Je suis le seul qu'il veuille bien écouter. Mais je parle à un mur. Tout le reste du projet s'est divisé entre ceux qui le suivent sans poser de questions, et ceux qui sont en conflit ouvert avec lui.

Wos Koppeling, Journal

Noah Williams écarta Lennart et se mit à genoux dans la bave noire qui inondait le sol de la crypte. Il écarta ses cheveux collés par l'humidité et fit un demi sourire. Le froid donnait à sa peau un teint cadavérique, et ses doigts violets étaient crispés. Sa respiration grondait comme celle d'un tuberculeux.

« Monsieur Williams, le salua Lennart en baissant la tête. Les autres Précurseurs... je ne sais pas ce qui est arrivé.

— Tu n'es pas responsable. C'est moi qui en ai décidé ainsi. »

Lennart étant agenouillé face à lui, Noah posa un doigt gelé sur son front, comme une bénédiction.

« Pourquoi, monsieur... »

Le coordinateur du projet Avalon laissa glisser sa main sur son visage, descendit sur sa poitrine et s'arrêta sur son cœur.

« La stase a endommagé mon Empreinte, expliqua-t-il. J'ai besoin de me renouveler. Je suppose que tu n'y verras pas d'inconvénient.

— Je n'existe que pour vous servir » certifia Lennart d'une voix blanche.

Noah appuya violemment, comme pour traverser sa cage thoracique. Lennart eut un hoquet.

Les traits contractés par l'effort, le Précurseur commençait à exsuder une matière noire, semblable à du pétrole, qui remontait sur son cou, gagnait son bras et infiltrait Lennart au niveau du cœur. Après quelques secondes, les yeux de Noah se fermèrent, et il tomba sur le côté comme un sac d'os.

Lennart pencha la tête de droite à gauche, se releva en titubant, et fit quelques étirements.

« Ah... c'est parfait.

— Noah ?

— Un instant, Karda. Je suis à toi dans une minute. Je ne m'étais jamais senti aussi... petit. »

Il fit quelques pas approximatifs, contempla les Précurseurs étalés dans leur liquide amniotique avec un mélange de moquerie, de dégoût et de supériorité, puis fit une révérence à Siegfried et Karda. Les yeux blancs de Lennart avaient laissé la place à une obscurité infinie, telle qu'elle ne pouvait exister qu'au plus profond de cette crypte.

« Lennart... voilà bien un Ase qui aura servi les protocoles jusqu'au bout, remarqua-t-il en époussetant le liquide qui collait à ses bottes.

— Que s'est-il passé, Noah ? »

Comme Karda attendait toujours, bras croisés, il se décida à répondre :

« J'avais déjà pris ma décision quand nous sommes entrés en stase. C'était devenu une évidence : Noé était seul dans l'arche. Notre erreur a été d'accueillir à Avalon tous les humains que nous pouvions sauver. Dieu nous a puni de cet orgueil : la guerre des Sysades était inévitable. Mais je savais que les Précurseurs finiraient par disparaître ; des miens, je n'étais pas certain, et au moment où nous avons voté la mise en stase, j'ai donc fait ma part. »

Elle refusait d'y croire ; ses yeux naviguèrent d'un bout à l'autre de la salle.

« Qu'est-ce que tu leur as fait ?

— Un effacement. Sur Avalon, les esprits sont des contrôleurs indépendants de leur substrat corporel. Si tu effaces le processus de l'esprit, le corps repasse en pilotage automatique. Ce sont donc devenus des animaux de l'ordre du ver de terre.

— C'est monstrueux.

— Le Déluge n'est pas monstrueux, rétorqua Noah. C'est la volonté de Dieu. Je ne suis que son instrument, de même que Lennart n'était que l'instrument de ma volonté, par l'intermédiaire des Protocoles. »

Écœurée, la jeune femme recula de quelques pas. Le liquide se figeait désormais en une morve caoutchouteuse, et les Précurseurs roulaient sur le dos comme des moustiques prisonniers d'un piège à colle.

« Je sais pourquoi tu es venue, Karda.

— Je voulais mettre fin à la guerre. Mais tu l'as déjà fait. Il n'y a plus de Précurseurs. L'invasion d'Antarès n'a plus aucun objet. Avalon n'existe désormais plus que pour les nouveaux humains, les Modèles, et tous tes Protocoles ne changeront rien à cette réalité. »

Noah fit non de la tête. Ses cheveux blancs scintillaient entre l'azur des cristaux suspendus sous la voûte, et le liquide couleur d'algue putréfiée où ils avaient pied.

« Nous avons tout ce qu'il nous faut, Karda. Il reste deux humains : toi et moi. C'est exactement ce dont j'avais rêvé. Ce n'est pas une coïncidence. La voie est claire, le chemin sera difficile, mais toi et moi, nous avons la foi. Le projet d'Antarès est une nécessité. L'humanité doit vivre, et le seul moyen de continuer, c'est d'être en expansion. La chance nous a été donnée de poursuivre cette expansion au-delà de notre monde d'origine. Qui d'autre dans la Galaxie a eu cette possibilité ? Même Mû n'était qu'une simple exploratrice, pas une conquérante : nous sommes le peuple élu.

— Tu es complètement cinglé » conclut Karda.

Elle leva les mains, paumes ouvertes, et une ribambelle de cristaux se forma autour d'elle, assemblée en anneaux concentriques, comme une danse populaire.

