27. Le téméraire


La ligne de fracture est claire et nette. Les deux camps portent un nom : le camp d'Antarès, et le camp d'Eden. L'invasion ou la passivité.

J'ai refusé de prendre position ; dès demain, je procéderai à l'expérience d'empreinte. Ce n'est pas glorieux, mais je veux partir d'ici ; j'ai le sentiment d'avoir fait tout ce que je pouvais.

Wos Koppeling, Journal


Un bruit d'impact minéral résonna dans la cour. La bille de plomb s'était arrêtée à mi-course, aplatie en corolle florale. Elle glissa contre une vitre invisible et tomba entre deux pavés.

« C'est incroyable, tout ce qu'on peut faire avec un caillou. »

Anastase ne remarqua le disque transparent, suspendu devant lui, qu'en faisant un pas de côté. Une image déformée, colorée en bleu clair, était projetée au sol comme une phase lunaire. Puis l'objet se concentra en une bille minuscule, qui traversa la cour et regagna une main tendue, comme un faucon rejoignant son maître.

C'était un homme jeune, la vingtaine bien entamée ; ses vêtements élimés portaient de nombreuses déchirures suspectes, et ses cheveux chaotiques étaient couverts de poussière. Mais tout ceci n'était qu'un détail face à la moustache ridicule qui campait fièrement sous son nez comme Napoléon la veille de Waterloo.

« Fulbert d'Embert, le téméraire, Paladin. »

Anastase hocha la tête, considérant que puisque cet homme venait de lui sauver la vie, il ne discuterait pas cet usage public des pouvoirs de Sysade.

Siegfried posa sa main sur la tête de sa prisonnière ; elle releva le regard, et Anastase remarqua ses iris blancs. C'était une évidence. Certains Ases étaient donc dans leur camp. Et si le dieu Wotan, qui n'était qu'une légende, ne reviendrait jamais du Monde Obscur pour soutenir leur combat, peut-être que Mû le pourrait.

« Messire Fulbert, dit Siegfried d'une voix appliquée, comme le premier de la classe récitant un poème, j'ai ici quelque chose que vous voulez, et vous avez quelque chose que je veux. Je vous propose de procéder à un échange. »

Fulbert jongla pensivement avec sa pierre. Tous les regards suivirent la bille de cristal qui rebondissait dans sa main.

« Messire Siegfried, depuis que vous m'avez jeté par-dessus bord de votre dirigeable, je n'ai plus qu'une confiance modérée en vos paroles. Vous êtes du genre à trahir vos promesses.

— C'est possible. Mais si vous tenez à Morgane, vous n'avez pas le choix. »

Il fixa crânement Fulbert, satisfait de ce dilemme sans issue, jusqu'à ce que la susnommée s'exclame :

« Je ne suis pas une monnaie d'échange. Ma vie ne vaut rien. La mission est plus importante ! »

Le chevalier Siegfried parut très ennuyé qu'elle se dépréciât ainsi, mais il la prit au mot, et dans un claquement métallique, les lames argentées surgirent de ses bras. Il allait frapper lorsqu'une grenade fumigène de la taille d'une pomme roula entre ses pieds.

Un nuage de brouillard noya la place pavée. Anastase traversa la purée de poix d'un bond et son sabre arrêta la lame à mi-hauteur. Il entendit Morgane s'enfuir. Des détonations retentirent aux alentours. Mais les Paladins et les soldats impériaux avaient tous disparu ; il était seul avec Siegfried, tels deux colosses émergeant de la brume.

« Prenez mon cheval, lança-t-il à Fulbert, dont il devinait la présence aux frontières du maelström. Emmenez-la en lieu sûr ! Je vous retrouverai.

— Vous ne les retrouverez pas, gronda Siegfried en faisant pression sur la lame. Vous serez mort. »

Il fit un grand geste de son autre bras, forçant Anastase à s'écarter. Une balle siffla à ses oreilles ; mais c'était la dernière. Le brouillard avait cet avantage qu'on ne pouvait y perdre son temps à recharger ses armes à feu. Il fallait réagir dans l'instant.

Siegfried marcha sur lui en cognant rageusement ses lames. Il donna une série de coups plongeants, qu'Anastase dévia les uns après les autres ; le chevalier noir frappait comme une forge industrielle, et si la lame encaissait les chocs sans ciller, Anastase sentait les coups se répercuter dans ses épaules.

En reculant de nouveau, il manqua de trébucher sur un soldat impérial qui se vidait de son sang sur les pavés.

