38. L'ombre blanche
Si Avalon sera le nouveau paradis de l'humanité, ce bunker est notre purgatoire.
Je voudrais presque que le projet s'arrête et échoue tout de suite, pour en être libéré.
Wos Koppeling, Journal
Dans le ciel d'Avalon, les étoiles se déplaçaient aussi vite que les nuages, et les rues en terre battue de Kels prenaient mille teintes différentes de bleu, comme s'il s'y jouait un théâtre d'ombres. Assise sur le bord de la fenêtre, Morgane contemplait ce spectacle d'un œil terne.
Elle n'arrivait ni à dormir, ni à réfléchir. Le lit de paille s'était révélé aussi dur que les flancs de colline sur lesquels ils avaient érigé leurs feux de camp pendant plusieurs semaines. Mais Morgane s'était empêtrée dans des pensées encore plus inconfortables.
Les cheminées crachotaient d'ultimes panaches cendrés, telles des plantigrades en hibernation. Derrière les façades des maisons ronflantes, les arbres mouvants de la Forêt grattaient leur chemin avec discrétion.
C'était la forêt de la Belle au Bois Dormant. Morgane et Fulbert n'avaient aucune piste, aucune indication qu'ils pourraient réussir là où tant d'autres avaient échoué. Leur seul avantage tenait dans ce cristal minuscule que le Paladin portait autour du cou.
Morgane entendit un froissement d'étoffe, et se pencha pour mieux voir. Une femme traversait la rue, pieds nus, dans une forme d'indifférence royale. Une robe blanche tombait de ses épaules, et de ses cheveux noués en quelques tresses, jusqu'au bout de ses ongles, elle avait la couleur d'un rayon lunaire. Comme si elle ne faisait pas partie de ce monde. Morgane pouvait surprendre, par transparence, les ombres bleues tanguer derrière elle sur les murs de Kels.
Soudain, la femme leva la tête vers elle et la regarda fixement.
« Malvina ? »
Elle lui ressemblait beaucoup, mais ce n'était pas elle ; sa peau était plus claire. Ses yeux avaient le même gris que les sables de la Terre.
Elle posa un doigt sur ses lèvres.
Ensuite, sans faire le moindre bruit, elle posa une main sur son visage et ferma ses yeux, un doigt sur chaque paupière.
Enfin, prenant Morgane à témoin, elle posa ses mains sur ses oreilles.
Ne rien dire, ne rien voir, ne rien entendre.
Quelqu'un frappa à la porte. D'abord trois coups polis. Puis un coup plus sourd, parce qu'elle n'avait peut-être rien entendu. Puis plus rien, parce qu'elle dormait peut-être, et qu'il ne fallait pas la réveiller.
« Morgane ? » souffla Fulbert.
Elle perdit la jeune femme du regard, et comme elle s'y attendait, celle-ci ne reparut point.
« Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-elle en entrouvrant la porte.
— Je n'arrive pas à dormir. Si tu n'arrives pas à dormir, j'ai emprunté un jeu de dames. On m'a toujours dit que j'étais extrêmement doué avec, hum, bref. »
Morgane hocha la tête. Ils n'étaient pas plus frais que les invendus d'une épicerie en fin de semaine, et cela les mettait donc à égalité. De fait, elle n'osa pas demander à Fulbert de lui expliquer les règles, et pendant une heure, ils poussèrent des jetons au hasard en se complimentant mutuellement sur leurs stratégies.
« J'ai vu une femme dans la rue, dit Morgane.
— Kels n'est pas le genre d'endroit où on sort la nuit, tempéra Fulbert. On est quand même à cinq cent mètres de la Forêt Changeante, et ça ne doit pas être très rare qu'un Changeant rôde entre les murs. C'est peut-être ce que tu as vu.
— À quoi ressemble un Changeant ? demanda-t-elle en mangeant deux pions d'un coup.
— À tout. À rien. C'est bien tout le problème des Changeants. Leur apparence réelle nous déconcerterait, alors, quand ils s'approchent de nous, ils changent de forme. Ce sont les seuls Nattväsen doués de parole... et ils n'ont pas peur de s'en servir. Ils parlent plutôt bien. »
Fulbert constata qu'il tenait un pion en main, qu'il souhaitait déplacer, et dont il avait oublié la position sur le plateau. Il le rangea discrètement dans sa poche.
« Sur le chemin de la Forteresse, nous croiserons des Changeants. C'est une évidence. »
Il rejeta la tête en arrière, le regard vague, et parut en oublier le plateau. Morgane conclut qu'elle avait gagné.
« Est-ce que c'est ce danger qui t'empêche de dormir ? demanda-t-il.
— À vrai dire... pas vraiment. J'ai peur que nous atteignons cette Forteresse, et qu'il n'y ait personne. Ou que la Forteresse n'existe pas. Ou qu'elle existe, mais que ses portes restent closes ; que Mû nous renvoie. Et toi ?
— Aussi bizarre que cela puisse paraître, pour la première fois depuis Vlaardburg, je n'ai rêvé ni de la Grande-Duchesse, ni de Raine, ni que le Haut Paladin me donnait un coup de pied au derrière. Non, je pensais à Malvina... c'est amusant, parce que je n'arrive pas à avoir peur pour nous, mais j'ai peur pour elle. Elle m'a dit qu'elle se rendait à Istrecht. C'est à la frontière de l'Empire Austral. Il suffit que l'Empereur Lennart se lève de mauvaise humeur, donne un coup de crayon sur sa carte, et Istrecht ne sera plus qu'un tas de débris fumants. Oh, c'est une grande ville, une ville puissante, et ils se défendront âprement. Mais l'Empire est une machine de guerre, Lennart un redoutable stratège, et Siegfried un exécutant féroce. La prise de Gormelo nous a ouvert les yeux. »
Morgane commença à ranger les pions, mais elle n'était pas certaine combien elle devait en trouver, alors elle les recompta plusieurs fois. Il manquerait toujours celui que Fulbert avait enfoncé dans sa poche, et qui y resterait au moins jusqu'au terme de leur voyage dans la Forêt Changeante.