« Je suis habitué à ce genre de commentaire. Mais je te forcerai à reconnaître la vérité, Karda : il n'y a plus que nous deux ici. L'avenir de l'humanité passe par notre association. Aussi contre-intuitive qu'elle puisse te paraître, cette union des contraires donnera naissance à une nouvelle race de conquérants. »

Il ouvrit les bras en geste d'apaisement, et entama une marche triomphale entre les Précurseurs qui s'étouffaient dans leur propre bave.

« Pourquoi m'en cacher ? J'ai toujours su que tu étais la personne la plus brillante du projet Avalon, Karda ; toi, et non ce vieux grincheux de Koppeling. Je haïssais d'autant son athéisme grégaire que j'admirais ta foi honnête et combative. J'étais sceptique quand tu nous as été apportée, quand tu nous a apporté Mû, mais je reconnais maintenant que sans toi, sans elle, nous n'aurions pas mené Avalon à bout. Tout ceci faisait partie du plan qui a été conçu pour nous !

— Qu'est-ce que tu crois, exactement ? Que tes compliments m'iront droit au cœur et que je me jetterai à tes pieds ? Alors tu es encore plus fou que tu en as l'air.

— Pourquoi serais-tu ici, Karda, si tu n'avais pas senti toi aussi le destin grandiose qui nous a été promis ?

— Je suis venue te tuer. »

Le chevalier Siegfried, qui avait décidé de ne pas douter de son allégeance, se mit en garde. Il aurait tout aussi bien pu se gratter le nez ; Karda réagit à ce geste d'un claquement de doigts, sans même se tourner dans sa direction. Un des cercles de cristaux qui rôdaient autour d'elle se détacha et s'abattit sur lui. Ses bottes de fer grincèrent contre la pierre tandis qu'il s'arc-boutait contre la tempête, protégé d'un bouclier hémisphérique temporaire. Il recula jusqu'à l'entrée de la pièce.

« Pourquoi ? demanda Noah avec une déception visible.

— Parce que tu es fou et que tu vas détruire Avalon.

— Non, ce n'est pas ça. Tu ne sais pas mentir, Karda... c'est pour cela que Mû n'a jamais appris à mentir. Tu es un rempart ! Tu t'es armée du pouvoir de Super-Administratrice, et tu veux me détruire avant que je vienne pour elle. Et tu as raison ! Mû est ce qui nous sépare. Tu t'es trop attachée à elle, et en voici le résultat : tu es prête à renoncer à l'humanité, pour elle ! Mais notre destin triomphera. Tu ne peux pas t'opposer à ce qui est écrit.

— Ce n'est pas parce que tu l'as écrit que ça en fait une vérité.

— Tu retrouveras le droit chemin, Karda. Je t'aiderai. »

Un de ses innombrables cristaux se détacha des cercles et s'allongea en une fine aiguille, pointée sur Noah.

« Vas-y, frappe ! Ne t'inquiète pas pour moi. Je sais que mon âme est déjà sauve. »

Le chevalier Siegfried accourut pour sauver son Empereur et se heurta à un mur. Une immense formation de cristaux coupait la crypte en deux. À mesure qu'elle gagnait en épaisseur, sa transparence se remplit d'une fumée indigo opaque. Siegfried déplia les lames de son armure et frappa. Le métal se tordit sans faire la moindre égratignure. Il rassembla ses cristaux en une seule lance acérée et frappa de nouveau. Mais la volonté de Karda était plus solide que la sienne, et il ne parvint à arracher au mur qu'un éclat ridicule, qui disparut aussitôt en poussière.

De l'autre côté du mur, la Précurseure hésitait, la main suspendue dans l'air vicié de la crypte, telle le jugement du roi des Enfers.

« Tu vois, Karda, nous nous complétons. Tu es digne, intelligente, mais pleine de scrupules. Moi, je n'hésiterai jamais à accomplir la volonté de Dieu. »

Noah fit un pas confiant. Il attrapa la lame de cristal et la projeta lui-même sur son œil droit, sur lequel elle rebondit avec un tintement.

« Qu'est-ce que tu as fait ?

— Je suis le coordinateur du projet, tu te souviens ? Avant Avalon, je dirigeais des équipes chez Atem Simulations. Et la première chose qu'on m'a appris, c'est qu'un bon chef de projet a toujours une backdoor à sa disposition. Que ce soit espionner ses salariés à travers leur webcam, ou s'octroyer le mode « invulnérabilité » de la Simulation pour une durée illimitée. »

Karda leva les yeux vers le plafond.

« Alors je t'écraserai sous une montagne.

— Une excellente initiative. Mais il n'y a pas de montagne par ici, rien que de la glace. Et puis, je n'ai pas dit mon dernier mot. Mes pouvoirs ne sont pas à la mesure du Dragon de Cristal, mais donne-moi une journée et j'aurai retrouvé la syntaxe exacte de quelques commandes... intéressantes... »

Karda serra le poing. La seule chose qu'elle désirait était de protéger Mû. Mais le seul moyen qui lui venait à l'esprit était non pas de faire usage du pouvoir de Supra, mais de le lui rendre.

« Avec le temps, souligna Noah, tu seras bien obligée de me supporter. »

Karda rassembla ses cristaux et s'en recouvrit comme une armure translucide.

« Il te faudra l'admettre ! » clama-t-il en la regardant partir.

Le mur se vaporisa à son passage, et le chevalier Siegfried, qui était encore en train d'essayer de l'égratigner, s'écrasa comme une mouche dans le potage.

« Ne t'en fais pas ! Ajouta Noah en riant. Je ne t'en tiendrai pas rigueur. Reviens-moi vite, Karda ! »

Le cristal sur ses bras s'élargit en deux grandes ailes ; elle prit appui sur la pierre froide de la crypte et s'envola à travers le couloir des Ases, en direction de la lumière lointaine.