33. Malvina


Je suis tellement fatigué, je ne me souviens même plus ce qui m'a amené au projet Avalon.

J'ai l'impression d'avoir vécu des siècles entre ces quatre murs. Cette vie souterraine a fait de moi, de nous, des larves blanchâtres aux yeux rougis par les écrans.

Ce travail est si épuisant qu'il ressemble à une pénitence. Mais de quoi ? Pourquoi n'ai-je pas droit à mon repos ?

Wos Koppeling, Journal


Fulbert l'observait avec de grands yeux.

« Alors, le monde est sauvé ?

— Ce sera plus compliqué que ça.

— Qu'a dit SIVA ? »

Ces trois dieux d'Avalon auxquels elle s'était adressée avaient un point commun : leur impéritie. Bloqués tels de vieux engrenages, ils ne pouvaient pas sauver ce monde – ou ils y avaient renoncé.

« SIVA ne m'a rien appris. J'ai parlé à Koppeling... celui que tu connais sous le nom de Wotan. Mais tout ce qu'il a réussi à me dire, c'est qu'il fallait trouver Mû.

— Tiens, c'est aussi ce que m'a dit Anastase. Après tout, on dit que Mû était là lors de la Guerre des Sysades, avant qu'il se retire dans la Forêt Changeante.

— Elle. »

Elle massa ses tempes. Le sang avait séché sur sa joue gonflée, mais toute la moitié de son visage était encore douloureuse, et elle n'osait pas toucher les marques laissées par le gantelet du chevalier Reinhardt.

« Et les crabes ?

— Je n'avais pas de seau pour les emprisonner, alors ils se sont enfuis. Mais en les poursuivant, j'ai trouvé beaucoup mieux que ça : une caravane pour le Sud, qui part ce soir, avec tout un tas de gens qui étaient de passage à Hermegen et qui ont essayé de s'enfuir. »

Fulbert l'aida à se lever. Ils étaient dans un état pitoyable, tous les deux, mais le Paladin semblait déterminé. Contrairement à SIVA et Koppeling, on n'avait pas besoin de lui expliquer l'importance de sauver l'humanité.

« Quand je pense que pendant ce temps, ce fourbe de Jadon doit être en train de revendre mon Tencendur pour une bouchée de pain. »

La porte du vestige se referma derrière eux avec empressement, comme si l'avatar de l'interface avait besoin de les expulser pour passer la serpillière. Fulbert traîna ensuite Morgane au long de la plage, jusqu'à une trouée dans les roches qui formait un petit chemin à travers la falaise. Une colonne de fumée montait de la ville, si épaisse et imposante qu'elle leur en paraissait proche, comme si l'on avait installé un feu de camp.

Ils émergèrent sur une plaine d'herbe et de sable, parsemée d'arbres solitaires. Un groupe de chariots s'était formé plus loin, théâtre de discussions animées ; des marchands arrivés la veille, et qui avaient décidé de plier bagage, empilaient leurs affaires sous les bâches de toile, ou circulaient à petits pas en pestant, à la recherche, qui de ses lunettes, qui de son troisième enfant.

« J'ai dû négocier pour trouver une place, expliqua Fulbert, mais mes trois arguments imparables ont convaincu le chef du convoi ; premièrement, je suis le seul barde itinérant qu'ils avaient sous la main, et pour un voyage de plus de deux semaines, il est primordial d'avoir un barde pour mettre un peu d'ambiance. Deuxièmement, dès qu'on m'aura trouvé une arme, je serai en mesure de défendre le convoi contre tous les Nattväsen qui pourraient essayer de nous mâchonner les orteils.

— Et troisièmement ?

— Hum... quand j'ai croisé Anastase, il m'a jeté assez d'or à la figure pour voyager tous frais payés pendant les cinq prochaines années. Tout ça pour rester à ton service. »

Fulbert avisa des chaises pliantes formant un cercle, et la fit asseoir. En face d'elle, un grand-père, au visage enfoui sous de grandes lunettes rondes, fumait un mélange de fenouil et de marjolaine dans une pipe en bois. Il marmonna quelque chose en baissant la tête dans sa direction, sans doute une remarque extrêmement intelligente commençant par « de mon temps », et qui méritait son approbation.