« Vous utilisez ces hommes comme des outils, constata-t-il.

— Nous avons reprogrammé des Modèles, traduisit Siegfried. Cela nous est autorisé par les Protocoles. »

Le Haut Paladin se remit en garde, le front déjà inondé de sueur.

« Programmé ?

— Oui. Ils suivent nos instructions.

— Quel dieu a bien pu édicter des lois aussi cruelles ?

— Vous savez très bien que nos Protocoles n'ont pas été écrits par des dieux. Ceci répond sans doute à votre interrogation. »

Un autre homme traversa un bouillonnement de fumée et se cogna contre le colosse. Siegfried plongea une lame dans son cœur, transperçant la cuirasse noire de l'Empire Austral, et l'écarta d'un coup de pied.

« J'ai eu vent de votre réputation, messire Anastase. On dit vous êtes l'un des meilleurs duellistes en vie sur Avalon.

— Alors vous devriez fuir.

— Je mène une guerre, pas un duel. »

Anastase sentit un souffle d'air écarter la fumée, entendit un léger sifflement, et se tourna de côté pour éviter la pointe harponneuse d'une lance de fer. Il riposta d'un coup à la jambe ; la lame du sabre rebondit sur l'armure épaisse du chevalier Reinhardt.

« Vous êtes tous des lâches.

— Non, messire Anastase. Nous obéissons à des Protocoles différents des vôtres. »

Le Haut Paladin dégaina la dague à sa ceinture ; de sa seule main droite, en sixte, il dévia le coup de lance ; de l'autre, il para un coup au ventre. Il dut répéter les mêmes gestes plusieurs fois, en reculant. Car les deux Ases avaient un art du combat bien différent du sien, plus retors ; dix actions identiques pour affaiblir son instinct, suivies d'une frappe brutale, soudaine et inattendue.

Anastase refusa d'attendre leur bon plaisir ; il cogna du sabre sur la pointe de la lance, forçant celle-ci à plonger au sol et se planter entre deux pavés. De l'autre main, il attendit que le coup vienne, et cette fois, frappa sous le bras de Siegfried. La fine dague se froissa sous le choc, mais il eut assez de force pour le dévier, et la lame argentée passa à quelques centimètres de son visage.

Il avait beau être un Ase, ses réflexes étaient proches de ceux d'un humain, et Siegfried n'eut pas le temps de retirer sa main ; la pointe du sabre d'Anastase pénétra sous le gantelet, glissa sur son poignet, remonta sur la moitié du bras en y creusant son sillon. Le Haut Paladin récupéra son arme d'un geste sec. Plusieurs sangles de cuir ensanglantées sautèrent, ainsi qu'un morceau de métal proprement découpé.

Le chevalier Siegfried s'écarta en grognant. La fumée commençait à se disperser, et des corps sans vie apparaissaient tout autour d'eux comme s'ils remontaient des profondeurs de la terre. Les derniers soldats impériaux et Paladins se faisaient face, le souffle court ; aucun des deux camps n'avait pris l'avantage.

Le chevalier Reinhardt récupéra sa lance et saisit l'ouverture qui se présentait ; la pointe frappa sa jambière sur le côté ; le métal se plia et s'enfonça dans sa chair. Mais avant que la douleur ne fasse son chemin, et puisqu'il avait encore pied, Anastase fit un pas dans les brumes dissipées ; il lâcha sa dague émoussée, reprit son sabre à deux mains et brisa la lance d'un coup sec.

Son visage étant caché sous son casque sans âme, Anastase ignorait si Reinhardt le regardait, ou s'il étudiait la barre de fer inutile qui encombrait ses mains.

« Je suis désarmé, messire. Vos Protoc... »

La pointe du sabre traversa le grillage avec une précision millimétrique, et se cogna contre l'arrière du casque. Les bras de Reinhardt demeurèrent levés une seconde, comme s'il protestait, et retombèrent brusquement. Anastase arracha sa lame et le laissa s'effondrer sur les pavés avec un bruit de métal jeté au rebut.

« Je vous ai prévenu, intervint Siegfried, qui reculait avec ses derniers soldats. Puisque vous avez choisi de vous opposer à moi, je mettrai cette ville à feu et à sang. »

Anastase serra les dents. La douleur irradiait sa jambe et il n'avait l'impression de tenir debout que parce que l'armure enfoncée maintenait ensemble ses os et ses muscles.

« Et comment ? Vous êtes du genre à trahir vos promesses. »

C'est alors que le ciel de Hemegen s'illumina.

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