42. L'heure sombre
Je n'ai pas dormi de la nuit, mais j'ai compris.
Je ne fais pas cela pour l'humanité.
Je ne fais pas cela pour moi.
Tout ceci est pour toi, Mû.
Avalon est ton monde.
Tout comme ils n'avaient été que des passagers de la Terre, les humains ne seront pas maîtres ; ils ne le méritent certainement pas. Il n'y a que toi qui mérites Avalon, et mon sacrifice.
Wos Koppeling, Journal
Dès qu'il ouvrit les yeux, Fulbert sut que l'heure sombre était arrivée. Les arbres qui les encerclaient formaient désormais un mur d'obscurité étouffante. Leur feu agonisait, étouffé dans la cendre et le charbon, abandonné par celui qui aurait dû le maintenir. On avait profané le cercle de cendres ; les chevaux avaient disparu.
« Impossible » fut sans doute le premier mot qui lui vint à l'esprit. Mais l'absence de Strogonoff le surprit moins que la présence d'une jeune femme accroupie devant lui, qui le regardait avec insistance, comme si elle attendait son réveil depuis des heures.
Il fit un bond en arrière, jusqu'à se cogner contre un petit rocher.
De visage, elle ressemblait à Malvina. Mais elle avait la peau claire, les cheveux blonds, et portait une longue robe blanche, aussi simple qu'un linceul. Fulbert porta la main à son épée, mais la femme fit non de la tête, avec une moue déçue.
Elle mit un doigt sur ses lèvres.
Elle posa une main sur son visage et ferma les yeux.
Tous ses gestes étaient mesurés et son visage affichait un sérieux solennel. Était-ce un Changeant qui se moquait de lui ? Fulbert sentit des cris se bloquer dans sa gorge. Il jeta un regard paniqué aux braises qui s'éteignaient.
Elle rouvrit les yeux, le força à contempler de nouveau leur gris clair. Instinctivement, d'une main tremblante, le Sysade agrippa la cordelette du médaillon suspendu à son cou.
La femme posa ses mains sur ses oreilles.
Enfin, elle laissa retomber ses bras et pencha la tête d'un air attentif, comme si elle attendait ses questions.
« Mais tu sais déjà tout cela, n'est-ce pas ? »
Sa voix lui parut trouble, ensommeillée peut-être. Ce n'était pas un Changeant, ni une humaine, ni une Ase. Rien que Fulbert ne s'attendait à rencontrer.
« Mû ? »
Elle fit non de la tête.
« Que veux-tu ? S'exclama-t-il. Pourquoi es-tu ici ?
— Rebrousse chemin, MODL-P-4C30. La nuit est dense, mais votre guide vous a obtenu un sursis auprès des Changeants. Vous pouvez encore rentrer à Kels.
— Pourquoi es-tu venue me parler ?
— Je ne parle qu'à ceux qui sont assez désespérés pour bien vouloir m'écouter. »
La jeune femme recula de quelques pas et étudia Morgane à distance. Couchée sur le côté, l'Ase lui tournait le dos ; elle émettait un mélange de ronflements et de marmonnements qui ressemblait au bruit d'un petit moteur électrique.
« Je sais ce que vous êtes et je sais pourquoi vous êtes venus chercher Mû. Vous êtes en mesure d'atteindre la Forteresse, et je n'ai pas le droit de vous en empêcher. C'est pourquoi je ne peux que te prier, P-4C30. Ne la réveille pas.
— Pourquoi ?
— Si tu savais ce qu'elle a déjà vécu... tu comprendrais pourquoi. »
Elle s'éloigna parmi les arbres. Sa silhouette vaporeuse traversa les branches sans les écarter, et s'évanouit dans l'obscurité inflexible. Un instant, Fulbert fut tenté de croire qu'il rêvait, et que la femme mystérieuse de toutes les chansons romantiques, une interpolation entre toutes ses amours déçues, était venue le visiter au plus mauvais moment. Mais sa présence intangible avait laissé une trace dans l'air, un flottement de quelques particules lumineuses.
Le Paladin secoua Morgane et la mit sur pied alors qu'elle entrouvrait à peine la bouche pour protester.
« Il faut qu'on bouge, déclara-t-il.
— Qu'est-ce que...
