45. Mû


Je sais que j'ai déçu Matiev, et que je continuerai de la décevoir. Car les gens comme moi finissent par décevoir tous ceux dont l'opinion comptait à leurs yeux.

Wos Koppeling, Journal


« Noah Williams, poursuivit Karda, n'a jamais caché qu'il méprisait les concepts fondamentaux de la Simulation. Wos Koppeling, le seul qui aurait pu s'opposer frontalement à lui, a manqué l'occasion de crever l'abcès. Le résultat, c'est que dès que Noah et ses partisans sont entrés dans Avalon, ils se sont mis en quête d'un moyen de modifier la Simulation pour arrêter le temps. Ou tout autre mécanisme qui leur permettrait de rester en vie jusqu'à notre arrivée sur Antarès. Ils s'étaient installés dans un laboratoire au Pôle Sud. Et ils ont fini par trouver. Pour les partisans de l'invasion d'Antarès, le système de stase rendait caduque le concept même de la Simulation. Ils ont donc réussi à écrire de nouveaux Protocoles avant que n'éclate la guerre qui nous pendait tous au nez : les partisans d'Eden, qui voulaient que l'humanité vive ici, et les partisans d'Antarès, pour qui Avalon n'était qu'un mauvais moment à passer.

— Je ne comprends pas, dit Morgane, estomaquée. Avec Mû, vous avez gagné la Guerre ! »

Karda fit une moue, et une onde parcourut les murs, dont la surface liquide flottait comme un drap suspendu.

« Ah, cette fameuse guerre. J'ai toujours eu l'impression d'être la dernière personne saine d'esprit dans le projet Avalon. Tous les gens autour de moi, dans ce bunker, étaient perclus de mélatonine, de caféine, d'opioïdes de synthèse et d'antidépresseurs. Même Koppeling et Williams avalaient leurs cachets tous les matins à dix heures, à côté de la machine à café. C'était peut-être le seul moment calme de la journée. Il y avait au moins un incident par jour. Il suffisait que deux techniciens pressés se rentrent dedans dans un couloir pour démarrer un pugilat. Et la seule réponse de Williams était de prescrire plus de cachets. Il n'avait pas vraiment le choix. Nous étions seuls au monde, à tenter de survivre dans notre petite boîte. C'était difficile. Les gens étaient à cran. Et, par miracle, nous avons tenu jusqu'au bout. Et quand nous sommes entrées dans la Simulation, moi devant Hypnos, et Mû par un canal numérique de service, je pensais que nous pourrions mener une vie tranquille. Mais nous n'avions pas évité la guerre, nous l'avions juste repoussée. Koppeling nous avait obligé à le faire. Parce qu'il était trop lâche pour y participer lui-même. »

Elle secoua la tête.

« Je ne vais rien vous cacher : c'était horrible. Les Sysadmins ont entraîné le reste des humains dans leur conflit. Tous ces humains que nous avions mis tant d'efforts à sauver, que nous avions ramassé sur toute la surface de la Terre... le tiers, la moitié peut-être, sont morts en quelques semaines. Le camp d'Eden était en train de perdre. Ils sont venus chercher Mû. Ils l'ont suppliée de se joindre à eux. Quand ils ont compris que Koppeling, dans son dernier geste, lui avait confié un pouvoir qui dépassait tous les Sysadmins, le camp d'Antarès a fait de même. Je n'ai jamais vu Williams et ses collègues. Je pense qu'ils ne voulaient pas assister au massacre, et qu'ils étaient déjà en stase. Les opérations étaient menées par Lennart et son armée d'Ases. Lui aussi, il est venu nous voir. Et lorsque tous les discours ont été prononcés, Mû s'est retrouvée seule face au choix que l'humanité avait refusé de faire, et qu'ils forçaient sur elle. Le choix entre Avalon et Antarès.

— Elle a choisi Avalon.

— Les Sysades des deux camps se sont regroupés pour une dernière bataille, tout au Nord du continent. Quand Mû est arrivée... disons juste que vous ne l'avez peut-être jamais remarqué sur les cartes, mais il manque un morceau de continent. Lennart et moi, nous avons survécu au cataclysme. Mû l'a poursuivi jusqu'au pôle Sud.

— Pourquoi ne l'a-t-elle pas tué ? lança Fulbert. Pourquoi n'a-t-elle pas détruit leur laboratoire ? Que lui est-il arrivé ? »

Karda se leva et effaça son siège. Elle marcha jusqu'à lui ; le Paladin aurait voulu s'écarter, mais il n'y parvint pas.

« MODL-P-4C30. Comment t'appelle-t-on ?

— Ful... Fulbert... dit-il, luttant contre cette force invisible qui émanait de Karda et traversait l'atmosphère inquiétante et les murs impermanents de la Forteresse.

— Fulbert. Tous les Modèles bogués que vous nommez les Nattväsen sont nés de l'impact de Mû sur la Simulation. Des Ases, des humains, des animaux pris dans la puissance démesurée de ces pouvoirs, et qui plutôt que d'être désintégrés, se sont inversés et reformés en une peste qui s'est étendue sur tout Avalon. Qu'aurais-tu ressenti à sa place, Fulbert ? Face à l'horreur née de tes propres mains ? Que ressentirais-tu si je t'ordonnais d'interrompre un pugilat dans une cour d'école, mais que ta seule arme était un fusil à canon scié ? »

Karda fit un pas en arrière, et Fulbert reprit contrôle de son corps.

