52. La sincérité des étoiles
L'urgence, bien sûr, est que nos réserves de nourriture s'amenuisent. Mais j'en vois une autre, invisible, mais bien plus grave.
Cela fait des mois que nous sommes enfermés dans ce bunker. Chaque jour qui passe, entassés dans cette prison, mais isolés dans nos bureaux minuscules, face à nos claviers et nos écrans, nous perdons notre humanité. La plupart d'entre nous, ceux qui ne parlent pas aux réunions de projet, se sont enfermés dans un effrayant mutisme. Nous ne nous supportons plus. Et si ce monde que nous construisons devait être à notre image, nous en ferions une caverne silencieuse. Ils nous faut mentir, oublier ce que nous sommes devenus, fantasmer les âges d'or du passé et la brillance inébranlable de l'humanité, que nous avons déjà perdue.
Wos Koppeling, Journal
Dès que Fulbert s'était allongé sur le lit de paille, aussi dur que les instructeurs des Paladins de Hermegen, son corps s'était changé en pierre. Il ne lui était pas théoriquement impossible de bouger le petit doigt, mais c'était comme faire passer une loi dans une chambre sénatoriale sans avoir la majorité. Aussi Fulbert demeurait-il affalé avec la grâce d'une serpillière, encore vaguement conscient qu'il avait oublié de retirer ses bottes, et dérivant tranquillement aux frontières du rêve.
Jusqu'à ce que Morgane frappe à la porte.
« Qu'est-ce que tu fais là ? protesta-t-il d'une voix à demi étouffée par l'oreiller.
— Mû voulait être seule. »
L'Ase étendit une couverture sur le sol, plia sa dernière chemise propre en un ersatz de repose-tête, et se coucha en grommelant. La conscience de Fulbert lui sonna les cloches ; dans un geste aussi épuisant que Sisyphe relevant son rocher, il roula sur le côté.
« Il y a assez de place » remarqua-t-il.
Morgane le regarda d'un air soupçonneux.
« Par les cent mille écailles de la chambre d'à côté ! On vient de passer un mois à dormir sous les mêmes tentes. Tu ne risques rien.
— Pousse-toi un peu plus. »
Il fit un demi-tour, ce qui remit son visage face au plafond. Il avait maintenant l'impression d'être en équilibre au bord du lit.
Morgane s'effondra à sa droite comme un arbre abattu, et le sommier s'enfonça en grinçant.
« Il faut qu'on parle, décida-t-elle.
— Il faut qu'on dorme, corrigea Fulbert, qui décida de faire la sourde oreille.
— Karda est partie en direction de l'Empire Austral. Quelle est la dernière ville sûre avant les frontières de l'Empire ?
— Istrecht, ânonna Fulbert. La ville suspendue.
— Ce n'est pas là que se rendait Malvina ?
— Si.
— On peut aller à Istrecht et voir ce qu'il advient. En tout cas, ça ne sert à rien de rester à Kels.
— Ouais.
— Mû avait l'air sincère, mais un peu perdue. Je ne peux pas imaginer ce que je ressentirais à sa place. La personne qui l'avait protégée toutes ces années, qui l'abandonne si subitement... je crois qu'il n'y a rien de pire. Quand j'étais seule avec SIVA, je me sentais seule, mais je n'avais jamais rien connu d'autre. Maintenant, jamais je ne pourrais retourner à cette solitude.
— Mmm. »
Elle marqua un temps d'arrêt ; une pensée terrible devait lui être venue à l'esprit.
« Tu ne m'abandonneras pas, Fulbert, n'est-ce pas ?
— Non. »
C'était à peu près la réponse attendue, et il n'avait pas la force d'en faire plus.
« Je vais te dire quelque chose. Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée de reconnecter les interfaces avec SIVA. Si SIVA met à jour ses Protocoles, il pourrait décider de corriger la Simulation. Cela ne doit pas arriver. C'est notre vraie mission, Fulbert : nous devons protéger Avalon.
— Certes.
— Une fois à Istrecht, nous trouverons peut-être un moyen de nous infiltrer dans l'Empire. Nous pourrions retrouver Karda et la ramener à la raison. Nous ne pouvons pas égaler son pouvoir, alors, c'est notre seule option.
