48. La chute


Je ne doute pas, oui, je ne doute pas, que Mu saura faire un bon usage de son pouvoir.

Wos Koppeling, Journal


Les deux armées en lutte, qui se trouvaient juste sur la trajectoire de son bras, furent instantanément réduites à néant.

Le souffle de l'impact coucha tous les arbres du Nord. Il descendit jusqu'aux montagnes où l'on construirait plus tard la muraille de Vlaardburg, et se heurta à leur inflexibilité. Mais l'onde de choc traversa le continent d'un bout à l'autre ; elle entra dans la mer et l'océan se souleva en une vague immense, qui ferait le tour du monde en quelques heures.

Tout un pan de la carte d'Avalon s'était enfoncé dans l'eau, et quand Mû se releva, la plaine de la bataille, et la colline des arbitres, avaient toutes les deux disparu. Il ne restait qu'un lit de lave refroidie qui plongeait dans la mer, et dont s'élevait un rideau de vapeur.

Le sol était constellé de cristaux de Sysade. Elle rassembla une poignée d'entre eux pour se tisser des vêtements chauds – car contrairement aux simples Sysadmins, Mû pouvait modifier la structure atomique des cristaux, et les changer en toutes sortes de matière.

« Karda ? » appela-t-elle, mais sa voix était trop faible en comparaison des éructations de la terre fracturée.

Tout lui paraissait flou. Son corps lui répondait à peine, et avec une demi-seconde de latence, et elle se cognait régulièrement en remontant la pente. Peut-être le serveur d'environnement peinait-il à traiter une mise à jour d'une telle ampleur. Sur son chemin, parmi les blocs de lave cristallisée, elle entraperçut des flaques d'un liquide noir qui n'appartenait pas à Avalon. Des bogues que le serveur n'arrivait pas à traiter. L'impact avait été si brutal que certains Processus impliqués dans la bataille avaient perdu leur corps sans perdre tout à fait la vie. Ils étaient de facto devenus des fantômes.

« Karda ?

— J'ignore où elle est. »

Le regard vague, Lennart faisait face à la désolation depuis une petite butte de terre qui la surplombait. Il avait préservé cette falaise minuscule par un bouclier de cristaux, dont les vestiges éclatés gisaient épars autour de lui. De la suie se collait dans ses courts cheveux blancs.

« Karda est aussi une Sysade, remarqua-t-il, mais elle a assisté à ta chute de plus près que moi. Il est probable qu'elle ait été pulvérisée.

— Non, non... hoqueta Mû.

— Et si elle n'est pas morte, après ce qu'elle a vu, elle s'est sans doute enfuie. »

Il posa ses yeux sur elle. Contrairement à ce qu'elle aurait cru, Lennart ne la jugeait point, ne la haïssait point. Il était juste surpris.

« Je pensais, moi aussi, qu'il n'y avait que deux issues possibles. Mais finalement, aucun de nos deux camps n'a gagné cette guerre. C'est toi qui as gagné. Voilà donc pourquoi tu es ici. Tu n'es pas une déesse protectrice d'Avalon, tu es son impératrice, que tu le veuilles ou non. »

Mû tomba à genoux. Des molécules organiques étaient dispersées dans l'air sous forme d'aérosol. Tout ce qu'il restait de milliers d'humains jetés dans cette bataille, et peut-être, de Karda.

« Franchement, à quoi t'attendais-tu ? Voilà une dernière confirmation que Koppeling était cinglé. Ce n'est pas le pouvoir de sauver le monde qu'il t'a donné, mais celui de le détruire. Il te suffit d'appuyer sur un bouton, Mû, et toute cette mascarade prendra fin. »

Il tourna des talons, ramassa une partie de ses cristaux et se mit à léviter. Comme Karda, Lennart était un Sysade.

« Attends... où vas-tu ?

— J'ai perdu. Je n'ai plus d'armée. Mais ce n'était qu'une bataille. Comme tu peux t'en douter, rien ne me fera dévier des Protocoles. Je reviendrai, et cette fois, je sais que tu n'oseras pas lever la main. »

Mû serra une poignée de cendres dans sa main, comme s'il s'agissait de la main de Karda.

Son cœur se creusa d'une puissante colère.

Jusqu'à présent, Mû n'avait jamais connu ce sentiment. Mais l'invocation du Dragon l'avait changée. Elle était en colère contre elle-même, contre le monde, contre Koppeling – et contre Lennart. Alors, elle ramena à elle plusieurs kilogrammes de pierres et, lorsque l'Ase s'envola, elle le poursuivit.

