39. Impossible
Quand Williams et Matiev discutent, on dirait que c'est lui, le linguiste et informaticien multi-diplômé, et elle, la gestionnaire de projet débarquée à peine un mois plus tôt. Il rayonne une telle confiance en soi, une telle compétence qu'il en viendrait presque à lui expliquer son métier.
Il est d'ailleurs probable que Williams sous-estime l'importance des recherches de Matiev pour le projet Avalon. Ainsi que la collaboration de Mû. J'ai renoncé à lui expliquer que toute l'architecture des Ases, de SIVA, toute notre formulation des Protocoles, découle de là ; que le projet n'a vraiment commencé à se concrétiser qu'avec l'arrivée de Matiev. Impossible, dirait-il. Il n'aime pas l'idée de dépendre de personnes qui ne voient en lui qu'un affabulateur.
Wos Koppeling, Journal
« Je me présente : Impossible Strogonoff. Impossible, c'est mon prénom, car c'est la première chose que l'on s'exclame en me voyant ressortir vivant de la Forêt Changeante, et Strogonoff, c'est mon nom, car c'est le bruit que font mes admiratrices en s'évanouissant devant mon charme spontané. »
L'homme ôta son chapeau panama, un vestige d'uniforme de mousquetaire qu'il avait affublé non pas d'une, ni de deux, mais de trois plumes. Il s'inclina, rajusta son veston, tira fièrement sur les pointes laquées de sa moustache, comme pour confirmer sa réalité à un Fulbert estomaqué, et esquissa un baisemain en direction de Morgane, auquel il ne manquait plus que la main.
« Monsieur, madame, vos mots ont touché l'Impossible, et j'ai l'honneur de me porter volontaire pour votre périlleuse aventure. Il se trouve que je suis le meilleur guide forestier de Kels, depuis que notre vaillant Arnold a été porté disparu. Paix à son âme.
— Très bien, très bien, évacua Morgane. Vous avez un cheval ?
— Et pas n'importe quel cheval. Un cheval capable de porter l'Impossible.
— Alors nous y allons.
— Euh, maintenant ?
— Si l'Empire a débarqué au bout de l'Isthme, ils seront là dans quelques heures. Nous n'avons pas de temps à perdre.
— Madame, sachez que le temps, dans la Forêt Changeante, n'appartient qu'à la Forêt Changeante. Mais vous avez raison. Le soleil se lève, nos pieds conquérants s'impatientent, l'heure est venue. Sus à la Forteresse ! Je vous attends à l'extérieur. »
Impossible se fit un chemin parmi les reliquats de la foule inquiète, saluant à droite et à gauche tel un prince en voyage, bien que personne ne lui répondît.
« Je ne suis pas sûr que ce soit le meilleur guide de la région, commenta Fulbert. Malgré cette moustache. Mais c'est toujours mieux d'avoir un guide que de ne pas en avoir... et puis, si on le donne en pâture aux Changeants, peut-être qu'on aura une nuit de répit. »
Quand ils sortirent, Strogonoff était déjà tout au bout du village, à l'orée du bois, et agitait son chapeau en souriant.
Néanmoins, quand les premiers arbres les enveloppèrent de leur ombre épaisse, son sourire ne demeura en place que comme une façade. Ses yeux commencèrent à s'agiter ; bien que les frondaisons parussent immobiles, il examinait le moindre signe.
Au départ, Morgane avait songé qu'ils auraient pu traverser la Forêt en courant, et la prendre de vitesse, mais quand elle dut se pencher pour éviter une branche un peu basse, elle comprit qu'ils faisaient déjà au mieux.
Elle devinait Fulbert profondément mal à l'aise. Après une demi-heure d'hésitations, il décida de dégainer sa guitare, et entonna quelques couplets d'une chanson guillerette, qui racontait les tribulations d'un mari volage ; mais elle sonnait comme une marche funèbre. Même les accords joyeux semblaient collés au sol par l'ombre épaisse, d'où ne perçaient que d'infimes rayons bleuâtres. Les chevaux avançaient pas à pas, au rythme donné par Strogonoff, comme s'ils marchaient en file indienne sur le bord d'un ravin.
Mais le guide reprenait tranquillement ses habitudes, et sa voix, sur un ton de présentateur d'une émission de télé-achat, brava les ombres qui se mouvaient dans leurs dos et aux confins de leur regard.
« Fulbert ! Votre prénom ressemble à Ulcère, et depuis que j'y pense, j'ai mal à l'estomac. Du coup, je vais vous renommer en Samson. Quant à vous, dame Morgane... vous êtes parfaite, ne changez rien.
— Pourquoi Samson ? protesta le Paladin.
