51. Promettre
J'ai été élevé dans un environnement religieux, mais je crois que j'ai toujours été athée. Déjà très jeune, cela nourrissait mon sentiment de supériorité : j'avais percé à jour la vérité derrière ces vieux livres prétendument insufflés par quelque transcendance, derrière ces miracles et derrière ces prophètes. Ce n'était que du vent, beaucoup de vent, c'était lire dans les nuages pour donner un sens au chaos de l'univers, et par extension, au chaos de l'histoire humaine.
Je crois que ce désintérêt profond m'a privé d'enseignements essentiels sur la nature humaine. Je le vois tous les jours avec Karda et Noah.
Jour après jour, dans ce bunker, nous devenons fous. Karda sera la dernière personne à garder la tête sur les épaules. Karda est croyante. Je serai bien en peine de moquer sa foi, car à dire vrai, je la jalouse. Sans cette foi en l'avenir de l'humanité, la Simulation que nous construisons n'a aucun sens – ce n'est qu'un détour de plus sur un chemin qui nous emmène à l'oubli. Karda pense que l'humanité s'est perdue, mais qu'Avalon est une chance de rédemption. Karda est humble, car c'est pour elle le sens de toutes ces épreuves.
Noah est aussi croyant. Mais sa foi ne laisse aucune place à l'humanité. Il ne parle que de la Bible et de ses lois, comme si la société humaine n'avait commencé à exister qu'aux Dix Commandements, et qu'on n'avait jamais réprimé le meurtre avant que Moïse n'assène ses tables aux Hébreux. Noah n'est pas humble. Pour lui, nous sommes les élus de l'humanité. Les sables gris ne sont pas le résultat d'une catastrophe écologique, mais d'un déluge décidé par le Tout-Puissant. Et les préoccupations de Karda et de Noah sont orthogonales : Karda espère que l'humanité cultivera son humilité, et pourra à nouveau se rapprocher de Dieu. Noah perd son sommeil à trancher si ce que nous faisons suit la volonté de Dieu, si nous sommes en accord avec Son plan grandiose, et à chercher la moindre anicroche qui pourrait faire basculer ce plan.
Or, la foi de Noah est toxique, mais c'est aussi la plus visible, la plus brillante, et celle qui laissera le plus de traces. Son obsession pour les lois divines nous a donné les Protocoles qui contraignent les Ases, et je ne doute pas qu'il inventera encore d'autres moyens de subordonner le bien de l'humanité au sauvetage de son âme.
Wos Koppeling, Journal
Quand Karda s'élança dans les airs, supportée par deux immenses ailes de cristaux, Siegfried crut tout d'abord qu'elle s'enfuyait. Mais la nouvelle Super-Administratrice avait décidé de rencontrer Lennart, et se moquait que le chevalier noir fût là ou non pour l'accompagner.
Ils traversèrent la moitié du continent en quelques heures.
La masse compacte de la Forêt Changeante s'éloigna dès les premiers instants, tandis que s'étendaient les longues plaines rocheuses, puis les champs interminables du royaume d'Istrecht. Le Grand Ravin et sa ville équilibriste, établie au-dessus du vide, passèrent avec la soudaineté d'un coup d'épée. Au-dessus des steppes australes, Karda commença à ralentir. Le vent du Sud battait le casque de Siegfried ; il apportait des griffures neigeuses qui remplaçaient l'herbe raréfiée.
Enfin, les exhalaisons fétides de Kitonia, qui formaient un perpétuel champignon de fumée, traversèrent l'horizon. Karda descendit en flèche ; ses ailes fondirent, et ses jambes couvertes de cristaux rabotèrent la roche sur une dizaine de mètres.
Malgré l'activité incessante de ses haut-fourneaux, la cité était exceptionnellement silencieuse. Karda entra la première, comme si elle était attendue ; Siegfried la talonnait en pestant. Il vivait cette reddition spontanée comme la plus cuisante des défaites. Si Siegfried avait dû affronter le pouvoir du Dragon, au moins s'en serait-il tiré avec les honneurs, au lieu de quoi il marchait comme un vaincu, la tête basse, traîné par celle qu'il était censé appréhender.
Karda s'arrêta au milieu de la rue, bloquée par des adolescents qui traînaient des charrettes de charbon. La blancheur immaculée de ses vêtements, l'or fin de ses cheveux, sur lesquels la cendre ne parvenait pas à s'accrocher, avaient quelque chose d'irréel. Sans parler du pouvoir de Supra, auquel les péons analphabètes sous la coupe de Lennart étaient sans doute aveugles, mais que Siegfried sentait brûler tel un petit soleil.
« Pourquoi a-t-il construit tout ceci ? demanda-t-elle brusquement.
— Pour consolider sa position. Lorsque Lennart est sorti de la crypte, il ignorait quelles oppositions pourraient se manifester à l'égard des Protocoles.
— C'est vrai. Et Mû lui avait enlevé son statut de Sysade. Il devait donc rester à l'écart, protégé, et accumuler le pouvoir par l'entremise d'outils remplaçables – tels que vous. »
Les colonnes de fumée montaient au-dessus de sa tête comme si toute la ville était en feu.
Si Karda cherchait à moquer le rôle du chevalier dans ce projet, elle se trompait. Siegfried se satisfaisait de sa condition d'outil.
« Exact. L'Empire Austral est un outil ; un outil temporaire, en attendant qu'il absorbe le pouvoir de Supra.
