47. La bataille des Sysades


Je lui ai laissé le choix. Elle aurait pu renoncer à ce pouvoir ; il n'aurait alors existé aucun Super-Administrateur dans Avalon, comme le prévoyaient les plans initiaux du projet.

Je me rends compte à présent que c'était extrêmement hypocrite de ma part. Bien sûr que Mû allait accepter. Je l'ai vu depuis l'arrivée de Matiev et de son groupe de recherche. Mû est ce genre de personne qui dit oui à tout. Elle espère sincèrement pouvoir aider l'humanité.

Mais je ne lui ai pas expliqué toute l'étendue de son pouvoir.

Je ne peux pas tout dire... je ne peux même pas l'écrire dans ce journal.

Wos Koppeling, Journal


Chacun des deux camps pensait prendre l'avantage en quelques minutes, déclencher un mouvement de panique chez ses adversaires, et assister tranquillement à leur débandade. Ils avaient organisé la bataille comme un match de football en campagne : une plaine isolée au Nord d'Avalon, à distance raisonnable de toute habitation humaine ; des équipes médicales censées ramasser les premiers blessés ; et au sommet d'une colline qui surplombait la scène, deux délégations qui se regardaient en chiens de faïence, toutes deux convaincues d'être dans le droit. Ces arbitres devaient siffler la mi-temps, et si les deux camps venaient à se séparer dans la confusion, recompter les troupes et décider du vainqueur par divers moyens contractualisés.

Mais dès le premier assaut, la bataille avait échappé à leur contrôle.

Les arbitres hurlaient depuis une demi-heure en agitant les bras, tels des chamanes appelant à la clémence des tempêtes ; car toute la plaine n'était plus qu'un tourbillon tumultueux, dont les vents de traîne secouaient les herbes à leurs pieds et tiraient sur leurs manteaux. À ce stade, la moitié des belligérants avait perdu la vie. Les médecins n'osaient pas s'approcher. De temps à autre, un corps désarticulé tombait à leurs pieds, qu'ils traînaient discrètement à distance.

Le pouvoir des Sysades était un outil de développement, prévu pour modifier la structure d'Avalon afin d'y rendre la vie plus agréable ; démonter les montagnes par blocs de cent tonnes pour bâtir des ponts, des villes et des villages. Face aux cristaux azur, le corps humain était aussi fragile qu'un ballon rempli d'eau. Derrière les vents de poussière qui montaient de la plaine, on apercevait les Sysades encerclés de leurs pierres, qui formaient comme des tornades de flammes bleues. Et les humains qui tentaient de s'enfuir, lorsqu'ils se heurtaient à ces murs de vent, disparaissaient dans un brouillard pourpre.

L'air avait pris une odeur de sang, une puanteur d'abattoir qui remontait jusqu'à eux.

« Il faut faire quelque chose, lança un des arbitres. Mû doit arrêter la bataille. »

Sa requête rencontra de l'approbation parmi les visages blêmes, horrifiés, qu'une fascination malsaine attachait néanmoins encore à ce spectacle d'anéantissement. Oui, Mû devait mettre fin au massacre ! Comment ? Ils l'ignoraient tout aussi bien qu'elle. Mais la sachant dotée de pouvoirs supérieurs, il s'imaginaient qu'il lui suffisait de claquer des doigts pour établir sa volonté en ce monde.

Ils avaient cru la même chose des Sysades ; or ceux-ci, loin de contrôler leurs pouvoirs, ratissaient le champ de bataille en foudroyant leurs ennemis – et parfois, leurs alliés pris dans le tourbillon.

Seul Lennart, dirigeant de facto des partisans d'Antarès, protesta d'un hochement de tête.

« Faire intervenir Mû ne changera rien. Nous devons aller jusqu'au bout.

— Mais c'est une boucherie ! protesta un arbitre.

— Nous luttons pour déterminer l'avenir du monde. Quel que soit le camp vainqueur, il n'y aura aucune place pour le camp vaincu : ceux-ci devront être anéantis jusqu'au dernier. Vous le savez. Je le sais. C'est pourquoi toutes mes forces sont dans cette plaine ensanglantée, et si nous venons à vaincre, je les emmènerai à travers Avalon détruire vos derniers bastions. »

Ses propres officiers s'entre-regardèrent avec stupeur.

