25. L'envol
La démocratie est une idée pour des hommes rassasiés, qui ont du temps libre ; c'est ainsi que les anciens Grecs de l'Agora athénienne, nourris du travail de leurs esclaves, avaient pu se consacrer à l'art subtil de la politique ; pour tout ceux venus après eux, c'étaient les machines et le pétrole. Certes, l'imprimerie émancipe les masses, mais encore faut-il avoir du temps pour lire. Et les démocraties ont disparu sans un bruit, à mesure que le thermomètre éclatait et que les sables gris dévoraient la Terre, si bien que la question de voter à droite ou à gauche en devenait secondaire.
Wos Koppeling, Journal
Le soleil était haut et radieux, mais c'était sans doute toujours le cas à Hermegen, où la nuit n'était qu'un contretemps mineur sur le chemin des affaires florissantes. Penchée sur la vitre large de la cabine, Morgane observa la ligne de moulins à eau qui pédalaient dans le fleuve ; certains devaient alimenter la ville en électricité, peut-être juste ce quartier central, dont la falaise artificielle s'élevait bien au-dessus des ambitions du petit peuple de la ville-ronde. Renverseraient-ils ce palais ? Pas encore, car les inégalités économiques ne suffisent pas à déclencher une révolution. Il fallait un sentiment de frustration encore étranger au peuple de Hermegen.
Une corde épaisse nouait ses poignets ; le chevalier Siegfried avait beau se montrer aimable à son égard, il la considérait toujours comme un élément perturbateur. Et, en effet, Morgane n'avait pas envie de jouer son jeu.
Elle reprit sa place sur la banquette en cuir, en face d'un Fulbert maussade, alourdi du double de corde, et dont les poignets portaient désormais d'épaisses marques rouges, comme s'il était allergique au chanvre.
Siegfried était assis au bout de la pièce, immobile comme une statue. Si chaque minute voyait Fulbert croiser les jambes, soupirer, décroiser les jambes, se contorsionner pour se gratter l'oreille avec le coude, Siegfried était parfaitement éteint. On ne l'entendait même pas respirer.
« Reinhardt est déjà ici » dit le pilote du dirigeable, un soldat à la joie de vivre équivalente à celle d'un poisson prisonnier d'une flaque, dont le crâne rasé était tatoué d'un losange.
Morgane colla son nez contre la vitre. Ils volaient vingt ou trente mètres au-dessus des toits plats, dans une zone moins dense de la ville, dont les larges avenues servaient de passage à des files de chariots chargés de marchandises. Des tours rectilignes, en fer et en bois, étaient plantées entre deux entrepôts telles des tisons. Elle en compta quatre ; l'Empire les avait montées en quelques jours. Deux dirigeables y étaient accrochés, comme les derniers ballons à hélium du vendeur à l'entrée d'un parc d'attractions. Le dénommé Reinhardt avait privilégié la vitesse à la discrétion.
Un cliquetis menaçant retentit ; Fulbert sursauta ; le chevalier Siegfried s'était levé. Il tira sur un cordon suspendu au plafond, appuya sur un bouton et se mit à parler. Ce micro portatif était sans doute en avance sur son temps, comme les dirigeables des impériaux, comme leurs armes.
« Reinhardt ? Est-ce que tu es là ? »
Le micro crachota.
« Bienvenue à Hermegen, Siegfried. Pour l'instant, ma mission est sans succès : le Haut Paladin refuse qu'on interroge le ou les Sysades qui se cachent dans cette ville.
— Une approche plus directe sera peut-être nécessaire. Quelles sont les instructions de Lennart ?
— Nous avons carte blanche à Hermegen. Le Sysadmin est la priorité absolue. Si tu souhaites secouer les choses, sache que le Haut Paladin a une grande influence sur le prince Midian.
— Et où se trouve ce prince ?
— Il ne quitte pas son palais. Tu ne peux pas le manquer. »
Siegfried éteignit la radio et se plongea dans une intense réflexion.
« Vous ne savez rien sur les Sysades de Hermegen, n'est-ce pas ? lança-t-il à Fulbert d'une voix tranchante.
— Moi ? Je, euh, je connais le mot de passe.
— Quel mot de passe ?
— Celui qu'il faut dire à, euh, Jadon. »
Le chevalier noir soupira.
« Qui est Jadon ?
— Un, euh, palefrenier dans le quartier du port. »
Siegfried le regarda fixement de ses yeux sans âme. Il remit son casque, attrapa Fulbert par l'épaule, donna un coup de pied dans la porte et le poussa dans la coursive.
« Qu'est-ce que vous faites ? s'exclama Morgane.
— Les choses n'avancent pas, grommela Siegfried. Nous sommes en retard sur les Protocoles.
— C'est regrettable, avança Fulbert, forcé de suivre son rythme de pas, mais je ne vois pas en quoi... »
Dans entrebâillement d'une porte, une Raine interdite les regarda passer en silence.
Le vrombissement des moteurs gagna en intensité ; ils dépassèrent deux mécaniciens taciturnes assis sous des cadrans de pression et de température. Ils atteignaient désormais le bout de la nacelle ; les hublots avaient disparu, mais le sifflement du vent s'insinuait à l'intérieur, qui donnait à Morgane l'impression désagréable de descendre dans un navire en train de couler, dont seule une moitié tient encore à flot.
