44. La Forteresse Changeante
Je suis seul. Par choix ? Par défaut ? Par facilité ? Ou peut-être parce qu'aucun être humain n'a jamais été assez bon pour moi.
C'est pourquoi je n'irai pas sur Avalon ; je n'ai personne à retrouver là-bas.
Mais ce n'est pas ton cas, Mû.
Wos Koppeling, Journal
Ce fut Morgane qui brisa le silence.
« Il fait jour. Je crois que nous avons réussi. »
Mais elle n'était pas très sûre d'elle, et ce fut donc à Fulbert d'ouvrir les yeux en premier, ce qui mit fin à ses doutes.
Le soleil se levait sur leur droite, tirant dans le ciel de vastes fumées pourpres. La Forêt Changeante était derrière eux. Leurs pas s'étaient arrêtés sur un sol rocailleux, parsemé de touffes d'herbe, qui s'élevait en pente douce sur cinquante mètres. On devinait, passé cette limite, que la terre se déchirait en deux. Derrière ce boyau étroit venaient d'autres roches, puis des montagnes, que la Forêt dévalait sans prise.
Et, dans l'écrin de ces montagnes, la Forteresse Changeante.
Ou, en tout cas, une forteresse.
Quatre tours identiques s'élançaient de son assise en losange, penchées telles les fées sur le berceau de la Belle au Bois Dormant. Une structure centrale s'élevait au centre de leur cénacle, encadrée par plusieurs niveaux de passerelles et de ponts. Sa flèche s'élevait comme une flamme, dont la limite semble mouvante, et qui semble bien plus haute quand on regarde de près.
Les murs étaient d'un blanc d'onyx, terni par de vastes traînées noirâtres, comme des veines minérales. Contrairement aux vestiges des Précurseurs, la Forteresse n'avait pas subi les outrages du temps. Mais derrière son maquillage, on devinait néanmoins la même lassitude que celle qui guette le gourou sur la montagne, après vingt-cinq années de jeûne et de méditation. Le Temps s'était glissé sous ses portes scellées.
« Ne rien voir, ne rien dire, ne rien entendre... songea Morgane à haute voix. Donc, les Changeants ne peuvent pas exister tant qu'on ne les regarde pas ?
— Je ne sais pas. S'il suffisait de fermer les yeux, nous ne serions peut-être pas les premiers à y survivre.
— C'est peut-être qu'il faut nier leur présence. Avalon est une simulation construite en priorité pour les Processus, les Empreintes, les Ases et les Modèles. Si le serveur d'environnement ne reconnaît pas les Changeants comme tels, il peut s'abstenir de leur donner un rendu et une texture, tant qu'aucune interaction ne les rend nécessaires.
— Tu sais, Morgane, nous ne sommes pas en position de tout expliquer de ce monde. »
Ils suivirent le ravin sur quelques kilomètres, en direction de la Forteresse. C'était une entaille de dix mètres, précise et régulière, dont les profondeurs disparaissaient dans un épais brouillard. Sa nature artificielle ne faisait aucun doute. Avant de s'enfermer dans la Forteresse, le Dragon de Cristal avait tracé une ligne dans la terre, avec le bout du doigt.
Fulbert ramena sa pierre de Sysade sous sa forme originelle. Il allait proposer une traversée périlleuse au-dessus du vide lorsque les rochers éclatés, semblables aux boursouflures sur les bords d'une coupure, révélèrent un pont rectiligne qui enjambait le ravin. On aurait dit une ligne de peinture blanche délicatement posée sur l'abîme.
Vu de près, le pont se révéla encore plus étroit qu'il ne l'imaginait, trop pour passer à deux de front, sans la moindre barrière, rambarde ou grillage.
« N'oublie pas, murmura Morgane dans son dos. Mû s'est détournée du monde, et nous ne sommes sans doute pas les bienvenus en sa demeure. »
Il hocha la tête. Oui, ils n'étaient pas venus boire le thé, mais convaincre une Super-Administratrice réticente de reprendre la Guerre des Sysades là où elle l'avait laissée.
Ils avancèrent sur le pont un pied après l'autre, baissés et ramassés pour consolider leurs appuis, accroupis presque. Les souffles d'air qui remontaient du ravin les secouaient comme d'ultimes doutes malsains. Plus ils avançaient, plus le pont semblait s'étendre sous leur pas, et la muraille blanche de la Forteresse s'éloignait au lieu de se rapprocher.
Soudain, Fulbert marcha à travers une membrane invisible, comme une toile d'araignée suspendue. Des irisations se mirent à danser autour de lui. Il crut que la fatigue le faisait délirer, jusqu'à ce que Morgane atteigne le même point.
« Nous avons changé de serveur d'environnement, annonça-t-elle. Nous ne sommes plus à Avalon. »
Certes, la Forêt Changeante s'étendait encore derrière eux, mais c'était un décor d'arrière-plan, de même que la Forteresse vue de loin n'avait été qu'une vue d'artiste, une photographie retouchée d'un dépliant publicitaire. La véritable Forteresse Changeante lui parut plus claire et plus massive, et en même temps, plus incertaine, comme si elle hésitait entre de multiples formes.
