43. Les rêves sont éternels
La programmation d'Hypnos, le dieu des rêves, est maintenant terminée. Elle est essentielle pour mon projet.
Wos Koppeling, Journal
« Combien en vois-tu ? demanda le Paladin.
— Un.
— Ne le perds pas des yeux. Et surtout, ne lâche pas ma main. À qui ressemble-t-il ?
— C'est Malvina... je crois.
— Nous avançons. Cale-toi sur mes pas. »
Ainsi liés, ils marchèrent en crabe. Fulbert tenait son épée d'une main, en bout de bras, mais la lame étant recouverte de la pierre de Sysade, elle ne pesait rien pour lui, telle une lanterne suspendue au plafond.
« Un instant. »
Morgane manqua de lui marcher sur le pied.
« Qui a parlé ? murmura-t-elle.
— Anastase » reconnut-il.
Le Haut Paladin se fraya un chemin jusqu'à lui, les arbres s'écartant avec déférence. Il avait tout du personnage originel : la cape blanche, les épaulières dorées, l'armure brillante et le sabre de cristal. Mais il manquait quelque chose de plus à ce dessin en trois dimensions. La fixité minérale dans son regard le trahissait, de même que les reflets inconstants sur son visage, et la légère transparence de ses cheveux et de ses oreilles, dans laquelle se glissait un peu d'azur.
« Un instant » répéta le Haut Paladin en tendant une main ferme dans la direction de Fulbert, l'autre se posant sur la garde de son sabre.
Il n'y avait plus qu'une dizaine de centimètres entre la pointe de l'épée et sa paume levée ; le geste pompeux d'un César discourant face au Sénat, et pourtant, sans la moindre parole, car les Changeants manquaient cruellement de verbe, et c'était à leurs victimes de compléter leurs silences.
« Je sais ce que vous êtes, cracha Fulbert. Je n'ai pas peur de vous. Vous n'avez aucune emprise sur nous. Attaquez, ou reculez, mais vos illusions seront sans effet. »
Le Haut Paladin dégaina son sabre, le saisit à deux mains, et fit un pas de côté. Le Changeant ne savait sans doute pas qui était Anastase de Hermegen, et ne faisait que renvoyer sur Fulbert un reflet de sa pensée. Morgane, en le regardant, aurait vu autre chose.
« Si c'est un duel que vous exigez, dit le Changeant, vous l'aurez. Mais vous ne pourrez pas lutter dans cette position. Vous devez lâcher sa main, ou bien, vous périrez sur cette lame. »
Même le cristal du sabre avait quelque chose de faux ; il ne reflétait pas aussi bien la lumière.
« Je ne suis pas très doué pour les duels, reconnut Fulbert. Mais ce soir, je vous assure que je vous tue sans bouger le petit doigt.
— Allons, rétorqua le Changeant, avec la voix intransigeante et superbe du Haut Paladin de Hermegen. Toutes les luttes sont éphémères, et il arrive à chacun, tôt ou tard, de s'avouer vaincu.
— Par les cent milles écailles de Mû, vos proverbes sentent le moisi. »
Anastase se mit en garde, les pieds plantés dans le sol, il recula d'un pas pour prendre de l'élan. Quand il bondit sur Fulbert, c'était tout son corps qui se jeta en avant, sans aucune forme d'équilibre ni de technique. Car cette apparence n'était qu'une manière de se stabiliser, sous une forme un tant soit peu solide, mais ses manières et ses réflexes demeuraient ceux d'un monstre.
La lame du sabre dépassa l'épée de Fulbert et chercha une puissante quarte pour lui trancher le bras. Une seconde avant la chute, et alors que les pieds d'Anastase avaient décollé du sol, le Sysade lâcha son arme, la fit pivoter et la plaça sur la trajectoire du sabre. Le Haut Paladin s'écrasa comme un moustique sur un pare-vent. Il rebondit, s'écroula aux pieds de Fulbert, et tandis qu'il recherchait ses appuis, l'épée le découpa en deux au niveau de la taille.
Ce geste, pour peu chevaleresque qu'il fût, ouvrit l'enveloppe humaine comme une cosse éventrée, dont surgit le Changeant en poussant un cri aigu et misérable. C'était un grand papillon de nuit, dont les ailes transparentes avaient la lueur insincère d'une lanterne de baudroie abyssale. Il traînait deux longues pattes pourvues de crochets, les autres ayant été sectionnées par le coup du Paladin.
De sa main libre, Fulbert dégaina sa dague d'argent et la pointa vers lui. Le Changeant recula et s'évanouit dans les arbres en sifflant.
« On continue » dit le Sysade.
L'épée lumineuse flottait désormais à leurs côtés, à la verticale, telle un phare dans la nuit. Elle éclairait désormais de nombreux visages, parfois de simples masques blancs, parfois des reproductions fidèles. Aux confins de son rayonnement grouillaient des masses organiques dont émergeaient des mains et des pieds blancs. Les Changeants se cherchaient de nouvelles formes.
