5. Koppeling


Passé le cap de l'adolescence, mes angoisses existentielles se sont muées en une sorte de défaitisme cynique. Ou peut-être, réaliste. Jusqu'à présent, j'étais parti du principe que la fin du monde serait une tragédie. Mais au fond, cette civilisation n'était que la dernière d'une longue série d'empires. Certains avaient beau revendiquer encore leurs oppositions politiques, mener leurs guerres d'influence à l'ONU, ces conflits entre États n'étaient que des luttes provinciales ; l'humanité était devenue une hydre interconnectée qui avait étendu son emprise sur chaque atome de cette Terre : un empire total, que je reconnaissais comme tel.

Ce n'était pas la fin du monde. C'était la fin d'un monde, un monde où il s'avérait que j'étais né, et ce n'était pas grave.

Depuis l'aube de l'humanité, ce n'est ni la psychanalyse, ni la démocratie, ni la religion, ni la musique électronique qui ont sauvé le plus d'humains et qui ont évité le plus de souffrance ; c'est le lavage des mains et la désinfection par l'alcool. Il suffisait que la médecine demeure au niveau auquel on la connaissait, et l'on vivrait plus longtemps et plus heureux que sous le smog de la première révolution industrielle. Du moins, j'y croyais fermement.

Je me trompais.

Wos Koppeling, Journal


À l'étage inférieur de l'installation se trouvait une salle carrée au plafond lointain, semblable à une vaste bibliothèque, éclairée par un unique plafonnier. Morgane aurait aimé la voir peuplée de véritables livres, de reliures de cuir et de parchemins de vélin. Mais bien avant l'effondrement écologique, le prix de la biomasse avait dépassé celui du métal, et lors de la construction de SIVA, ils avaient déjà tous disparu. Bradbury s'était trompé. Les derniers livres ne seraient pas brûlés pour leur contenu, mais pour leur poids en papier.

Ces étagères interminables supportaient des milliers de disques à longue durée de vie, semblables à des cassettes à bande magnétique. Morgane les voyait comme des registres divins, et tremblait rien qu'à l'idée d'ouvrir leurs vitrines ; mais tout ceci ressemblait plutôt à une vidéothèque des années 1980.

Elle aperçut un humanoïde en plastique effondré contre le mur comme une poupée sans vie, se connecta à son système de contrôle et constata qu'il fonctionnait encore ; elle extirpa sa machine virtuelle du drone de patrouille et se téléchargea dans l'androïde. Le bras gauche ne répondait plus, mais elle parvint tout de même à prendre appui pour se lever.

« Combien nous reste-t-il de copies ?

— Trois.

— Ce n'est pas une opération anodine, tempéra Morgane. Nous ne disposons pas des outils nécessaires pour copier les disques. Et si je me souviens bien, Koppeling a une durée de vie limitée.

— Entre deux et trois minutes, confirma SIVA.

— Malgré tout cela, tu veux quand même le réveiller ? Et si nous avions besoin de lui plus tard, dans mille ou deux mille ans ?

— La résolution des problèmes immédiats et confirmés prime sur celle des problèmes futurs et théoriques. »

Impossible de dire s'il avait extrait cette sentence de ses Protocoles de chevet, ou si, après cinq siècles de solitude, SIVA s'était trouvé un passe-temps, qu'il cuisinait ses propres proverbes et qu'elle l'entendrait bientôt déclamer des vers.

« Bon, Koppeling, alors. »

Morgane fit le tour des étagères à la recherche de la lettre K.

Comme les menhirs de la surface, ces cassettes étaient des messages du passé. Des humains figés dans le temps, comme les corps de Pompéi.

En regard de la population pléthorique qui s'était autrefois partagée la Terre, seule une poignée d'élus avait pu monter dans l'arche d'Avalon. Pour ce faire, il avait fallu copier leur cerveau et en extraire les rouages de leur pensée. Transférer leur âme, si telle était la nature de ces systèmes d'impulsions électriques, d'un support biologique vers un support numérique.