Quand Fulbert posa sa main sur la muraille, pressé par le vide qui béait sous ses pieds, des arcs versicolores gambadaient sur toute sa surface, telles des créatures symbiotiques.
« Ce sont des artefacts visuels, dit Morgane. Nous sommes sur un vieux serveur peu performant. Peut-être un de ceux qu'ils ont utilisé pour tester le système d'environnement – le rendu optique, l'application de la gravité aux objets, l'électromagnétisme, ce genre de chose. »
Comme tous les mystères d'Avalon, la Forteresse était couverte d'inscriptions dans la langue des Précurseurs. Fulbert ne reconnut que la grande forme triangulaire tracée sur le mur, figurant une porte qui attendait d'être découpée, et le minuscule losange dans un maelström de glyphes, sur lequel il posa la main.
Le triangle de pierre devint transparent, puis invisible. Fulbert tendit une main douteuse ; ce pan de mur avait cessé d'être.
« Je suppose que la physique ne compte pas pour Mû » nota-t-il en passant la muraille épaisse.
L'intérieur de la Forteresse confirma ses impressions.
Le sol était lisse et plat comme une réception diplomatique. Il poursuivait sous leurs pieds en un demi-cercle de quinze mètres, puis s'effaçait dans un brouillard incolore, dont les spectres blafards montaient d'un rez-de-chaussée absent à un sommet hypothétique.
À ses côtés, Morgane paraissait indécise.
Si la Forêt Changeante avait au moins le mérite d'être plate, la Forteresse s'octroyait le luxe d'une troisième dimension. Ses couloirs éclatés, ses escaliers partiels, ses colonnades gracieuses étaient suspendues au hasard dans le vide comme si leur peinture blanche était fraîche, et que Mû les avait laissé sécher cinq siècles. Ils s'avancèrent un peu ; des fragments s'évanouirent et d'autres surgirent du néant. Au dernier moment, un couloir se décida à intervenir. Il n'avait pas de plafond, et ses murs étaient formés de blocs inégaux, suspendus entre deux airs, oscillant au rythme du brouillard.
Et la femme de la veille les attendait, au milieu du passage, bras croisés, un air déçu et résigné, comme s'ils auraient dû retirer leurs chaussures avant d'entrer.
« Je te reconnais » dit Morgane.
Ses cheveux, son visage et sa robe avaient la même couleur que la Forteresse, un blanc fade qui avait déteint sur elle au cours de sa longue attente.
« Vous êtes arrivés, constata-t-elle. Vous avez traversé Avalon, vous avez survécu aux pièges de la Forêt Changeante. Vous avez échappé aux Changeants. Ce fut un voyage éprouvant et périlleux, et vous en avez triomphé, tous les deux. Je ne peux que vous féliciter. Même si je vous déteste déjà pour cela.
— Qui es-tu donc, si ce n'est Mû ? lança Fulbert, inquiet, le poing refermé sur sa pierre de Sysade.
— Karda Matiev, intervint Morgane. Vous étiez l'assistante de Wos Koppeling. »
Elle eut un soupir excédé.
« Assistante ? C'est ce qu'ils ont marqué dans l'historique du projet ? Ça ne devrait pas m'étonner. Williams était prompt à donner du crédit à Koppeling. Il ne l'appréciait pas, mais au moins, il le respectait.
— Une Précurseure ? s'exclama Fulbert. Mais comment... comment se fait-il que vous soyez encore en vie ?
— C'est le serveur, expliqua Morgane. Nous sommes dans un autre environnement qu'Avalon, une simulation basée sur un serveur secondaire, plus ancien et plus lent que le serveur principal. Les horloges internes sont désynchronisées.
— Exact. Le temps s'écoule plus lentement ici que sur Avalon. Ici, nous sommes presque immortelles. Quelle ironie. Ce n'était pas aussi difficile à atteindre que se l'imaginait Williams. »
Le couloir s'élargit en une salle immense, et les pierres s'agencèrent en murs parfaits, comme les pièces d'un puzzle. Le sol dégurgita un fauteuil du même blanc plastifié et Karda s'y assit, pensive, la tête posée sur son poing fermé, et ses tresses claires rabattues sur le côté.
« Ils sont revenus, c'est cela ?
— Le monde est menacé par des Ases persuadés de devoir effacer tous les Modèles, plaida Fulbert. Ils pensent que... »
Elle le coupa d'un doigt levé, telle une enluminure de Salomon rendant son verdict.
« Je sais. Le voyage vers Antarès se termine. Cela devait arriver un jour ou l'autre.
— Nous devons empêcher ces Ases...
— Il ne s'agit pas seulement d'Ases, mais d'authentiques membres du projet Avalon – ceux que vous nommez les Précurseurs. »
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