« Arrête-toi, Fulbert. »
C'était Malvina, vêtue de sa blouse de Praticienne, dans toute sa beauté simple, sa sagesse apaisante. Bien qu'il sût pertinemment avoir affaire à un Changeant, qu'il se préparait déjà à frapper sèchement, Fulbert ne put s'empêcher de ressentir un profond désarroi. Il se sentait comme un condamné à mort emprisonné dans un cachot, tel un avant-goût de la tombe, qui sait qu'il ne reverra jamais le soleil.
« Ce que tu cherches à faire est une folie. Il est encore temps de rebrousser chemin. Que veux-tu exactement, Fulbert ? Sauver Avalon ? Mais n'est-ce pas plutôt toi qui as besoin d'être sauvé ?
— Et toi ? murmura une voix semblable, dans son dos, qui s'adressait à Morgane. Tu n'as pas besoin de courir ainsi.
— Je sais ce qu'ils sont, annonça l'Ase, alors que les ombres se multipliaient autour d'eux. Ce sont des Ases bogués. J'arrive à lire leurs identifiants. Tout leur système de décision est corrompu... il ne reste plus grand-chose... à part le système d'empathie. »
Fulbert promena son épée de droite à gauche, éclairant chaque fois de nouveaux venus, qui se pressaient désormais autour d'eux comme des spectateurs aux premiers rangs de l'arène.
« Ces gars-là ont de l'empathie ?
— Plus exactement, ce sont des miroirs. Ils ont besoin de nous pour peupler leurs apparences.
— Tout n'est qu'apparence, et surtout à l'intérieur d'une Simulation. »
Strogonoff écarta Malvina d'un coup de coude et fit une révérence devant Fulbert, chapeau à la main, moustache au nez. Il avait un sourire éclatant.
« Vous aussi, à ma place, vous feriez de même. D'ailleurs, vous êtes à ma place, et vous faites de même. Pour vivre, vous avez besoin de manger d'autres vies. Pour exister, j'ai besoin de manger d'autres existences – et même si cela ne peut durer qu'une nuit. »
Des sifflements aigus percèrent l'obscurité, les autres visages se froncèrent en signe d'énervement ou d'impatience.
« Ne les écoutez pas, dit Strogonoff sur un air de confidence. Ils sont jaloux.
— Je me fiche que vous ayez pris son apparence, gronda Fulbert. Gardez-la si cela vous amuse. Mais faites un pas de plus et je me défendrai.
— Je n'ai pas que l'image de votre guide. Je suis votre guide. Pour une nuit, j'ai ses souvenirs, ses pensées, toute son identité. Je peux aller et venir en me prétendant humain. Ah, que ne donnerais-je pour que cette nuit dure une éternité ! Mais si tel était le cas, la chasse perdrait son intérêt, et quand vous êtes condamné à l'éternité, il faut bien vivre pour quelque chose. Le désir est donc un fruit appétissant, mais amer, et on regrette aussitôt qu'on y a mordu. »
Il lissa sa moustache, comme pour confirmer sa réalité.
« Qu'est-ce qu'on fait ? demanda Morgane.
— Vous n'avez nulle part où aller, remarqua Strogonoff. Vous êtes encerclés. Vous avez perdu. Mais votre participation à cette chasse a été si admirable, si stimulante, que je vous accorderai sans doute un cadeau fort rare. Ce soir, vous pouvez réaliser tous vos rêves. Tous ceux que vous souhaitez à vos côtés vous rejoindront. Croyez-moi, il en sera ainsi, car cette nuit, je suis le roi des Changeants. »
Ces derniers ne semblaient pas tous du même avis, mais ils gardaient à distance leurs yeux torves, leurs formes liquides et leurs mains griffues ; la présence de Strogonoff les intimidait.
« Je n'ai besoin que de mon meilleur ami, dit Morgane. Et il est déjà là.
— Ah, sans doute. C'est que tu es bien pauvre, chère Morgane. Mais Fulbert, oh, Fulbert... ce soir, juste ce soir, je peux ramener pour toi tous ceux que tu désires... tes parents, bien sûr, la Grande-Duchesse, certainement, Raine, assurément, et même Malvina. Tous ensemble, ou dans l'ordre qui te conviendra.
— Je me moque de vos illusions.
— Le réel est une illusion, protesta Strogonoff d'un air outré. Réfléchis donc un peu : tous ceux dont je parle sont morts ou proches de l'être. Ces choses que tu dis réelles ne durent qu'un instant. Mais les rêves, eux, sont éternels. »
Strogonoff tendit une main amicale dans sa direction. Pour toute réponse, l'épée cristalline fit un tour sur elle-même, et lui coupa le poignet. L'intérieur de son bras était vide, comme un ballon gonflé d'air, et le Changeant regarda pendre ses lambeaux de peau artificielle avec tristesse.