Siegfried poussa Fulbert sur le côté ; le Paladin cogna la cloison de la coursive étroite. Il poussa un levier et donna un coup de pied dans une trappe de maintenance. Le vent s'engouffra avec fureur ; Morgane fut balayée, et seul Siegfried demeura impassible, maintenu en place par une inertie semblable à celle de son Empire.
« Je commence à comprendre ce que vous voulez faire, avança Fulbert d'une voix assourdie par les claquements du vent, et je vous préviens que... »
Siegfried ouvrit la main et le poussa.
Pendant une demi-seconde, le Paladin échangea un regard étonné avec Morgane. Puis le visage de l'Ase s'éloigna, ainsi que la silhouette menaçante du dirigeable.
Peut-on faire voler un plus lourd que l'air ?
Certainement, avait répondu Jadon dans la conversation. Mais pas toi, Fulbert. Toi, tu es beaucoup trop lourd.
Si le Paladin s'attendait peut-être à traverser les nuages tel un ange montant au Paradis – mais dans le mauvais sens – il se rendit compte bien vite que trente mètres d'air, ce n'est pas grand-chose. Le temps qu'il cligne des yeux, une cheminée fonçait déjà dans sa direction telle la lance du chevalier noir.
Si ma vie doit s'achever de manière aussi péremptoire, songea-t-il, j'espère au moins que le soleil s'éteindra en signe de protestation.
Cours toujours, répondit certainement ledit soleil, qui s'appliqua à éclairer les moindres détails du palais princier de Hermegen, faire jouer les couleurs chatoyantes de ses vitraux, et illuminer les parterres de fleurs blanches des jardins suspendus.
La cheminée continuait de se rapprocher ; le vent sifflait à ses oreilles, annihilant de facto son audition, avec une puissance à lui arracher son infâme moustache. Et sa paume droite le grattait comme si un poil incarné s'était mis à y pousser. Fulbert réfléchit un quart de seconde supplémentaire avant de comprendre ce qui le différenciait de tous les hommes tombés avant lui.
Il pensa à la pierre. Il l'avait abandonnée sur le dirigeable, sous forme gazeuse, en attendant un moment opportun. Siegfried l'avait poussé dehors avant qu'une occasion se présente. Mais la pierre était encore là, attendant ses ordres. Fulbert serra le poing ; le cristal se concentra et sa lumière verdoyante, qu'il était seul à voir, traversa la cabine du dirigeable et fusa vers lui comme le premier rayon de l'aube.
La pierre atterrit dans sa main ; elle avait pris la forme d'une bille parfaitement sphérique ; la fumée indigo, comme une âme secrète, flottait encore sous la transparence azurée.
Et maintenant ? Eut-il le temps de se dire, alors qu'une girouette en forme de coq empâté s'apprêtait à l'empaler comme une brochette.
Morgane lui avait fourni toutes les explications : dans son état de repos, la pierre était soumise aux lois physiques d'Avalon. Mais la volonté du Sysade avait la primauté sur les lois du monde. Fulbert tenait un pouvoir infini dans sa main.
Solide, elle tombait, roulait sous la table et s'arrêtait dans un coin. Liquide, elle se diluait dans la mer. Gazeuse, elle flottait dans l'air. Mais si la pierre changeait d'état ? Si la pierre se précipitait ? Si la pierre cessait de tomber ?
Fulbert, qui tombait tête la première, pivota brusquement ; il se remit droit, accroché à l'écaille de Mû devenue un point fixe dans le ciel de Hermegen, suspendu tel une sorcière à son parapluie. Ce renversement de situation le fit sourire. Il essaya de descendre les derniers mètres avec douceur, mais son esprit maniait la pierre avec la précision d'un tractopelle, et ses pieds traversèrent un toit de chaume.
La paille amortit sa chute ; le Paladin se releva en agitant des bras pour évacuer la poussière. Une grand-mère, qui tricotait une écharpe de laine, le regardait fixement. Les rayons du soleil, aussi généreux avec les quartiers résidentiels de Hermegen qu'avec le centre-ville, baignaient Fulbert d'une aura chatoyante.
« Vous êtes qui ? demanda la rombière, sans interrompre son tricot, car dût le ciel se briser et les anges tomber par grappes entières, elle avait un calendrier à tenir.
— Je suis Fulbert d'Embert, le téméraire. Pardonnez-moi pour votre grenier, mais on m'attend, je suis pressé. »
Elle lui indiqua la porte d'un coup de menton.
« Merci madame, mais il est dit qu'un Fulbert entré par le toit ressortira par le toit. »
Il s'élança, suspendu à sa pierre tel Tarzan, et s'écrasa dans un groupe d'hommes revenant du lavoir, paniers de linge à la main. Force draps s'envolèrent et roulèrent dans le vent comme si une armée de fantômes s'échappait entre les pavés. Il s'ensuivit un pugilat encore jamais vu à Hermegen, que nous garderons hélas sous silence, car notre valeureux Fulbert avait esquivé le premier coup de poing et s'était enfui en direction des tours d'appontage.
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