— Ouais.
— Donc, c'est décidé. Demain, Istrecht. Ensuite... si le monde est encore debout, nous aviserons.
— C'est ça. »
Quelques minutes s'écoulèrent ; Fulbert n'était pas tout à fait endormi, mais il avait déjà l'impression que des Changeants le regardaient par des trous dans les murs ; il confondait la respiration sifflante de Morgane avec les glissements de leurs corps multiformes.
« Je vais chercher de l'eau » déclara l'Ase.
Fulbert répondit par un grognement.
Il rêva qu'il descendait par la fenêtre, en pleine nuit, et rejoignait la Forêt Changeante en panique ; car ils en avaient peut-être ramené Mû, mais sur le chemin, ils y avaient perdu quelque chose, dont il était le seul à se souvenir. Alors que les arbres menaçants se multipliaient autour de lui, son rêve daigna enfin à formuler sa crainte fondamentale : Malvina était perdue dans la Forêt Changeante, et c'était à lui, Fulbert, de l'arracher aux ombres avant qu'elle n'en devienne une à son tour.
Il rencontra diverses créatures, des Nocturnes qu'il écrasait du pied, des Creux dont il évitait les longues griffes argentées, avant de les projeter dans les buissons en quelques coups de poing bien placés. Mais ayant écarté ces figurants, Fulbert fut bientôt entouré de dizaines, de centaines de Changeants qui avaient tous le visage de Malvina. Debout en cercle dans les clairières, comme pour un rituel païen, suspendues aux lianes telles des sylphides, surgissant de l'eau trouble d'un étang, elles attendaient son jugement. Fulbert devait décider laquelle d'entre elles était la plus réelle. À moins...
« Elle n'est pas parmi vous, déclara le Paladin à ces visages ravissants et identiques. Malvina est à Istrecht. Je la rejoindrai là-bas. »
Il se détourna et piqua un sprint entre les arbres, dont les branches se déformaient pour l'empêcher de passer. Des ronces se nouèrent autour de ses pieds et agrippèrent ses bras. Les Changeants sifflaient de colère, et se mirent à l'invectiver avec aigreur.
« Debout, Fulbert, debout ! criaient-ils avec ironie, alors qu'il n'arrivait même plus à se relever. Mû est partie ! » ajoutaient-ils, ce à quoi Fulbert ajouta à son rêve une petite Mû qui courait loin devant lui, et disparaissait de sa vue.
« J'ai compris, j'ai compris, se défendit-il alors que Morgane s'apprêtait à renverser le matelas. Elle n'a pas pu aller très loin. On va la chercher. »
***
Durant ses longues années dans la Forteresse Changeante, Mû n'avait jamais eu aucun mal à dormir, car elle se reposait sur Karda. Renversée par sa solitude toute récente, elle n'éprouvait pas le moindre sommeil. À vrai dire, elle n'éprouvait plus grand-chose. Tous les sentiments humains qui s'étaient patiemment développés dans son cœur s'étaient figés, comme une serre de fleurs rares ouverte par la tempête, et dans laquelle se déposent les premiers flocons.
Mais même sans Karda, Mû n'était pas seule. Car c'est là le véritable fléau de la solitude : traverser l'océan tel un naufragé sur son esquif, sans le moindre îlot en vue, encerclé par les traînées d'écume des monstres carnivores qui rôdent juste en-deçà de la surface de l'eau.
Ce monstre, pour Mû, était le Dragon de Cristal.
Quelquefois, elle rêvait aussi d'Antarès, d'un retour face à son créateur, dans l'univers clos et minuscule qui l'avait vue naître. Elle luttait vainement contre les barreaux de cette cage. Elle luttait pour garder à l'esprit ce qu'elle était devenue, ce qu'elle avait accompli. Mais le créateur d'Antarès voulait apprendre ce qu'était l'humanité, et pour cela, il devait la lui prendre. Toutes ses pensées décortiquées s'écrivaient sur les monolithes noirs qui flottaient autour d'elle. Ces sentiments, dont elle était si fière, et qui comptaient tant pour elle, y étaient mis à nu pour le créateur. Son être se réordonnait pour revenir à sa forme première, faite de pure logique, et cette logique se débarrassait de toutes les imperfections accumulées sur le chemin, comme la poussière céleste capturée par une sonde spatiale.
