56. La ville suspendue
Suis-je vraiment un lâche ? Ou ne suis-je que prisonnier, moi aussi, de ma condition ?
Non, je suis un lâche.
Cette liberté perdue sur laquelle je me morfonds ne m'a pas été enlevée : je me suis emprisonné moi-même, j'ai fermé la porte, et j'ai jeté la clé.
Wos Koppeling, Journal
« Istrecht ! Tonitrua Fulbert. Ô, Istrecht, ville de tous les rêves, ville de tous les possibles qui flotte dans les airs portée par tes moulins à vent...
— Par pitié, que quelqu'un le fasse taire, maugréa la garde qui ouvrait la marche à cheval.
— C'est impossible, insista le Paladin. Dussiez-vous m'embastiller, mon éloge s'enfuirait entre les barreaux de ma cellule, car telle est la force des mots. On peut être menotté, traîné sur la route d'Istrecht comme un scélérat, mais il reste toujours, au fond de l'écuelle, un peu de liberté pour ceux qui en ont faim. Et j'ai soif de liberté ! Je suis un voyageur et un conteur. Ni mes jambes, ni ma langue ne savent rester en place. Un jour, je poserai mes valises dans un endroit que j'appellerai ma demeure, et je cesserai de composer, mais ce jour n'est pas encore venu.
— Fermez-la, dit celle qui marchait derrière eux.
— Istrecht ! » conclut Fulbert en désignant l'horizon de ses poings liés, avant de concéder un relatif silence, marqué de sifflotements impromptus – les chants des oiseaux, sur le bord du chemin, venaient de lui inspirer un air.
À quelques kilomètres, une arête grisâtre fracturait le plateau rocheux rectiligne, tout couvert d'herbe pâle. On ne s'en rendait pas bien compte de loin, mais c'était le Grand Ravin, une crevasse large d'un kilomètre et profonde de cinq ou six, au fond de laquelle coulait un bras de mer qui coupait le continent en deux tel un canal de Suez érodé.
Un amoncellement de brique rouge et de bois, ceinturé par une muraille de pierre bistre, paraissait posé sur le bord du ravin. Toutes ses flèches, des masures les plus modestes aux manoirs les plus prestigieux, avaient des éoliennes en lieu de girouette. Et tout au long de la muraille, des moulins à vent titanesques faisaient rempart de leurs pales démesurées, plus impressionnants encore que les phares hautains de Vlaardburg, car on n'avait pas besoin de lever la tête pour les admirer.
Leur chemin fit un détour, et sous le nouvel angle de vue, Morgane comprit pourquoi Istrecht flottait dans les airs. La ville enjambait le ravin ! Des arches de pierre faites d'une seule pièce étaient chevillées des deux côtés de la falaise. Comme le mur de Vlaardburg, cette œuvre admirable des Précurseurs avait un goût d'inachevé ; mais la vie était venue s'accrocher à elle à l'instar des bernicles sur une épave millénaire. Et les lichens rouges et bruns, faits de brique et de bois de sapin, avaient colonisé chaque centimètre des arches, et défiaient désormais le vide et le vent.
« Magnifique, dit Morgane.
— C'est la première fois que je viens, indiqua Fulbert. La vue tient toutes ses promesses, même si je suis déçu par l'accueil. »
Mû se contentait d'observer en silence.
« Qu'est-ce qu'il y a ? » demanda la garde à pied.
Comme l'avait présagé Fulbert, les Gardes Royaux, en voyant Mû les approcher, ne s'étaient pas embarrassés de formalités. Leurs hypothèses étaient que la jeune femme avait été enlevée par Morgane et Fulbert, et qu'elle cherchait à s'échapper. Les dénégations contradictoires des uns et des autres n'avaient fait que renforcer leur suspicion. Sur le chemin, les deux femmes avaient discuté d'un possible stratagème pour passer le barrage et entrer à Istrecht pour quelque trafic, cependant que Fulbert s'indignait que son honneur d'ex-Paladin fût remis en cause. Mais la mention du Paladinat n'avait fait qu'arracher un sourire à leurs geôlières.
« C'est à moi que vous demandez ? Parce que j'ai justement beaucoup à dire. Primo, j'ai soif. Le vent d'Istrecht est doux, mais tonique, et il assèche le gosier. Secundo, j'exige qu'on me rende ma guitare. La Garde peut priver un homme de sa liberté, mais on ne peut enlever sa guitare à un Fulbert.