« Vous êtes fou, Lennart.

— Je suis réaliste. Notre cohabitation est impossible. Si nous essayons d'implémenter un armistice, nous ne ferons que remettre le conflit à plus tard, et risquer de détruire totalement Avalon.

— Assez. Vous dites cela parce que vous savez que Mû est de notre côté. Vous craignez qu'elle anéantisse vos Sysades jusqu'au dernier. »

Ils parlaient d'elle comme d'une absente, mais Mû était bien ici, avec eux, sur cette colline, forcée d'assister à cette célébration infernale. Son visage était marqué d'une incompréhension totale. Derrière l'excuse de la logique brandie par Lennart, cette bataille, l'accomplissement d'une guerre qui n'avait cessé de dégénérer, révélait plutôt l'impossibilité des humains à vivre en paix.

Elle comprenait pourquoi Koppeling avait sauté du train en marche, et pourquoi il avait laissé ce rôle à la seule passagère d'Avalon qui ne soit ni une Précurseure, ni une Ase. Il pensait qu'elle était la seule en mesure de juger équitablement l'humanité.

« Tu ne leur dois rien, intervint Karda en lui prenant la main. C'est leur guerre, et tu n'as pas à intervenir.

— Pour une fois, je suis d'accord avec vous, ajouta Lennart. Si Mû prend position, quel que soit le camp favorisé, cela engendrera un déséquilibre, qu'Avalon traînera comme une malédiction. »

Mû n'entendait leurs arguments qu'à demi. Les échos de la bataille, ses explosions de lumière bleue traversant les volutes de poussière, ses odeurs infectes, ses cris d'agonie et ses rires de victoire, brouillaient ses sens et absorbaient sa pensée. Elle avait envie de s'enfuir, mais ses jambes tremblantes ne pouvaient la mener nulle part.

« Mû ? Est-ce que tu vas bien ? »

Elle leva un regard désespéré vers Karda. La seule qui ne la craignait pas, ni ne la déifiait. La seule qui méprisait ce pouvoir maudit...

« Partons, proposa-t-elle. C'est leur guerre. C'est eux qui l'ont voulue. Tu n'as pas à te battre pour eux.

— Si vous nous abandonnez maintenant, vous reniez la mémoire de Koppeling ! Protesta un arbitre.

— Il croyait en vous ! Renchérit un autre.

— Ingrate ! Pesta un troisième.

— Ne venez pas nous parler d'ingratitude » les interrompit Karda d'un air menaçant.

Ses pierres de Sysade, qu'elle portait en bandoulière comme une ceinture de munitions, frémirent.

« Sans Mû, le projet Avalon aurait échoué. Nous n'aurions jamais trouvé comment stabiliser les Empreintes. Vous ne seriez pas ici. Vous seriez morts sur Terre. Vous lui devez déjà la vie. À elle. Pas à Koppeling. Si Koppeling n'avait pas été là, un autre ingénieur aurait pris sa place. Mais sans Mû...

— Elle a raison, ajouta Lennart. Vous avez tort de croire que Mû vous doit quelque chose. Le projet n'a abouti que grâce à son concours, et à la participation de Karda. Vous préférez peut-être croire que Koppeling était un génie dédié au projet Avalon, mais c'est un mensonge commode. Koppeling était un misanthrope notoire. S'il était là, à la place de Mû, il se rirait de vos ambitions, comme des miennes, et plutôt que de chercher à arrêter la bataille, il nous massacrerait tous sans état d'âme. Non, si Koppeling a choisi Mû pour ce rôle, c'est parce que Mû était plus humaine que lui. Que vous et moi. »

Quelle ironie.

Elle lâcha la main de Karda et s'écarta d'elle.

« Ne fais pas cela, l'implora la Précurseure.

— Je n'ai pas le choix. Vas-t'en, Karda. Ce sera trop dangereux.

— Attends... »

Mû descendit la colline.

Elle espérait seulement que Karda détournerait les yeux.