— Les Changeants sont en chasse. Il faut qu'on reste en mouvement jusqu'à l'aube. »
Fulbert fouilla dans leurs affaires quelques instants, assez pour constater que Strogonoff avait emporté les allumettes et les tissus imbibés de suif pour les torches. Il déversa quelques jurons et inventa des malédictions qui, pour des raisons de bienséance, ne seront pas reproduites ici.
Faute de mieux, il ouvrit son médaillon et récupéra la pierre de Sysade. Il la tint entre le pouce et l'index comme un diamantaire examinant une contrefaçon, et d'une pichenette, la fit entrer en résonance. La lumière bleutée gagna toute leur clairière, se heurtant toujours à la barrière des arbres. Fulbert dégaina son épée, il aplatit la pierre qui flottait dans les airs en une mince écharpe de brume, et l'enroula autour du métal. Comme il l'espérait, la lumière demeura en place, et quand il brandit l'épée, quelques branches crispées daignèrent retirer leurs ombres.
« Suis-moi, murmura-t-il à Morgane. Si tu sens qu'ils arrivent, prends ma main. Ils auront notre apparence pour nous faire douter. Ils diront toutes sortes de choses. Mais la seule chose tangible, ce sera ma main. Ne les laisse pas t'approcher. »
L'épée de lumière semblait creuser un tunnel sous les frondaisons, qui se refermait aussitôt. Elle ne portait qu'à dix mètres, et au-delà, leur imagination tissait d'inquiétants spectacles. Les troncs secs, enturbannés de lianes, figuraient des momies et leurs lambeaux d'étoffe millénaire. Les buissons de ronces se mouvaient comme des mains griffues surgissant du sol. Chaque craquement de bois, même si ce n'était que la botte de Fulbert écrasant une brindille, semblait provenir de bien plus loin.
Les Changeants ne les avaient pas encore atteints, mais ils étaient déjà omniprésents dans leurs esprits. Chaque fois qu'il dépassait un arbre qui lui cachait la vue, Fulbert croyait voir des visages surgir des ombres, tantôt le Haut Paladin Anastase, tantôt Malvina, et il s'imaginait déjà les murmures doucereux sur leurs lèvres, comme d'interminables excuses, de subtiles prières.
« Fulbert... »
Morgane s'était figée, la main tendue, le doigt sur la détente.
Le Sysade hocha la tête.
À quelques mètres à peine, à la frontière de leur bulle de lumière, flottaient les voiles décharnés de quatre ou cinq Creux. Ils étaient aussi tordus, immobiles et silencieux que les arbres qui leur faisaient ombrage.
« Pourquoi n'attaquent-ils pas ? souffla l'Ase.
— Il y a une hiérarchie parmi les Nattväsen, expliqua Fulbert. Les Changeants se trouvent au sommet. »
L'air s'était alourdi. On sentait s'y mouvoir d'innombrables souffles invisibles, et parmi eux, les échappements sifflants des Creux tenus en laisse par leurs supérieurs.
« Ils ne sont pas très loin, n'est-ce pas ?
— Non. J'espère juste qu'ils sont derrière nous, et qu'ils ne nous ont pas déjà pris en étau. »
Du silence originel de la Forêt Changeante, montèrent bientôt des bruissements, des craquements, des chuchotements arythmiques. La plupart provenaient des arbres eux-mêmes, dont les branches épaisses craquetaient comme de vieux meubles. Ils bougeaient à peine, comme les spectateurs se remettant en place dans leur siège, au milieu de l'opéra, en étouffant un bâillement. Les deux intrus gênaient leur festoiement nocturne, et bien qu'ils se forçassent à rester cois, tels les gardes d'apparat sous un soleil de plomb, ils trépignaient sur leurs racines.
Fulbert et Morgane avaient marché depuis une heure ; mais la nuit, dans cette forêt hostile, dévorait le temps, et ils étaient déjà fatigués de leur chemin.
« Si tu ne peux pas me protéger, murmura Morgane, n'oublie pas que notre mission est de retrouver Mû.
— Ta mission, rétorqua Fulbert. Il me semble avoir été assez clair, depuis le début. Je suis ici parce que je t'accompagne. Je ne t'abandonnerai nulle part. »
Morgane allait répondre quelque chose, mais au lieu d'une demi-protestation, elle serra sa main gauche.
« Ils sont là » dit-elle dans un souffle.
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