4. Une seconde chance


Je suis né en 2050, et j'ai su très tôt que je serais aux premières loges du désastre.

L'humanité me faisait penser au pêcheur de ce conte de Pouchkine. Il trouve un petit poisson d'or doué de parole, qui s'avère être un bon génie. Le relâchant, il gagne le droit à un souhait. Que veux-tu ? Demande le poisson. Le pêcheur hésite, rentre chez lui. Il faut saisir l'occasion, proteste sa femme, demande-lui donc une maison neuve. Et ils obtiennent une maison neuve. Or, voyant ce dont le poisson est capable, la femme insiste : demande-lui une maison de maître, de fins vêtements, des domestiques ! Et tout cela, ils l'obtiennent. Elle ajoute encore : demande-lui de nous faire empereurs, et que le poisson se mette à notre service ! Le pêcheur comprend bien que cela ne fonctionnera pas éternellement ; la mort dans l'âme, il s'en retourne sur la grève, transmettre cette exigence au poisson. Ce dernier détourne la tête, plonge dans l'eau et disparaît ; quand il revient, tous les beaux atours ont disparu, et sa maison est redevenue une bicoque de bois vermoulu.

Nous avons su tirer partie de toutes les énergies présentes dans la Nature, et la Nature nous a beaucoup donné ; mais nous n'avons pas su atteindre la satiété. Notre erreur était de croire que nous pourrions poursuivre éternellement nos demandes extravagantes.

Mais le charbon, le pétrole, le gaz et l'uranium n'existaient sur Terre qu'en quantités finies.

Je soutiens que, passé le XXIe siècle, tous les humains avaient intériorisé cette écrasante finitude : nous avions tracé les cartes de la Terre et exploré ses moindres recoins. Nous avions plongé nos pailles dans les nappes de pétrole les plus profondes, brisé les glaces des pôles sur la proue de nos navires. Nous avions conscience, hormis les fous, les imbéciles, et ceux des deux catégories qui voulaient coloniser Mars, de vivre dans un système clos.

Mais nous ne pouvions tout simplement pas revenir en arrière.

Nous avons planté des éoliennes dans nos champs. Nous avons couverts les toits de nos maisons de panneaux solaires. Nous avons retenu les fleuves au moyen de barrages hauts comme la Grande Pyramide. Mais ces infrastructures n'absorbaient qu'une fraction infinitésimale de notre appétit énergétique, et compensaient à peine la hausse de la population mondiale. Notre sang demeurait fait de pétrole. Deux litres par jour, et cela augmentait encore...

Passé huit ou dix ans, je perdis le sommeil à l'idée que la civilisation terrestre, comme je la connaissai, s'effondrerait de mon vivant. Car même à l'abri des murs de Rome, on peut encore rêver qu'un consul intrépide stoppera la horde barbare qui s'en approche ; mais nous n'avions pas même d'ennemi contre lequel lutter, sinon l'envie de manger de la viande deux fois par jour. Je savais que je ne deviendrais pas un fervent militant écologiste moi-même ; leur combat était perdu d'avance. Moi, je voulais m'intéresser au monde qui viendrait après.

Wos Koppeling, Journal


« La Simulation » répéta Morgane, pensive.

Elle n'avait jamais visité Avalon, mais elle avait lu les comptes-rendus du projet. Plutôt que de décider à l'avance de la forme de chaque pierre et de chaque arbre, les ingénieurs étaient partis d'une sphère de pierre uniforme, couverte d'une fine couche d'eau. Ils avaient ensuite laissé à des algorithmes évolutifs le soin de fracturer la croûte en plaques tectoniques, de déclencher les tempêtes, de creuser les ravins et d'élever les montagnes. Ces convulsions frénétiques n'avaient duré que quelques mois. Une fois le continent tracé, les ingénieurs avaient réparti une variété raisonnable de biotopes, peuplés de végétaux et d'animaux terrestres.

