55. La route d'Istrecht


Notre route a été longue... mais je commence à en voir le bout.

Wos Koppeling, Journal


« Oh, Malvina, je me souviens de toi...

J'ai poursuivi ton ombre aux confins de mes rêves,

Et quand mes vieux démons, mes ennemis sans trêve,

Ont rampé hors des gouffres infinis de l'ennui,

J'ai murmuré ton nom, et ils se sont enfuis.

— C'est beau, commenta Mû.

— Ça ne veut rien dire, rétorqua Morgane.

— Ce n'est pas incompatible, souligna Fulbert. Mais ne me déconcentrez pas, je vous prie ; la Muse du conteur est timide, et farouche, et elle n'aime pas la critique. »

Il tenta un accord sur sa guitare. S'ils n'avaient pu se procurer qu'un seul cheval à Kels, auprès duquel le vieux Tencendur aurait brillé comme un sommet d'élégance et d'intelligence, Fulbert parvenait toujours à mettre ses mains sur une guitare. De même qu'un nouveau-né qui a commencé à ramper, même dans l'appartement le plus propre du quartier, finira toujours par trouver une vieille croûte de pain à ronger.

Mû avait proposé de voyager en volant au-dessus des nuages, comme pouvaient le faire les Sysades. Ils auraient pu arriver à Istrecht en une ou deux journées. Fulbert avait longuement réfléchi aux moyens d'attacher Morgane sur son dos, puis devant son manque d'enthousiasme, il avait abandonné.

Depuis, entre deux répétitions de sa déclaration d'amour, Mû lui enseignait quelques astuces de Sysade.

« Oh, Malvina, je me souviens de toi...

— Tu l'as déjà dit, remarqua Mû.

— C'est normal. C'est le refrain. Il faut toujours répéter le refrain.

— Pourquoi ?

— Parce que, euh, bonne question. Pour le rythme, je suppose. Ô, Malvina... »

Les chances qu'ils la croisent par hasard à Istrecht, la plus grande ville du continent d'Avalon, étaient infimes. Mais Morgane n'était pas pressée d'en faire la remarque. Maître dans l'art de la distraction, Fulbert meublait les silences gênants qu'ils traînaient sur ce chemin de plus en plus rocheux et escarpé.

« Est-ce que vous sentez le vent qui chatouille vos oreilles ? C'est bon signe. Nous approchons. »

Le Paladin remit sa guitare en bandoulière et étudia un panneau planté sur le bord de la route. Une ligne de télégraphe s'était jointe à eux depuis quelques kilomètres, qui cachait ses poteaux rectilignes dans un bois de pin. Ils étaient immédiatement reconnaissables, tels des agents de police essayant d'infiltrer une boîte de nuit, et il suffisait de suivre le câble jusqu'à Istrecht.

« Je me demande ce qui s'est passé à Vlaardburg, dit Fulbert. S'ils ont enfin raccommodé les lignes, on pourrait essayer de s'informer au prochain village. »

Ils montèrent une côte rocheuse et des montagnes surgirent à l'horizon. Elles n'étaient pas aussi hautes que celles du Nord, mais leurs sommets grisâtres et leurs flancs écorcés, tout juste bons à nourrir des chèvres acrobates, intimidaient le voyageur. Fulbert leur promit qu'un chemin les mènerait en ligne droite au plateau d'Istrecht, sans qu'ils aient à s'essouffler sur les pentes.

Mû observait les paysages avec une étrange attention. Cet Avalon était fait de deux réalités entremêlées : un monde vieux de cinq siècles, dont elle avait menacé l'équilibre même, et un monde ignorant de son histoire, qui avait oublié jusqu'au nom de la Terre, fait de Wos Koppeling un dieu, et d'elle, un Dragon de légende.

« À quoi penses-tu ? » lança Morgane.

Ses iris cristallins figés dans le vague, comme une somnambule, elle arpentait le monde de ses souvenirs.

« Je suis la cause du déséquilibre d'Avalon et de la multiplication des Nattväsen. La légende aurait dû dire que j'étais emprisonnée dans la Forteresse Changeante, et que je ne devais en sortir. Pas que j'étais la protectrice d'Avalon, ou je ne sais quoi.

— On ne choisit pas sa légende, ma chère, intervint Fulbert, et je parle en connaisseur. Étant l'auteur de sept ballades, deux cent sonnets, un poème épique et deux tragédies à vous fendre le cœur, je ne suis connu que dans trois ou quatre bars de Vlaardburg et de Hermegen comme un spécialiste de chansons grivoises.

