivre l'attente interminable du sommet, en ma compagnie, si cela vous sied. Toi aussi, Morgane. Je sais que tu peux te défendre, mais c'est autre chose d'être sous les projectiles. Et toi aussi, Mû. Tu n'as pas à participer à cette bataille.

— Au contraire, intervint Anastase, elle devrait...

— Non. Nous avons un combat contre l'Empire, et c'est le nôtre, pas le sien.

— Derrière cet Empire se cachent des Ases et des Précurseurs, intervint Mû.

— Alors, s'ils viennent, tu te battras contre eux. »

Malvina posa un regard soupçonneux sur Fulbert.

« J'ai l'impression que tu veux dire quelque chose.

— Euh, pas pour le moment.

— Si tu l'acceptes, et si tu acceptes de te battre pour Istrecht, j'aurais une mission importante à te confier... »

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