« Et tout ceci alors qu'elle n'était même pas certaine de faire le bon choix. Alors que cela la forçait de contredire les Protocoles écrits par Williams, d'éliminer tous les Ases, de briser tous nos liens avec SIVA... et tu me demandes pourquoi Mû a refusé ce dernier meurtre ? C'était la goutte d'eau. »

La Précurseure tendit la main et tout un pan de mur s'envola, révélant une séquence de salles à l'architecture plus claire.

Elle haïssait Koppeling pour avoir donné le pouvoir de Supra à Mû, qui faisait reposer de facto le poids du monde sur ses épaules.

Elle haïssait Fulbert et Morgane pour être revenus traîner Mû dans la guerre.

« Je sais que vous pensez être dans le droit chemin. Vous défendez l'avenir d'Avalon, après tout. Et vous êtes bien les seuls : Noah Williams veut envahir Antarès, Koppeling ne voulait même pas sauver l'humanité, et moi, la seule chose qui compte encore pour moi, c'est elle. »

La Belle au bois dormant était allongée sur un lit de fleurs blanches, posé sur une table de marbre d'une simplicité déconcertante. C'était une jeune femme à la peau sombre, aux cheveux courts et légèrement bouclés. Elle était plus petite que Karda et vêtue d'une sorte de tunique de toile grise. Ses bras étaient croisés sur sa poitrine, ses mains immobiles – elle dormait profondément. La Précurseure s'agenouilla à côté de Mû et la contempla avec insistance.

Fulbert et Morgane se regardèrent.

Mû, le Dragon de Cristal, qui avait gagné la Guerre des Sysades ?

L'Ase fit le tour de la pièce à petits pas, étudiant la dormeuse à distance, comme un invité sur la scène qui tente de percer les secrets du magicien. Qu'est-ce qui pouvait attester que c'était bien Mû, et non une illusion de la Forteresse ?

« Qu'est-ce qu'il y a, Ase P-103 ? lança Karda. Vous êtes venus lui parler ou non ? Je ne peux pas vous en empêcher. Je lui ai promis de n'arrêter personne qui viendrait quérir son aide.

— Elle a l'air si paisible, jugea Fulbert.

— Ce n'est qu'une apparence, dit la gardienne en passant sa main au-dessus de son front, à distance. Mû ne sera jamais vraiment libre du rôle que Koppeling lui a imposé, et de la guerre qu'elle a dû mener.

— Peut-être... »

Morgane le foudroya du regard, mais Fulbert reprit son inspiration et brava ses reproches silencieux.

« Peut-être que nous n'avons pas besoin d'elle. Nous pouvons lutter contre l'Empire Austral. Mais nous devons avoir l'assurance que Mû, dans cette Forêt, sera protégée – son pouvoir ne doit pas tomber entre les mains de Lennart. »

Karda hocha la tête. Elle serra la main de Mû dans les siennes, ferma les yeux, et murmura ce qui s'apparentait à une prière. Puis elle reposa son bras sur les fleurs.

« Mû a été chargée de veiller sur ce monde, mais elle n'avait que moi pour veiller sur elle. Et j'ai failli à cette tâche. Je refuse que ce cauchemar recommence. »

Elle pencha sa tête sur la Belle endormie et ajouta :

« Je suis désolée. J'espère que tu me pardonneras. »

Lorsqu'elle parvint à détacher son regard de Mû, il y avait un peu d'eau dans ses yeux gris ; Karda traversa la pièce d'un pas vif, résolu, qui formait des rides sur le sol lisse et uniforme.

« Où vas-tu ? s'exclama Fulbert.

— Je vais enfin jouer mon rôle. Protéger Mû. Comme j'aurais dû le faire il y a longtemps.

— Attends ! lança Morgane en tendant la main vers elle. Tu lui as pris son pouvoir. Tu es devenue Supra ! »

Un instant, les formes blafardes qui peuplaient la Forteresse parurent suspendues dans leur mouvement.

« En effet.

— Et que comptes-tu faire exactement ?

— Je ne peux pas vous le dire. Sinon, elle essaiera de m'en empêcher. »

Fulbert ouvrit la main et lâcha sa pierre de Sysade, qui flotta à ses côtés comme un chien de garde attendant l'ordre. Cela fit sourire Karda. Elle claqua des doigts, et une série de lames de cristal, faites de la même matière, se découpèrent dans l'air. La luminescence ambiante s'en déversait en rayons azurés, dont les impacts formaient des cercles parfaits autour de Morgane et Fulbert.

« Vous avez beaucoup lutté, et votre parcours est admirable, mais le Super-Administrateur est un dieu dans la Simulation. Un dieu en lequel Koppeling s'est finalement mis à croire, au tout dernier moment, et qu'il a créé au nez et à la barbe des autres membres du projet... pour notre plus grand malheur. »

Karda recula de quelques pas ; un mur s'effondra pour la laisser passer, et ses pas se posèrent dans le vide, sur la brume elle-même.

« Quand elle sera réveillée, un pont vous mènera hors de la Forteresse. Je serai déjà partie. Veillez sur elle comme je l'ai veillée. Et dites-lui que je suis désolée. »

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