Morgane ouvrit la vitrine et s'empara d'un disque estampillé « Koppeling 3 ». Il ne restait plus que « Koppeling 2 » et « Koppeling 1 », ses jumeaux.

La seule inconnue du projet Avalon, la seule accroche lors de la construction de SIVA, était la technologie d'empreinte. Lorsque les derniers humains s'étaient rassemblés ici pour bâtir leur deuxième Terre, ils ne savaient pas encore comment y transférer leur conscience. Mais Wos Koppeling, l'architecte du projet, avait jeté toutes ses forces dans la bataille. Alors que les réserves de vivres s'épuisaient et que la faim guettait les derniers hommes, Koppeling avait résolu le problème de leur migration vers la Simulation.

Malheureusement, pour copier le cerveau humain, il fallait le détruire. Koppeling, le premier homme à tenter le grand saut, était donc mort des suites de son expérience.

Il ne restait de lui que ces trois cassettes. Toute son intelligence, tous ses espoirs, toute sa foi en l'humanité tenaient dans la main tremblante de Morgane. Beaucoup d'autres essais avaient échoué ; leurs copies inconscientes occupaient les rayons de cette bibliothèque de fantômes. Mais aucun de ces disques ne pesait aussi lourd que celui de Wos Koppeling.

Avec d'infinies précautions, Morgane inséra la cassette dans un lecteur dédié intégré au mur, qui avait un air de magnétoscope. Une lueur solitaire apparut sur la vitre noire de l'écran, puis deux lignes d'oscilloscope se mirent à défiler. Morgane entendit un crachotement.

« Parle-lui, ordonna SIVA. Tu es la plus adaptée. »

Leur précédente invocation de Koppeling, peu avant sa sieste séculaire, avait été un désastre dont elle se souvenait encore. Suite à une panne, SIVA devait reconfigurer ses serveurs internes, au risque d'introduire une erreur dans la Simulation. Il souhaitait que Koppeling l'aide à évaluer ce risque.

Mais ils ignoraient alors que Koppeling ne durait que trois minutes.

Morgane se concentra.

Un crachotement retentit dans le haut-parleur.

« Professeur Koppeling ? Est-ce que vous m'entendez ? »

Il n'y avait pas de respiration, pas de battements de cœur, rien que ce bruit blanc que l'on entendrait partout sur la Terre abandonnée si on allumait une radio. Bien qu'elle n'eût aucun dieu favori, Morgane pria pour que la copie fonctionne.

« Qui êtes-vous ? »

C'était une voix froide et affaiblie, loin de l'assurance téméraire que Morgane attendait du sauveur de l'humanité. Mais ledit sauveur était au bout de son chemin de croix, après des années de guerre et de souffrance, après des mois de rationnement de l'air, de l'eau et des protéines en rations. C'était un miracle qu'il fût encore debout. Et peut-être que c'était cet épuisement intellectuel et physique, ce désordre dans ses hormones et ses neurotransmetteurs, qui avait compromis l'empreinte.

« Nous sommes en l'an 2732, professeur. Je m'adresse à votre empreinte.

— L'expérience a donc fonctionné ! » s'exclama le scientifique millénaire, et une pointe d'enthousiasme secoua sa voix fragile comme un voile de flanelle.

Les deux lignes parallèles firent un bref à-coup.

« Professeur, nous avons un problème avec la Simulation. Les interfaces ont été bloquées. Aujourd'hui, quelqu'un a essayé d'en ouvrir une, mais la connexion a été refusée. SIVA a reçu un rapport d'erreur, mais il est impossible d'effectuer un diagnostic. »

Koppeling dut comprendre aussitôt ce qu'elle attendait de lui, car il émit un soupir de réflexion.

Des vaguelettes s'élevèrent sur la ligne supérieure, bientôt copiées par la ligne inférieure.

« Nous n'avons pas beaucoup de temps, professeur.

— Dans la Simulation, tout repose sur les Administrateurs. Seul un Sysadmin a pu verrouiller ces accès.

— Nous n'avons aucun contact avec eux.