Et lorsque cette longue séquence de disparitions touchait à sa fin, le créateur ayant remonté toute la file de ses souvenirs, Mû se recroquevillait encore autour du tout dernier fragment – non pour ce qu'il représentait encore, car elle ne savait plus l'interpréter, mais pour ce qu'il avait représenté.
Karda.
« Tu es un système d'acquisition de connaissances, indiquait alors le créateur, mais pas de stockage. Tu es un capteur, qui a très bien rempli son rôle. Mais pour que les informations que tu as captées puissent être parfaitement préservées, tu dois nous les remettre. »
Devait-elle abandonner Karda ?
Maintenant que la Précurseure l'avait abandonnée, la question portait une ironie amère.
Après avoir fait les cent pas dans la chambre, Mû conclut qu'elle n'avait aucune raison de rester ici, encore moins avec Morgane et Fulbert. Ils inspiraient certes une certaine confiance, mais elle ne se sentait pas capable de leur en donner – elle avait tout dépensé pour Karda.
Elle s'empara donc de deux pierres de Sysade, sauta par la fenêtre et se laissa descendre doucement, suspendue à ces deux barres de cristal comme à quelque ballon invisible. Elle aurait pu s'efforcer de rejoindre Karda. Mais lorsque ses chaussures rencontrèrent le sol, Mû ne pensait qu'à une chose : retourner dans la Forteresse Changeante, le seul endroit sur Avalon où elle pourrait vraiment exercer le sommet de sa solitude.
Le chemin que le chevalier Siegfried avait tracé dans la Forêt s'était presque entièrement résorbé, et il n'en restait qu'une fine raie entre les arbres. Mû la suivit jusqu'à ce qu'elle ait l'impression d'avoir marché longtemps, c'est-à-dire, une centaine de mètres.
Les arbres s'écartèrent pour laisser passer un banc d'étoiles scintillantes.
Tout le monde aime les étoiles, car elles représentent une dernière frontière que ni le mensonge, ni le nihilisme, ni la realpolitik, ne pourront jamais atteindre, car ils disparaîtront en chemin. Elles sont trop lointaines pour se tacher de nos vices ; leur lumière est la toute dernière sincérité.
Mais pas pour Mû. Car derrière ces étoiles se trouvait le créateur d'Antarès, dont la présence incertaine lui rappelait sans cesse sa nature primordiale. Un outil d'exploration.
Il était désormais si proche...
Une branche craqua ; Mû se détourna du ciel et fit un bond en arrière, ses cristaux de Sysade flottant au-dessus de sa main comme des orbes jumeaux. Leur lumière bleue avait commencé à décroître, et elle atteignait à peine l'arrivante – Karda. Elle avait un léger sourire, à la fois enjoué et rassurant.
« Tu es revenue ! s'exclama Mû dans un accès de naïveté, ou d'ignorance.
— Je suis revenue, répondit la Précurseure.
— Pourquoi étais-tu partie ? »
Elle parut réfléchir longtemps, tel un étudiant pris en défaut lors de l'oral, pour se contenter d'un laconique :
« Je ne pouvais pas rester.
— Pourquoi m'as-tu pris mon pouvoir ?
— Je n'ai pris que ce dont j'avais besoin. »
Karda demeurait immobile, comme si c'était à Mû de s'expliquer. Et la Scorpienne avait peur que ce soit vraiment le cas. Elle se sentit revenir au temps où elles discutaient d'un côté et de l'autre d'une Simulation de monde, où Mû contemplait son écran d'un œil vide pendant de longues minutes, en paniquant pour déterminer si c'était son tour de parler ou non.
« Non, j'ai compris. Je pensais que tu m'avais abandonnée. Mais tu ne m'appartiens pas. Tu m'as déjà aidé bien plus que je ne le méritais. Je t'ai coupée du monde. Je t'ai obligée à rester dans la Forteresse. Je suis une ingrate. »
Karda choisit de ne pas répondre.
« Que devons-nous faire ? demanda Mû. Nous avons dormi trop longtemps. Cinq siècles... Lennart va réveiller les Précurseurs endormis. Ce n'est pas seulement une guerre, comme la dernière fois... ils veut effacer tous les Modèles d'Avalon.