— Tu peux nous donner un exemple ? lança Mû.

— Pour des raisons de bienséance, je me vois obligé de refuser. Disons simplement que j'ai été jeune et bête.

— Moi aussi » dit Mû.

Fulbert acquiesça d'un hochement de tête fataliste.

« Mais les erreurs de notre jeunesse ne doivent pas nous empêcher d'avancer. Car la lumière se trouve au bout du chemin. Ou en l'occurrence... »

Il fit mine de gratter un accord sur une guitare invisible et fredonna son prochain couplet.

« Est-ce que Malvina sait ce que tu éprouves pour elle ?

— Pas encore, remarqua le Paladin en fronçant les sourcils. C'est le principe d'une déclaration.

— Tu ne sais donc pas comment elle va répondre.

— Certes non, mais je suis paré à toutes les éventualités. Si besoin, Morgane s'est proposée pour m'aider à réviser.

— Hors de question » grommela l'Ase.

Fulbert se laissa glisser au sol, un genou dans la poussière, les mains jointes, les yeux larmoyants levés au ciel.

« Malvina, j'ai composé une chanson en ton honneur ! – Désolée, Fulbert, tu n'es pas mon genre, je préfère les hommes à moustache. – Hélas ! Mon corps me trahit en m'interdisant ce suprême attribut de virilité ! Hélas ! Mille fois hélas ! Mais tu es souveraine, Malvina, et resteras toujours ainsi dans mon cœur, et c'est pourquoi je m'en vais partir en croisade contre les Nattväsen, pour les cinq cent prochaines années, jusqu'à ce que ma honte finisse par se calmer un peu. »

Il se releva avant que leur cheval ne l'écrase, esquissa une révérence.

« Encore faut-il qu'elle parvienne à garder son sérieux, dit Morgane avec une moue douteuse.

— Que nenni. Avant de reprendre ma route de Fulbert solitaire, j'aurais au moins eu le plaisir et l'honneur de faire rire la dame de mon cœur. »

Au détour du chemin, une vache les regarda passer. En suivant la clôture de son enclos, on aboutissait à un groupe d'une vingtaine de chaumières et deux poteaux télégraphiques.

« C'est vrai, poursuivit-il, c'est un pari, c'est une incertitude. Mais je n'improvise pas. En amour, comme à la guerre, tout est une question de stratégie. Il faut étudier les faiblesses de l'adversaire, planifier longtemps à l'avance, et le moment venu, jeter toutes ses forces dans la bataille, car votre vie en dépend dans les deux cas. Si l'assaut est un succès, ne pas s'endormir sur ses lauriers ; si la bataille est un échec, préférer la retraite organisée. »

Impressionnée par ces paroles, Mû se mura dans un silence réflexif. Une pierre de Sysade ronde dansait dans la paume de sa main, oscillant entre des formes géométriques parfaites et des sculptures animales – un aigle, un écureuil, un hérisson criants de réalisme.

En avançant, ils remarquèrent un groupe à l'entrée du village. Des femmes et des hommes dans un uniforme jaune safran, à liserés dorés, en pleine discussion avec des paysans.

« La Garde Royale d'Istrecht. Il va falloir sans doute leur expliquer ce qu'on fait là, leur montrer nos passeports qu'on n'a pas, ou à défaut, le sabre de Paladin que j'ai perdu il y a un mois.

— Donc on rentre dans la ville en volant ? Par les égouts ? »

Au cours du trajet, Mû avait coloré les iris de Morgane à l'aide d'un éclat de cristal, et elle pouvait désormais passer pour humaine. Mais être humain ne suffisait pas à entrer à Istrecht. Cela n'avait jamais suffi à rentrer nulle part. Elle avait tendance à l'oublier.

« Nous devons retrouver Karda, dit Mû. Nous avons besoin de leur aide.

— Oui, mais, hum, la Garde Royale est assez stricte, et ils n'aiment pas beaucoup les Paladins.

— Tu n'es plus un Paladin, tempéra Morgane, mais un Sysade.

— Très, très juste. Je tâcherai de m'en souvenir. Faites entrer Fulbert, l'administratère ! »

Il se retourna pour estimer les dégâts causés par son calembour, et constata que Mû s'était déjà détachée de leur groupe et courait vers les soldats. Fulbert la poursuivit en criant que quoi qu'elle allait dire, c'était faux ; Morgane le poursuivit en proférant des malédictions, et seul leur cheval resta en place, sans doute ennuyé que personne ne lui ait demandé ce qu'il en pensait.

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