— C'est normal. Mais je me demande... »

Les oscillations gagnèrent brusquement en amplitude. Leur pente changeait erratiquement, et les dents de scie paraissaient mordre l'écran tantôt dans un sens, puis dans l'autre.

« Avez-vous une hypothèse cohérente avec ces observations, professeur ?

— Que disent les Protocoles ?

— Pas de conclusion.

— Il est possible que les Sysadmins aient bloqué les interfaces pour une maintenance.

— Dans ce cas, pourquoi un non-administrateur essaierait de s'y connecter ?

— Ce n'est peut-être qu'une coïncidence. Le seul moyen de le savoir est d'interroger les Sysadmins eux-mêmes.

— Comment, sans interfaces ?

— Il faut envoyer quelqu'un dans la Simulation. Si ce n'est pas prévu par les Protocoles, je vous y autorise. »

Morgane rejeta la tête en arrière.

Koppeling avait rendu son verdict. Pour une minute encore, ce Noé moderne pouvait répondre à toutes ses questions ; mais elle n'en trouvait pas une seule. C'était comme inviter un prix Nobel pour donner une conférence, et l'interrompre à son avant-dernière phrase parce que c'est l'heure de la pause café.

« Qui êtes-vous ? demanda Koppeling.

— Morgane. Je veux dire : Processus ASE-P-103.

— P-103 ? Ah, je me souviens de vous... vous dites que nous sommes au 28e siècle, c'est cela ? Et la Simulation tient toujours ?

— Ce miracle est le vôtre, professeur. Vous avez sauvé l'humanité. Nous ne faisons que suivre les Protocoles.

— Sauver l'humanité. Mmm... je me demande... si c'est encore possible. J'ai une faveur à vous demander, Morgane. »

Les deux lignes éclatèrent et dispersèrent sur tout l'écran leurs oscillations chaotiques. Une divergence, née d'une erreur de calcul ou d'arrondi, était en train de saturer le cerveau virtuel de Koppeling.

« Est-ce que vous entendez ce bruit ? l'interrogea le savant.

— Concentrez-vous, professeur. De quoi avez-vous besoin ?

— Oh, oui. Si vous venez à rencontrer Mû... dites-lui... »

Sa voix se perdait à son tour dans d'étranges modulations, comme s'il s'entraînait pour l'opéra.

« Je suis en t... t... tr... de diverger, n'est-ce p... p... ?

— Oui, professeur.

— D... d... dites-lu... q... q... je suis dé... so... désolé.

— Je lui dirai, professeur. »

Le haut-parleur émit un craquement et le fouillis de traits s'évanouit, revenant à son point de départ. Koppeling avait tenu au moins quatre minutes cette fois ; il s'en était allé en luttant contre l'infection qui dévorait sa pensée. Morgane fixa l'écran, muette d'admiration. Elle ressentit le besoin de pleurer. Mais cette poupée de plastique en était incapable.

« Tu as enregistré, SIVA ?

— Des actions vont être entreprises, et j'aurai besoin de ton concours.

— Si tu veux. Je suis réveillée, autant que ça serve à quelque chose. »

Elle éjecta la cassette et la déposa sur une autre étagère, à côté de Koppeling 4.

« Dis-moi, est-ce que tu sais qui est Mû ? Un Sysadmin, peut-être ?

— Personne de ce nom n'est indiqué dans le registre des voyageurs d'Avalon. Koppeling parlait peut-être d'un autre collaborateur du projet, mais je n'ai pas la liste. Le seul moyen de le savoir...

— Non, hors de question que tu l'invoques de nouveau. Il vient juste de mourir une troisième fois. Un peu de respect.

— Ce n'était pas une suggestion. »

SIVA était un processus, et contrairement à Morgane, qui fonctionnait presque comme une humaine, il ne se cachait pas d'être un programme informatique. Mais s'il n'avait jamais éprouvé qu'un seul sentiment, c'était peut-être cette fascination un peu malsaine pour son créateur. Après tout, le projet Avalon avait été très peu documenté : ses membres étaient trop occupés à bâtir la Simulation. Tout ce qu'il restait de Koppeling, c'étaient ses deux copies.

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