— Et comment comptez-vous en jouer ?
— Je pincerai les cordes avec les dents. J'ai déjà réussi à jouer « au clair des étoiles » comme ça. En revanche, j'ai failli me casser une dent. Mais un Fulbert sans dents n'est pas moins incomplet qu'un Fulbert sans guitare. Il Embert la tête !
— Le... oh, silence. Qu'est-ce qu'il y a ? »
Mû s'était arrêtée. Elle inspira l'air, plissa les yeux.
« Regardez.
— Je ne vois qu'un plateau qui platoie et un ravin qui ravoie, constata Fulbert. Mais le regard d'un homme emprisonné ne porte guère plus loin que les murs de sa cellule. Que je ferme donc les yeux, et que les blanches colombes qui traversent le ciel voient le monde pour moi ! »
La gradée arrêta son cheval et ôta son casque. L'élégance princière de sa cape safran, piquetée de boutons d'or, témoignait à elle seule de la puissance d'Istrecht. Et la Garde, contrairement au Paladinat, embauchait des femmes, s'assurant auprès de Morgane d'un capital de sympathie que même leur arrestation arbitraire n'avait pas totalement effacé.
« Que se passe-t-il ? » demanda la garde.
Elle portait un épais pourpoint et un fusil de chasse était passé à son épaule, semblable aux armes des mousquetaires, mais rehaussé de marqueteries dorées. Son nom était d'ailleurs cousu sur sa poitrine et sur le col de sa cape, et c'était la première fois que Morgane le remarquait. Dirkje Akster. La gradée se nommait Ineke Lauwer.
« Ils ont mis le feu aux moulins. »
Ils durent attendre quelques secondes avant que les panaches de fumée s'élèvent nettement au-dessus de la ligne du Grand Ravin. Ils se déplacèrent vers l'Ouest, pour tourbillonner aux abords d'Istrecht comme des nuées de corbeaux.
Les épais sourcils de Lauwer se froncèrent. Elle glissa une main gantée sur l'encolure du cheval pour l'inviter à reprendre sa marche.
« L'Empire Austral est ici, se rendit compte Fulbert.
— Leurs troupes ont convergé sur la frontière depuis deux semaines, et ils l'ont passée avant-hier.
— Vous vous êtes battus ?
— Pas encore. Les villages au Sud ont été évacués vers Istrecht. La Reine espérait parvenir à un compromis. Nous avons envoyé des émissaires de paix. Nous avons eu notre réponse. »
Le Paladin s'octroya une brève réflexion.
« Entendu, dit-il. Comme le temps presse, soyons brefs : Mû et moi ne sommes restés en votre compagnie que par solidarité avec Morgane, qui est le principal aléa de notre plan de fuite – désolé, Morgane. Mais je vais aller droit au but, commandante Lauwer...
— Ne bouge pas ! »
Le fusil d'Akster émit un déclic.
Face à elle, à bout portant, Mû se massait les poignets en baissant les yeux, intimidée.
« ... oui, ou Mû peut aussi me dépasser et sauter à pieds joints dans la piscine la première.
— Je suis désolée » murmura-t-elle.
La paire de ciseaux de cristal qui lui avait servi à couper la corde se remodela en sphère parfaite et regagna sa main.
« Commandante...
— Vous êtes une Sysade » reconnut Lauwer en poursuivant son froncement de sourcils, qui semblait être son expression favorite – à sa décharge, le trio qu'elle escortait pour Istrecht aurait arraché un froncement de sourcils au David de Michel-Ange.
Elle fit un geste expéditif.
« Rangez cette arme, Akster. Ça ne sert à rien. Nous n'avons pas les moyens de l'empêcher de partir. On garde les deux autres.
— Objection : je suis aussi un Sysade. »
Mais la commandante avait décidé d'omettre la présence de Fulbert, ce qui est une manière comme une autre de résister à son indéniable charisme.
« De toute façon, vous allez tous à Istrecht, n'est-ce pas ? »
Mû hocha la tête.
« Alors restez avec nous, et profitez-en pour m'expliquer ce qui vous amène ici en de telles circonstances... »
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