28. Une vie simple


Les héros chantés aujourd'hui ont été décriés de leur temps.

La foule qui adulait son dictateur a renversé son tombeau.

Quant à moi, je n'aspire à rien d'autre qu'on me laisse en paix. Moi, et ma mémoire...

Wos Koppeling, Journal


Après cinq siècles sur Terre, Morgane n'avait passé qu'une petite semaine en Avalon, et possédait donc autant d'expérience avec les chevaux que Fulbert avec les karts à pédales. Ainsi, tandis que le fier destrier descendait le boulevard à toute vitesse en laissant derrière lui une traînée de jurons, étreignait-elle le Paladin à l'étouffer, à croire qu'il lui avait vraiment manqué.

« Arrête-toi ! » s'exclama-t-elle.

Fulbert tira sur la bride ; le cheval fit une embardée à quelques mètres d'un étal de fruits frais, dont le marchand les interpella aussitôt d'un air intimidant. Il agitait une pomme dans sa main en roulant des yeux comme s'il venait d'avaler de travers, mais ce n'était que pour vanter ses prix imbattables.

« Il faut qu'on s'en aille » dit Fulbert.

Ils avaient soulevé une grande quantité de poussière sur le chemin, et les habitants de Hermegen se réduisaient à de simples silhouettes. Mais les coups de feu avaient été entendus dans tout le quartier ; les cordonniers et les menuisiers avaient levé la tête de leurs établis, attentifs, à l'affût du moindre bruit, et une petite troupe de gardes traversait la rue au pas de course.

« Il y a un vestige des Précurseurs à l'extérieur de la ville, sur la côte. C'est l'occasion ou jamais !

— Attends, dit Morgane en reprenant son souffle. Attends. Regarde. »

Elle pointa son doigt vers le ciel ; Fulbert ne vit rien d'autre que les nuages, le soleil, et les deux dirigeables de l'Empire Austral.

« Qu'est-ce qu'il y a, tu veux de l'ombre ?

— Ils ont détaché un dirigeable.

— Ils s'en vont ? Bon débarras.

— Non, il part vers le centre-ville. »

Fulbert jeta un regard en coin vers le maraîcher armé de sa pomme, une pomme au demeurant tout à fait commune, mais qui aurait constitué un goûter bien mérité.

« Ils se sont trompés de direction ? Tant pis pour eux.

— C'est là-bas que se trouvent les dirigeants de Hermegen, n'est-ce pas ?

— Le prince Midian ? Oui, il ne descend jamais des jardins suspendus. J'y suis allé, une fois. On ne se rend pas compte, vu d'en bas, à quel point les fleurs sont belles, et c'est fort dommage que les seuls à pouvoir apprécier cette beauté soient les aristocrates. Mais qu'est-ce que tu veux qu'ils fassent, avec leur dirigeable ? Retourner les plates-bandes ? »

Fulbert, comme le peuple de Hermegen, avait déjà vu une montgolfière à air chaud, et pour lui cet hippopotame grisâtre n'était qu'un autre gros ballon de parade.

« Il est gonflé au dihydrogène, dit Morgane. Un gaz inflammable. C'est une gigantesque bombe. »

Le Paladin écarquilla les yeux.

« Qu'est-ce qu'on peut faire ? Tirer des grappins pour l'arrêter ? Il vole à trente mètres du sol.

— Il n'y a que toi qui peux l'arrêter.

— Et pourquoi encore... oh, peut-être. »

Fulbert descendit, les yeux rivés sur la tache d'ombre qui traversait Hermegen. Le dirigeable attirait quelques commentaires, et les enfants le pointaient du doigt en riant. Sans plus. Le Paladin donna une petite tape sur l'encolure du destrier. Trop sérieux, trop digne, le cheval semblait pressé que tout ceci se termine.

« Sors par la porte Ouest, dit-il à Morgane. Va sur la plage. Tu devrais voir de loin les navires qui rentrent au port. Attends-moi là, je ne serai pas long. »

La bille de cristal était restée collée dans sa paume tout au long du trajet. Il réfléchit quelques secondes au meilleur moyen de s'envoler. Plus tôt dans la journée, il avait accroché tout son poids à ce minuscule caillou, mais c'était aussi confortable que d'être un jambon suspendu au grenier.

Le Paladin frappa dans ses mains pour aplatir la bille ; il cassa en deux le mince feuillet obtenu, et colla les morceaux sous ses semelles.

Le marchand, qui essayait encore de lui vendre ses fruits, le regarda monter un escalier invisible. Constatant que Fulbert lui échappait, il le poursuivit en agitant sa pomme, mais son pied traversa la marche qu'il s'était attendu à trouver.

Difficile de dire s'il montait les marches quatre à quatre, puisque seuls ses pieds définissaient la notion de marche. Mais il arriva assez vite à la hauteur du dirigeable. Le gros ballon n'avançait pas assez vite pour ses bottes d'Hermès. Il traversa le ciel de Hermegen en quelques bonds, puis son ombre se fondit dans la tache sombre du ballon, qui glissait sur la ville telle un nénuphar à la surface de l'eau.

Fulbert s'arrêta sous la trappe par laquelle Siegfried l'avait jeté quelques temps plus tôt. Il donna un grand coup de poing sur le métal, et son poing meurtri protesta. Voler ne faisait pas de lui un homme invincible. Il s'accrocha au dernier barreau de l'échelle dépliable en espérant qu'il supporte son poids, et reforma la bille de cristal. Celle-ci flotta au-dessus de son nez comme la Fée Clochette. Il l'affina en une petite lame et découpa la trappe avec autant de facilité qu'une motte de beurre.