Lorsque les arbitres se réduisirent à de petites figurines camouflées par le vent, Mû s'envola sur une vague de cristaux, qui apparaissaient et s'effaçaient sitôt qu'elle n'avait plus besoin d'eux. Les belligérants ne la remarquèrent pas, alors elle monta plus haut, jusqu'à rencontrer les premiers nuages ; il montait au-dessus de la bataille une fumerolle grise, rouge et bleue, comme si la terre s'était fracturée en cet endroit.

Suspendue à mi-chemin entre le ciel et la terre, Mû hésita une dernière fois.

Mais encore une fois, le choix n'était qu'une illusion.

Le pouvoir de Super-Administratrice descendit sur elle comme un fleuve en crue. Elle sentit son apparence humaine se déformer, enfler comme un ballon en altitude ; tout son corps de couvrit de cristaux bleus, s'allongea sur des kilomètres. Sa conscience originelle était encore présente, mais comme simple spectatrice. Car ce pouvoir qu'elle appelait était trop grand, il dépassait toutes les limites de la Simulation. Il ne pouvait pas être contrôlé, juste ressenti.

Wos Koppeling avait créé un dieu. Il avait attaché ce dieu à Mû. Mais ce dieu n'était pas Mû. C'était le Dragon de Cristal.

Elle dépassa les nuages et la courbure d'Avalon lui apparut nettement, ainsi que le disque solaire, dont ses écailles séparaient les rayons tels des millions de prismes. Mû était désormais visible de tout le continent. Elle n'en avait pas conscience, mais elle était devenue le Dragon que l'on inscrirait plus tard dans la légende. Elle voyait dans toutes les directions, car ses écailles étaient ses yeux, et aucun brin d'herbe d'Avalon n'échappait à son regard. Sa perception traversait la fumée de la bataille ; elle avait l'impression d'être présente partout. Elle sentait la douleur de l'homme transpercé par une lance de cristal ; elle sentait la colère et le désespoir de celle qui venait de le tuer. Le sang qui montait de la plaine, comme une fumée sacrificielle, se collait à ses écailles, comme s'il formait le substrat de ses larmes. Elle tuait, elle était tuée, elle se tuait elle-même, telle l'Ouroboros. Son cœur éclata dans sa poitrine.

Une ombre immense recouvrait désormais le sommet du continent, et engloutissait le champ de bataille. Les combattants levèrent la tête, mais ce ne fut que pour acclamer le Dragon, dont chacun pensait qu'elle était venue pour les aider. Ils n'envisagèrent même pas d'arrêter le combat, et au contraire, lui dédièrent chacune de leurs nouvelles victimes en levant fièrement leur poing au ciel.

Les arbitres s'étaient enfuis de la colline, ne laissant que Lennart et Karda.

« Arrête, murmura cette dernière, tétanisée.

— C'est trop tard » dit Lennart.

En effet, c'était trop tard. Avant d'arriver à prendre le contrôle de son pouvoir, Mû avait atteint le point de bascule. Le Dragon pesait trop lourd sur elle et sur la Simulation elle-même. Le soleil enfla comme une blessure. Les nuages s'enflammèrent et se couvrirent de scintillements. Surchargé de requêtes de mise à jour, étouffé sous le trop grand nombre de pierres de Sysades qui contrevenaient aux lois physiques, le serveur d'environnement rencontrait des difficultés. La foule en contrebas se figeait de manière arythmique.

Mû s'agrippa au ciel, mais ce dernier se décrochait sous son poids comme un vieux rideau. Des grandes lignes de fracture traversèrent le soleil rougeoyant.

« Nous devons partir, jugea Lennart.

— Pas moi » dit Karda.

Elle était à la fois terrifiée et déchirée par cette vision. Des morceaux de cristal tombaient désormais tout autour de la plaine, et quand les premiers s'écrasèrent sur les Sysades, ces derniers crurent encore que Mû les aidait à remporter la victoire. Mais Mû ne les aidait en rien. Elle était prisonnière de cette forme trop grande, qui tombait en morceaux. Condamnée à voir et à ressentir.

C'est alors que le Dragon s'effondra sur le monde.

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