Mais Avalon n'était pas une copie de la Terre. C'était un nouveau monde, ce monde vers lequel les humains avaient tant espéré pouvoir émigrer, et qu'ils avaient fini par ériger de leurs mains. Les autres étoiles étaient trop lointaines, les planètes habitables trop rares, pour espérer les atteindre. La colonisation de Mars avait échoué. Aux derniers temps de l'effondrement écologique, alors que les sables gris colonisaient la surface de la Terre comme une maladie, les humains avaient fini par avoir leur seconde chance.

« Que s'est-il passé exactement ? » demanda-t-elle.

L'hologramme afficha un rapport technique qui s'apparentait pour Morgane à un texte de brevet ; les paragraphes se citaient entre eux pour le seul bénéfice de compresser l'information, et référençaient les Protocoles par des index dont seul SIVA connaissait la liste exhaustive.

« Il y a 1911 secondes, quelqu'un a essayé d'ouvrir une interface à l'intérieur de la Simulation. Cette tentative a été refusée. Cela a engendré un rapport d'erreur. Ce rapport d'erreur est remonté hors de la Simulation, jusqu'à moi. En le lisant, j'ai appris la cause du refus : les interfaces d'Avalon ont été bloquées, et il faut un Administrateur Système pour les débloquer.

— C'est bizarre. Est-ce que tu as tenté un diagnostic ?

— Impossible. »

Un autre rapport abscons s'afficha alors. Par moments, discuter avec SIVA revenait un peu à jouer avec un enfant qui doit vous expliquer cinq fois que son cheval en plastique est en réalité une licorne, que les briques de construction représentent des lingots d'or, et l'ours en peluche un dragon endormi.

« Je ne peux me connecter à la Simulation que sur ordre d'un Administrateur Système.

— C'est toi qui supportes la Simulation, et tu n'arrives pas à voir ce qu'il se passe à l'intérieur ?

— Les Protocoles qui régissent l'interconnexion entre la Simulation et son support externe, moi-même, sont extrêmement stricts. Je ne peux me connecter que par le biais des interfaces, et je ne peux pas le faire de ma propre initiative. Je n'ai que ce rapport d'erreur.

— Donc, toutes les interfaces d'Avalon sont bloquées. Ça dure depuis combien de temps ?

— Je l'ignore. Je n'ai jamais été sollicité. Contrairement aux systèmes externes de la Simulation, les systèmes internes ne sont soumis ni aux procédures de nettoyage, ni aux obligations de rapports. »

Morgane voulut hocher la tête, et se souvint à cette occasion que sa tête était une caméra plantée sur un piquet. Alors, la caméra hocha un peu. Cela faisait sens. Comme la Terre en son temps, Avalon était une bulle close ; la Simulation, une boîte noire. SIVA, le Système d'Implantation de la Vie Artificielle, n'en était pas le dieu, mais le concierge. Il s'assurait du bon fonctionnement des supercalculateurs. Le reste appartenait aux humains.

« Je ne vois pas comment nous en serions arrivés à cette situation. Pourquoi est-ce que les Sysadmins auraient bloqué les interfaces, et que plus tard, un non-administrateur essaierait d'en ouvrir une ? Qu'as-tu obtenu des Protocoles ?

— Puisque je ne peux pas me connecter de l'extérieur, il faut qu'un Sysadmin ouvre une interface depuis l'intérieur de la Simulation. Mais je ne peux pas contacter de Sysadmin à l'intérieur de la Simulation. Pas sans passer par une interface. »

Comme si nous étions deux à tambouriner de chaque côté d'une porte fermée, songea-t-elle.

« Tu m'as réveillée pour me demander mon avis ?

— J'ai décidé d'entreprendre une action prospective, en accord avec le Protocole 57.

— S'il te plaît, SIVA, rappelle-moi ce que dit le Protocole 57.

— Je vais invoquer Wos Koppeling. »

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