Ils passèrent au-dessus de la forêt balayée tels deux furieux éclairs. Quand ils atteignirent les premiers monts, Lennart prit d'innombrables détours pour la semer. Mû jetait des pierres dans sa direction, qui faisaient éclater les sommets, et couvraient les flancs des montagnes d'avalanches mortelles. Elle le perdit de vue, mais parvint à suivre sa trace, car elle sentait le mouvement des cristaux de Sysade à des kilomètres de distance.

Ils atteignirent les dernières forêts du Sud d'Avalon, les steppes désertiques de ce qui serait plus tard l'Empire Austral, passèrent sans le voir un village qui ne se nommait pas encore Kitonia, et se rejoignirent au-dessus des premiers glaciers.

Cette fois, plutôt que de projeter d'autres pierres sur Lennart, Mû s'empara des siennes. Les cristaux se détachèrent un à un de son dos, où ils formaient des ailes élégantes, pour disparaître dans le vent. Lennart se mit à plonger ; elle le suivit selon le même angle, et ils s'écrasèrent tous deux dans la neige.

Malgré le blizzard intense et la neige qui lui arrivait aux genoux, Lennart se releva d'un bond alerte.

« Tant que tu n'es qu'une Sysade, nous sommes à égalité. Si tu veux me détruire, Mû, libère ce dragon de cristal qui sommeille en toi. Ce sera plus rapide, plus simple, plus efficace. Alors, qu'attends-tu ? C'est bien ce que je pensais. Si tu n'oses pas te servir de ton pouvoir, c'est comme si tu n'avais aucun pouvoir. »

Il jeta une volée de cristaux dans sa direction, qui se fondirent dans le blizzard. Ils s'écrasèrent en fragments microscopiques sur les boucliers qui entouraient Mû. Elle répliqua en vaporisant ses pierres ; le vent changea de sens, et frappa Lennart sans qu'il puisse répliquer.

L'Ase tomba et s'enfonça dans la neige.

« Vas-y, cracha-t-il, mets donc fin à cette guerre. »

Mû lui attrapa la main et l'écrasa furieusement, arrachant son pouvoir de Sysade. Elle suspendit des lames de cristal au-dessus de Lennart, qui soutint sa défaite en serrant les dents.

« Mais n'oublie pas, ajouta-t-il. Je ne suis qu'un instrument. Tu peux me détruire, mais tu ne peux pas détruite la volonté que renferment les Protocoles. »

Lennart roula sur le côté et bondit sur ses pieds. Les lames partirent dans sa direction, mais se plantèrent dans la glace en le manquant de peu. Il disparut dans le blizzard. Mû ne souhaitait pas le poursuivre. Elle avait froid.

Ses jambes la lâchèrent, elle tomba à genoux et décida que ce n'était pas le pire endroit pour disparaître.

« Mû ? »

Des mains se glissèrent sous ses épaules et la secouèrent vivement. Elle entrouvrit un œil.

La neige se cognait contre un bouclier transparent, en forme de demi-sphère, et sous cet abri temporaire, Karda était penchée sur elle.

« Tu... tu es encore là ?

— Je vous ai poursuivis de loin. Qu'est-ce qui est arrivé à Lennart ?

— Il est... il est parti. »

Karda observa la tempête de neige qui les enfermait dans leur ombre. On n'y voyait pas à dix mètres.

« Eh bien, nous n'avons pas à nous soucier de lui. Je t'emmène.

— Laisse-moi ! cria-t-elle, et le bouclier de cristal éclata en mille morceaux, les projetant toutes deux dans la neige épaisse. Je dois... je dois... je vais rester ici. Rester seule.

— Je ne peux pas te laisser seule, insista Karda.

— Pourquoi ? »

La question semblait vraiment lui donner du fil à retordre. Les flocons s'accumulèrent sur ses sourcils tandis qu'elle cherchait ses mots.

« Parce que c'est comme ça. Il y a des gens qu'on n'abandonne pas. »

Elle se traîna vers Mû et la prit dans ses bras. Le vent tourbillonnait autour d'elles sans parvenir à les séparer, et les larmes de Mû formèrent des traînées de givre sur son épaule.

« Je me suis trompée. J'ai tué tous ces gens... parce que je croyais... je croyais qu'on pouvait utiliser ce pouvoir pour sauver Avalon. Mais c'est une malédiction, Karda. Je suis une malédiction. Koppeling... Koppeling détestait vraiment l'humanité, finalement.

— Ne parlons plus de lui, proposa Karda en frictionnant ses mains gelées. Viens, rentrons. Je sais que tu as mal, et je sais que tu préférerais être seule. Mais je serais toujours là pour t'aider. C'est d'accord ?

— D'accord » murmura Mû.

Karda ramena à elle ses pierres de Sysade, les fixa sur ses bras et souleva Mû, qui tanguait déjà sur la frontière de rêves. Elle lui sourit. Et même le dragon monstrueux qui s'était lové dans son cœur, furieux et insatiable, recula face à ce sourire.

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