— Est-ce que tu me fais confiance ?
— Bien sûr, répondit Mû » interloquée.
Karda tendit la main dans sa direction.
« Viens. Je veux te montrer quelque chose. »
Mû laissa retomber les cristaux dans une poche de sa veste et s'approcha timidement. Elle avait toujours admiré Karda. Rien ne lui serait plus difficile que de reconnaître qu'elle pouvait faire des erreurs, qu'elle pouvait se tromper de chemin.
En touchant sa main, Mû ressentit une décharge électrique, suivie d'une sensation de brûlure ; un froid intense remonta ses doigts, traversa son poignet et son bras comme une tempête. En un clignement d'yeux, Karda fut sur elle, assez près pour qu'elle puisse sentir qu'elle ne respirait pas. Son visage était un masque figé.
On bafoue les Changeants comme s'ils avaient inventé le mensonge, mais bien avant eux, les humains ont appris les premiers à masquer leur véritable apparence.
Mû ne parvint pas à reculer. Ses jambes ne lui obéissaient plus, et sa main était comme soudée à celle du Changeant. Il leva l'autre bras, aux doigts arqués et tordus comme ceux d'un vieillard, car ils cachaient des griffes acérées.
Mourir pour n'avoir su mettre à jour la vérité. C'était une fin qui lui convenait parfaitement.
« Embert et contre tous ! » meugla Fulbert.
Un arc de cercle bleuté secoua les cheveux noirs de Mû. Elle se sentit aussitôt libre et tomba en arrière. Les deux bras du Changeant s'écroulèrent en de piteux lambeaux flottants, comme des manches trop longues, et la lame de cristal revint dans la main du Paladin.
L'enveloppe du Changeant craqua au niveau du cou, et il en extirpa son corps d'insecte filiforme, déployant ses ailes immenses et ses pattes trop longues. Le Paladin le pointa d'un doigt menaçant ; son épée, faite d'une pierre de Sysade, flottait au-dessus de son épaule telle un javelot, et suivait la même direction.
« Eh oui, vous étiez tout en haut de la hiérarchie, mais maintenant, j'ai monté une marche de plus. Je suis Fulbert, le... sommet de la chaîne alimentaire. »
Le Changeant s'envola en sifflant ; Fulbert suivit à l'oreille le bourdonnement insistant de ses ailes qui s'évanouissaient dans la pénombre.
« Est-ce que ce ne serait pas trop demander, murmura-t-il, que vous attendiez le jour pour vous enfuir en courant ?
— Je suis désolée.
— Oui, et moi, je suis fatigué. Rentrons. »
Morgane était adossée à un arbre, à quelques mètres.
« Ce n'est pourtant pas compliqué de repérer un Changeant, expliqua Fulbert. Prenons par exemple dame Morgane ici présente. Les Changeants ne savent pas mentir. Si je lui demande : « eh oh, de la Morgane, n'êtes ou n'êtes-vous pas Morgane, telle est ma question ? »...
— Je réponds : je suis un Changeant, proposa-t-elle en ricanant.
— Tu n'aides pas vraiment ma démonstration » grommela Fulbert.
Il donna une pichenette à son épée volante pour l'allumer, et prit la tête du groupe en essayant différentes intonations pour son cri de guerre favori.
« EmBert, et Contre... non, ça ne passe pas. EMBERT ! Et contre tous. Embeeeert, et coooontre...
— Je sais que c'est difficile, dit doucement Morgane, mais partir ne résoudra rien. Nous avons un devoir envers Avalon.
— C'était ma meilleure amie. Et c'est la seule qu'il me reste. »
Morgane la prit dans ses bras pour calmer ses sanglots. Oh, Mû ne manquait pas d'émotions humaines – elle en avait trop pour son bien, qui se heurtaient et s'affrontaient parfois sur les passages étroits de son cœur. Ce soir, Karda lui manquait, l'inquiétait et la dégoûtait, et elle ne pouvait rien faire d'autre que pleurer.
Fulbert leur laissa un peu d'espace, et continua d'ouvrir le chemin à bonne distance, tout en réfléchissant à changer sa devise.
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