« Et le vœu de chasteté des Paladins ?
— C'est une plaisanterie de Jadon. Ça existait il y a des siècles. Aujourd'hui, les Paladins rendent leur sabre à quarante ou cinquante ans, et finissent par cultiver leur jardin quelque part. Mais tant qu'on vit sur les routes, comme moi, il vaut mieux s'en tenir à cette vieille formule. Ça évite de briser les cœurs à droite et à gauche, et le sien au passage. »
Il prit un air songeur.
« Quand nous serons sortis de la Forêt Changeante, j'irai faire un tour à Istrecht, voir si Malvina se porte bien. Juste un tour. Quelques jours. Tu viendras avec moi, bien sûr. Il faut voir Istrecht, le Grand Ravin, les moulins à vent... »
Morgane acquiesça. Elle constata que l'oreiller en paille de l'auberge se trouvait déjà entre ses mains, alors elle y posa sa tête et s'endormit aussitôt.
Une agitation infernale la fit remonter de ses rêveries. Elle imagina que l'ensemble des bardes et conteurs d'Avalon, ayant appris la présence de Fulbert, leur Némésis, trépignait au rez-de-chaussée en frappant sévèrement du pied, car ils attendaient de pouvoir en découdre avec lui à coups de sonnets et de ritournelles.
« On y va » dit le Paladin en la secouant.
Il ne faisait pas tout à fait jour, mais de nombreux hommes et femmes se pressaient jusque sous les narines de l'aubergiste, qui tenait conciliabule ; car c'était aussi le bourgmestre de Kels. Les sourcils froncés, les bras sévèrement croisés sur la poitrine, tenant dans une main une fourchette et dans l'autre un chiffon, il ressemblait à Pharaon défendant la haute et la basse-Égypte.
« Vous me laissez parler, maintenant ? pesta-t-il tel l'enseignant qui vient d'annoncer à ses élèves son congé paternité.
— La dernière fois, ils n'étaient que quatre » interjeta un homme avachi sur une chaise, au milieu de la foule, au centre de toute l'attention.
On épongea son front rouge et couvert de sueur ; il but une brève gorgée d'eau, et ajouta :
« Là, ils étaient au moins une vingtaine à descendre du ballon. Ce n'est pas une simple expédition. Ce n'est pas du tourisme. À ce stade, c'est une invasion.
— Je ne remets pas en cause ce que tu as vu, grommela le maire. Mais envahir Kels ? Pourquoi faire ?
— Ne vous inquiétez pas » dit Fulbert en descendant les marches de l'étage.
Tous les soupçons se tournèrent vers lui ; mais le jeune Paladin ayant rasé sa tentative de moustache, il inspirait désormais une plus grande sympathie.
« Ils ne sont pas venus envahir Kels, et si vous ne vous mettez pas en travers de votre chemin, ils passeront comme si vous n'existiez pas.
— Qu'est-ce que vous en savez ? » lança le maire.
Fulbert porta la main à sa ceinture, mais il ne s'y trouvait nul sabre de Paladin, rien que cette épée à peine correcte qu'il avait achetée sur le chemin. Son aplomb en prit un coup, mais il garda son sourire confiant.
« Je le sais, voilà tout.
— Qu'est-ce qu'ils veulent, alors ? tempêta l'éclaireur venu délivrer la nouvelle. Pisser sur les cailloux ?
— Ils veulent le trésor de la Forêt Changeante » énonça Fulbert en descendant les dernières marches, Morgane sur ses talons.
On s'écarta à son approche avec des regards surpris.
« Il n'y a pas de trésor dans la Forêt, objecta le maire. Ce sont des contes pour enfants.
— Oh, le trésor existe bel et bien, vous le connaissez tous. Il est dans une Forteresse inaccessible, cachée parmi les arbres, coupée du monde. Mû. Et l'Empire est venu s'emparer de son pouvoir.
— Fadaises » commenta le maire.
Fulbert, qui avait gagné l'attention, pointa vers le plafond un index affirmatif.
« Mais ces monstres venus du pôle Sud ne sont pas seuls à chercher Mû. Et c'est pourquoi nous avons besoin du meilleur guide forestier de Kels, ou de la meilleure, pour les prendre de vitesse. Je sais que c'est quelque chose que personne n'a jamais tenté. Je sais que même si je traînais tout l'or du monde dans ma bourse, Kels me tournerait le dos – car la prudence est la qualité première des guides, n'est-ce pas ? Je connais ce genre de métier. Tous les imprudents meurent la première année. Et si personne ne veut le tenter, eh bien, nous partirons seuls. »
De fait, l'assemblée parut gênée par ses paroles, et commença à s'éclaircir. Le maire darda sur lui un regard noir, et se mit à essuyer ses couverts comme s'il les aiguisait. L'éclaireur attendit vainement que Fulbert annonce que tout ceci n'était qu'une blague, et qu'il payait sa tournée. Déçu, il tourna le dos en lâchant :
« C'est impossible. »
C'est alors qu'une moustache surgit du coin d'obscurité, sous l'escalier, où elle s'était suspendue telle une chauve-souris au plafond de la caverne.
« En effet, c'est impossible. Et Impossible, c'est moi. »
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