« Malvina ! » cria-t-il en agitant des bras comme s'il appelait la pluie.

Son regard désigna une femme vêtue de blanc, qui leur tournait le dos, en pleine conversation avec une poignée d'hommes aussi soucieux que moustachus, mains posées sur le ceinturon, qu'un confortable matelas ventral maintenait convenablement en place. Morgane avait du mal à les différencier, et à sa décharge, la sélection naturelle opérant sur les marchés avait forcé ces vendeurs spécialisés à adopter des apparences similaires. Dans la nature, la carcinisation a ainsi produit le crabe et l'araignée de mer, deux espèces tout à fait différentes, mais d'allure comparable. À Hermegen, l'évolution a donné le docteur Ignatius et le docteur Parfolus, tous deux portant un gilet de flanelle et une montre à gousset, tous deux promettant au public que l'élixir fonctionne, et si ce n'est le cas, je m'arrache la moustache, et tous deux tirant avec véhémence sur leur pilosité faciale pour montrer à quel point elle est bien accrochée.

Malvina s'excusa pour un instant et répondit à Fulbert d'un signe. Ce que Morgane avait pris pour une robe était en réalité une blouse qui descendait jusqu'aux genoux. L'Ase regarda ses bottes, aussi usées que celles de Fulbert, et cela lui suffit à faire un parallèle avec le Paladin fauché. Mais il y avait dans sa démarche, dans son visage rayonnant, une élégance simple et rassurante.

« Tu existes vraiment, constata-t-elle. Je me demandais s'il n'avait pas juste pris un coup sur la tête. »

Elle tira une chaise et s'assit pour examiner le visage de Morgane.

« Malvina est la Praticienne du convoi, indiqua Fulbert. Ils fonctionnent un peu sur le même principe que les Paladins...

— Rien qu'un peu, souligna la jeune femme. Les Paladins sont spécifiquement réservés au genre masculin, avec une prédisposition pour tous ceux dont on n'a pas réussi à faire quoi que ce soit.

— Ha, ha, ha, insista Fulbert. Quels idiots, ces Paladins. »

La Praticienne ne parut pas relever sa nervosité.

« Je ne sais pas ce qui t'a frappée, mais en tout cas ça ne t'a pas ratée, constata-t-elle en touchant les marques du bout du doigt. Il va falloir que je te fasse quelques points.

— Est-ce qu'elle va survivre ? » s'enquit Fulbert.

Malvina lui jeta un regard courroucé ; le Paladin sous couverture jugea opportun d'aller compter les chevaux de la caravane et s'éloigna en sifflotant. La Praticienne émit un soupir et commença à nettoyer les plaies.

« Vous êtes bien amochés, tous les deux. Vous avez dû voir l'explosion de près.

— Je n'ai pas très envie d'en parler, dit Morgane.

— Pas de problème. Attention, ça va piquer un peu. »

Elle changea de compresse et passa au désinfectant à base d'alcool, qui arracha quelques larmes à Morgane. Les premières projections crépusculaires s'étendaient désormais sur la plaine. Au loin, des nuages de fumée s'élevaient toujours du centre de Hermegen.

« Pourquoi es-tu ici, Malvina ? Il doit y avoir du travail, aujourd'hui, pour les gens comme toi.

— C'est aussi ce que je me disais, mais les Praticiens de Hermegen m'ont quasiment jetée dehors quand j'ai essayé de les aider. Parce que je n'appartiens pas à la même congrégation. Je suis une Praticienne itinérante, et à l'origine, je viens d'Istrecht.

— C'est où, ça ?

— Au Sud, sur le Grand Ravin dit la jeune femme, un peu surprise par la question. On a quelques blessés avec nous, des collègues et des employés de ces messieurs là-bas, et ils m'ont embauchée pour veiller sur eux pendant le trajet. »

Elle prépara son fil et son aiguille, profitant des dernières lueurs sincères de la journée.

« Attention, ça va faire un peu plus mal. »

Morgane acquiesça et serra les dents. Malvina fit cinq points, en quelques instants à peine, puis entreprit de lui couvrir la joue de pansements.

« Je ne sais pas jusqu'où vous allez, mais si tu es encore là dans deux semaines, je pourrai t'enlever les fils. »

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