— J'avais un chien qui se nommait Samson. Une brave bête.
— Que lui est-il arrivé ?
— Il s'est perdu dans la forêt. »
Si c'était une boutade, Fulbert ne la perçut point comme telle, et Morgane le vit distinctement pâlir.
« Strogonoff ? appela-t-elle.
— Je vous en prie, dame Morgane, appelez-moi par mon prénom.
— Je voudrais bien, mais c'est impossible. »
Le guide se lissa la moustache avec intérêt.
« Je... ah, très fort, très, très fort. Il faudra que je note celle-là. Si nous ressortons.
— Vous n'avez jamais affronté la Forêt de nuit, n'est-ce pas ?
— Si c'était le cas, je ne serais pas ici pour en parler » souligna-t-il avec un clin d'œil.
Strogonoff se retournait régulièrement ; il pointait du doigt un tronc d'arbre, comme quelqu'un qui a repéré une célébrité dans la foule. Sitôt qu'elle posait les yeux sur ces formes trapues, rayées d'ombres et de lumière, Morgane remarquait qu'en effet, les branches s'étaient légèrement penchées.
« D'habitude, je pars le matin et je reviens le soir, dit le guide alors que leurs chevaux enjambaient un tronc d'arbre couché envahi de mousse. Même si la journée est longue, je retrouve mon chemin. Mais la nuit, la Forêt se transforme totalement. Quand on traverse les derniers bosquets au crépuscule, on sent l'impatience des arbres. »
Les branches s'écartèrent sur une clairière minuscule. Mais le ciel était encombré de nuages insipides, et il y régnait une clarté insincère. Des monolithes brisés couverts de glyphes des Précurseurs semblaient avoir été rassemblés ici, comme les pierres tombales d'un cimetière, et Morgane les observa avec curiosité.
« Que disent-ils ? demanda Fulbert.
— La même chose qu'à Hermegen. Nous avons fait le tour de ce que les Précurseurs voulaient nous montrer. Il ne nous reste plus que Mû... »
Les lèvres pincées, la mâchoire serrée, le Paladin paraissait au bord de la syncope ; ses mains crispées s'accrochaient aux rênes avec l'énergie du désespoir.
« Qu'est-ce qui ne vas pas ?
— Ce n'est rien, évacua-t-il. C'est la Forêt. J'ai du mal à réfléchir. À garder mes pensées en place.
— C'est un trouble normal, avança Strogonoff. Pendant la journée, les Changeants sont invisibles, mais ils continuent de rôder entre les arbres. Or, ils se nourrissent de nos esprits. Si des mots vous échappent, ce sont eux qui les ont mangés. »
Le guide forestier lissa pensivement sa moustache. Il avait ôté son chapeau, et tendait une oreille attentive au moindre grincement de branches sèches.
« D'ailleurs, j'avais une question à vous poser, dame Morgane, et j'ai oublié. »
Depuis quelques instants, l'Ase se sentait observée. Elle tourna la tête ; derrière Fulbert, toujours aussi pâle, ne s'étendait qu'un couloir sombre qui allait en se rétrécissant. Mais il lui sembla que quelque chose avait perturbé cette ombre, comme une feuille se posant à la surface d'un étang.
« Mais ce n'est pas très grave, assura Strogonoff. Les Changeants n'attaquent pas la journée. Au pire, ils se contentent de nous suivre en salivant un peu.
— Dans quelle direction allons-nous ? demanda soudain Fulbert.
— La Forteresse est réputée se trouver au Nord-Ouest, dit le guide, alors, nous allons au Nord-Ouest. Je me repère toujours grâce au soleil ; la Forêt trafique les boussoles, et ce n'est pas la mousse sur les arbres qui va nous aider. »
Le front plissé, Strogonoff pointa un index accusateur sur un large tronc spiralé, dont pendaient des grappes de lianes, comme s'il renversait un procès par une objection décisive, et déclara d'un ton certain :
« Toi, je t'ai à l'œil.
— Tu es sûre que ça va, Fulbert ?
— Samson, corrigea Strogonoff. Il s'appelle Samson. Dites-moi, Samson, est-ce que vous êtes déjà venu dans la Forêt Changeante ?
— Moi ? Pourquoi ?
— Parce que c'est peut-être pour cette raison que les Changeants vous collent à la peau. Ils vous reconnaissent. Ils sont intrigués.
— Ouais, ou alors, je suis juste un peu déshydraté. »
Le Paladin but une gorgée d'eau, se mouilla le front, et dédaignant les arbres qui poursuivaient autour d'eux leur jeu silencieux et subtil, reporta toutes ses suspicions sur le nonchalant guide et sa suffisante moustache.
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