« Tu n'aurais jamais dû revenir ici, Fulbert. »
Les Changeants se rapprochèrent. Ils formaient un unique amoncellement sans issue, une gelée noire opaque que les branches traversaient avec des bruits de succion.
« Nous avons encore quelque chose à tenter, dit le Paladin en serrant la main de Morgane. Est-ce que tu me fais confiance ?
— On a déjà traversé la moitié du monde et tu m'as sauvé la vie deux fois. Je ne te lâcherai pas.
— Alors, taisons-nous. Fermons les yeux. Ne les écoutons pas. Et avançons comme s'ils n'étaient pas là. »
Fulbert ferma les yeux.
« C'est ridicule, dit Strogonoff. Je suis encore là, juste devant toi. »
Il fit un pas, puis un deuxième, mais ne rencontra que des branches épaisses qui se cognaient contre ses épaules, contre son front.
« Où vas-tu ? dit Malvina. Tu te trompes de direction.
— Il y a un ravin devant toi, abonda Anastase. Un pas de plus, et tu tomberas dans l'abîme. »
Mais l'abîme ne vint pas, et plus ils avançaient, plus leurs pas semblaient les porter loin.
Comme lui et Morgane se muraient dans le silence, les voix et les sifflements courroucés des Changeants se firent eux aussi plus rares. Leurs discours se bornèrent bientôt à répéter les mêmes phrases, les mêmes mots, sans même en varier l'intonation.
Seul Strogonoff continuait d'insister.
« Je suis devant toi, Fulbert. Tu ne peux pas t'échapper. Toi qui t'enfuis toujours face au danger, pour une fois, fais face ! Regarde-moi ! »
Il pouvait sentir son haleine ; il l'entendait glisser dans l'ombre, tous près d'eux.
« Tu fais cela à chaque fois. À chaque fois ! Tu prends peur, tu tournes le dos, tu te caches quelque part en attendant que l'orage passe... et tu abandonnes ce que tu devais protéger.
— Tu m'as abandonnée, ajouta une voix plus faible et plus lointaine, qui devait être la Grande-Duchesse de Vlaardburg, bien qu'il ne pût en être certain.
— Tu m'as abandonnée, dit Raine.
— Tu m'as abandonnée » dit Morgane.
À cette réplique, il sentit la main de l'Ase se crisper. Mais il ne la lâcherait pas. Pas elle. Si le destin existe, Fulbert avait trouvé le sien. Ce n'était pas un de ces destins pompeux promis aux héros de légende, de rodomontades prophétiques qui se déroulent sur quatre pages comme le menu d'un restaurant chic. Le Sysade n'avait qu'une seule personne à protéger, et cela lui convenait.
« Jusqu'où iras-tu, Fulbert, à changer ton but au fur et à mesure qu'il t'échappe ? Que feras-tu lorsque Morgane sera morte ? Tu iras chercher Malvina ? Et quand Malvina sera morte à son tour ? Oh, je ne doute pas que tu trouveras toujours une nouvelle égérie. Tu es un homme à femmes. Un brin plus chaste et respectueux que ne pouvait l'être Strogonoff, je l'admets. Tu préfères tes femmes comme des déesses. Tu les admires de loin, sans oser t'en approcher. D'où te vient ce dérangement singulier ? Est-ce parce que tes parents ont été engloutis par la Forêt, et que tu n'as, au fond, jamais connu que la rigueur monastique des Paladins ? Pauvre Fulbert. Pauvre de sentiments, pauvre d'ambitions, pauvre de désir, pauvre de tout. »
Son pied se heurta à une racine ; il manqua de chuter et d'entraîner Morgane avec lui.
« Tu as gagné, admit Strogonoff. Arrête-toi là et discutons. Je connais beaucoup de secrets de ce monde. J'ai beaucoup à t'appendre. Je peux te rendre plus puissant, Fulbert, pour protéger ce qui t'est cher. »
Avec le temps, sa voix se déformait, devenait plus aiguë et nasillarde, comme parcourue de vibrations parasites.
« Où vas-tu donc, Fulbert ? Ne sais-tu pas que Mû n'existe pas ? Il n'y a pas de Forteresse Changeante. C'est un mythe fait pour attirer les voyageurs imprudents plus loin dans la Forêt. Si vous ne rebroussez pas chemin dès maintenant, vous mourrez de faim, de soif et d'épuisement. »
Nous y sommes presque, songea le Paladin, et bien que le seul contact qu'il eût avec Morgane soit la paume de sa main moite, il sentit qu'elle l'avait compris, elle aussi.
« Tu m'as abandonnée ! » croassaient désormais des chœurs dans son dos, tandis que la voix fluette de Strogonoff rôdait autour de lui comme le bourdonnement d'un moustique, tantôt à cinq mètres, tantôt dans son conduit auditif.
« Tu le regretteras, Fulbert. Tu nous regretteras tous. »
Et soudain, le sol inégal s'aplanit, libéré de son tapis de mousses et de racines, et Fulbert sentit l'éclat du soleil réchauffer son visage.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top