— Devenir Super-Administrateur. Réveiller Noah Williams et sa clique. Et ensuite, envahir Antarès. »
Elle paraissait troublée. Siegfried pouvait le comprendre. Bien que Karda n'eût pas vraiment pris position cinq siècles plus tôt, son cœur penchait très certainement pour l'autre camp, le camp de l'immobilisme et de l'inaction. Mais les choses avaient changé. Sans surprise, l'immobilisme n'avait mené à rien. Seuls les Protocoles promettaient un avenir à Avalon, et à l'humanité – la véritable humanité, dont Siegfried et Lennart n'étaient que les modestes servants.
Cette humanité représentait tout pour eux. Siegfried était ravi que ses actions concourent à un but aussi clair, aussi noble, aussi essentiel.
Karda fit un détour dans la rue encombrée et marcha sur le palais. Les gardes grouillaient derrière les grilles, leurs armures figurant d'innombrables carapaces chitineuses. Le duo éveilla leur suspicion ; ils abaissèrent leurs lances entre les barreaux de fer, firent remarquer que Siegfried n'était pas attendu si tôt, que cette femme inconnue ne pouvait entrer dans le palais impérial, et d'autres exigences que Karda ignora superbement. Son regard passait au-dessus des gardes armurés, vers la toiture austère qui surplombait le palais comme un chapeau haut-de-forme sur le crâne d'un homme fatigué.
« Écartez-vous, grogna Siegfried. Nous venons voir l'Empereur. »
Il allait ôter son casque quand Karda répéta son injonction d'une voix tranchante.
« Écartez-vous. »
À la seconde suivante, les grilles s'ouvrirent, et les gardes qui se trouvaient encore derrière elles furent projetés contre les murs et sur les pavés, leurs lances brisées comme des cure-dents. Deux murs de cristaux s'élevèrent sur les côtés de Karda, qui formaient un chemin en ligne droite vers le cœur du palais. Siegfried la suivit sur cet ersatz de tapis rouge. Les lanciers affolés heurtaient la muraille transparente comme la grêle sur une vitre, ce qui ne faisait qu'émousser leurs armes.
Ils ne croisèrent personne d'autre dans le palais, sinon le balayeur anonyme qui nettoyait la suie dans l'antichambre de la salle d'audience.
« Messire Siegfried, salua-t-il en s'inclinant obséquieusement. Il vous attend. »
Karda donna un coup de pied aux portes fermées, qui furent arrachées de leurs gonds et traversèrent la moitié de la pièce. Les anciens sièges des ministres éclatèrent sous l'impact, ne laissant debout que le trône de l'Empereur, sur lequel Lennart, le Magnanime, était avachi dans une posture indolente.
« Je ne m'attendais pas à te revoir si tôt, Siegfried... et certainement pas toi, Karda. »
Il sauta de son siège et en fit le tour en évitant les planches éclatées qui constellaient le sol en deux figures symétriques.
« Laisse-moi réfléchir, dit-il en secouant ses cheveux blancs. Pourquoi es-tu ici ? Tu as abandonné Mû. Tu as volé son pouvoir. Tu as trahi celle que tu t'étais jurée de défendre... et pourtant... pourtant, cela fait sens ! Tu fais tout ceci pour la protéger, n'est-ce pas ? À moins que ce ne soit par pur égoïsme, pour ne pas t'alourdir de nouveaux regrets. Tu as décidé de prendre la décision à sa place, afin qu'elle n'ait pas à en porter le poids... et tu te moques des conséquences, du moment que Mû est sauvée.
— Exactement. »
Lennart s'arrêta et sourit.
« Dans ce cas, nous pouvons parvenir à un arrangement. Je ne suis pas ton ennemi, Karda. Je ne suis que l'instrument d'une volonté, celle de Noah Williams, qui est inscrite dans les Protocoles. Dans les racines mêmes d'Avalon. Ces Protocoles stipulent que les Modèles qui peuplent aujourd'hui Avalon ne sont pas des humains, et doivent être effacés. Mais ils ne disent rien de Mû. Et je peux donc te promettre sa sécurité. En échange, bien sûr, de ce pouvoir. »
Karda parut méditer ces paroles pendant plusieurs secondes, mais avare elle-même de discours, elle n'ouvrit la bouche que pour un seul mot :
« Non.
— C'est-à-dire ?
— Non, répéta-t-elle. Tu l'as dit toi-même : tu ne fais que suivre la volonté de Williams. Tu ne peux pas promettre en son nom. »
Lennart passa une main dans ses cheveux.
« Tu n'as pas tort. Et je vois très bien où cela nous mène. Tu veux parler à Noah, n'est-ce pas ?
— Puisque Mû est absente des Protocoles, je ne peux traiter qu'avec lui. C'est toujours le coordinateur du projet, après tout.
— Laisse-moi réfléchir, si tu le permets. »
L'Empereur n'avait pas plus d'options que Siegfried dans la Forêt Changeante. Karda possédait le pouvoir de Supra, et elle faisait une faveur à Lennart en lui permettant de brosser les termes d'un accord, plutôt que de le pulvériser sur place et d'arracher elle-même Noah Williams à son cercueil de glace.
« Fort bien, conclut le Magnanime en souriant. Tout est prêt pour que nous procédions au réveil des Précurseurs. Noah n'apprécie guère Mû, mais c'est un homme raisonnable, et il accédera à ta requête – pour peu que tu lui donnes le Dragon de Cristal.
— Je ne comptais pas le garder, de toute façon.
— Eh bien, allons-y sans plus tarder. J'étais en train de mettre en place une invasion d'Istrecht, mais si nous pouvons nous épargner ces efforts, allons au plus simple. »
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