Le morceau de métal passa tout près de sa tête et l'échelle se déplia, le faisant chuter de deux ou trois mètres. Son cœur battait à tout rompre. Il monta les barreaux en anaérobie et ne respira de nouveau qu'une fois à l'intérieur.

La bille suffisait-elle à arrêter la machine ?

Fulbert l'envoya à l'extérieur et l'étendit en une grande toile, qu'il dressa sur la route du dirigeable. Mais son filet était beaucoup trop fin, et cette poignée d'atomes fut déchirée sans le moindre effort – dans l'ignorance totale des occupants.

Le dirigeable était désert, aussi bien la salle des moteurs, livrés à eux-mêmes, que les cabines et le laboratoire de Raine. Le crâne sous sa vitrine, autrefois rieur, paraissait désormais s'interroger sur la futilité de l'existence. To be or not to be, murmurait-t-il à son reflet dans la vitre. Je n'en sais rien, répondait son reflet.

La porte du poste de pilotage était entrouverte.

« Embert et contre tous ! » lança le Paladin en bondissant dans la pièce.

Ses bottes glissèrent sur le parquet dans l'indifférence la plus totale. Debout, Raine avait les mains posées sur les leviers et les commandes électriques ; elle lui tournait le dos.

« Vous ne devriez pas être là, indiqua-t-elle.

— Pourquoi est-ce que vous êtes toute seule ?

— La programmation des Modèles a des limites. Pour certaines missions, Siegfried ne fait confiance qu'aux Ases. »

Fulbert fit un pas précautionneux vers elle.

« Si ce dirigeable s'écrase dans les jardins, vous allez y rester.

— C'est exact.

— Laissez-moi deviner. Vous ne faites que suivre les Protocoles ? »

Raine se retourna brusquement vers lui. Les commandes étaient bloquées, les leviers coincés. La mort traversait Hermegen en direction du prince Midian. Elle pointa un pistolet dans sa direction.

« N'est-ce pas une vie simple, messire Fulbert ? Toutes les lois qui la régissent sont déjà écrites. Il suffit de les suivre. N'est-ce pas une vie heureuse ?

— Sans vouloir m'avancer, vos yeux disent le contraire.

— Vous me parlez comme si j'étais une humaine. Mais je n'ai que l'apparence d'une humaine. Les Protocoles ne sont pas des lois que nous aurions votées en assemblée plénière. Ce sont les lois sur lesquelles nous sommes construits. Nous sommes ces lois. »

Cette expression de foi aveugle éveillait en lui le souvenir de certains Paladins – trop nombreux à succomber à la certitude, faute de savoir vivre avec le doute.

« Je connais une Ase qui a décidé de mettre sa mission en péril pour m'envoyer sauver une ville qui ne la concerne pas.

— Alors cette Ase ne fonctionne pas correctement.

— Oui, elle est humaine. Aucun humain ne fonctionne « correctement ».

— Je la plains, messire Fulbert. Je vous plains. Je plains Mû. Les Protocoles sont notre plan d'ensemble. Nous formons un groupe. Mais votre liberté, Fulbert, est la forme ultime de la solitude.

— Vous aussi, vous m'avez l'air bien solitaire. »

Raine tira ; la balle ricocha sur un bouclier transparent et une vitre éclata. Elle laissa tomber le pistolet et se jeta sur lui à mains nues. Elle faucha ses jambes et décocha un coup en pleine poitrine, l'envoyant méditer dans une des banquettes de cuir.

« Il est trop tard, annonça-t-elle. Nous sommes presque arrivés.

— Je peux encore arrêter ça, promit Fulbert en essayant de reprendre ses esprits, qui bourdonnaient autour de son crâne comme une volée de moineaux mal éduqués.

— Non. Vos pouvoirs de Sysade ne sont pas infinis. »

L'Aze reprit sa place au poste de pilotage, les yeux rivés sur les jardins suspendus qui se rapprochaient mètre après mètre. On pouvait presque compter les roses bleues sur les pergolas ; un violoniste, qui jouait sous un kiosque, pointa le dirigeable du doigt et son public commença à s'enfuir avec un empressement aussi vain que burlesque.

« Fulbert, si vous venez jamais à rencontrer Mû, tout au fond de sa Forêt Changeante, demandez-lui. Demandez-lui combien pèse le poids de la liberté. J'aurais aimé savoir...

— Je ne vous abandonnerai pas » clama le Paladin.

Du coude, Raine élargit la vitre brisée. Des tourbillons intenses entèrent dans l'habitacle, et Fulbert fut aveuglé par ses propres cheveux. Elle l'attrapa par les épaules, le souleva et le poussa par la vitre. Un morceau de verre en profita pour ajouter sa marque sur son genou, dans ce qui deviendrait plus tard une collection de cicatrices à faire pâlir Achille.

« Vous ne... »

Fulbert n'était pas certain de la manière dont il aurait voulu terminer cette phrase. De toute façon, il était déjà en train de tomber. Il n'eut que le temps de rattraper sa pierre de Sysade, de l'étendre en toile pour amortir sa chute. Cette fois, plutôt que de traverser le toit, il roula sur le chaume et tomba au milieu de la rue.

Il se releva à peu près intact, mais meurtri comme si un troupeau de buffles s'était essuyé les sabots sur lui. Il trouva néanmoins la force de crier au peuple de Hermegen qu'il devait se mettre à l'abri, et le peuple de Hermegen fit mine de ne pas entendre cet illuminé plein de sang et de poussière, aux vêtements en charpie, qui venait de tomber d'un toit.

Puis, le dirigeable atteignit la falaise.

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