21. Le dernier cigare


Aujourd'hui, j'ai discuté avec Noah de l'objectif du projet Avalon.

Depuis qu'il a appris l'existence d'Antarès, il est obsédé par ce nouveau monde. Je n'arrive pas à savoir si cette opinion est majoritaire dans notre bunker, mais je ne cesse de m'étonner que tant d'hommes puissent placer leurs espoirs dans une simple hypothèse.

Je ne remettrai pas en cause l'existence d'une civilisation autour de Scorpii B. La preuve est irréfutable, et ses effets sont mesurables : le code source du projet, l'architecture symbolique des Ases... mais nos collaborateurs ne sont pas tous au courant de toutes ces choses. Et même avant que Noah en discute avec Matiev, il croyait déjà dur comme fer à notre destinée dans les étoiles.

Est-ce donc cela qu'on appelle communément la foi ?

Wos Koppeling, Journal


Malgré tous ses efforts, le Premier Ministre Sarpagon ne parvenait pas à savourer sa victoire.

Seul dans la salle de réunion de la forteresse, il tournait tel un lion en cage, promenant sa main sur des documents abandonnés par la Grande-Duchesse et ses ministres. C'était ici qu'elle avait été tuée. Un banal accident, arrivé dans la confusion du soulèvement. Malgré cette perte regrettable et inattendue, la révolution avait eu lieu sans trop de casse. Surpris par la mort de la Sysade locale, les Paladins avaient plié bagage, ce qui lui enlevait une épine du pied.

Sarpagon repoussa les papiers abandonnés sur la table ronde. Il traversa la pièce de nouveau et posa ses bras sur le siège de la Grande-Duchesse. Par réflexe, son visage s'orna de ce sourire nonchalant qui avait ouvert tant de portes et d'oreilles. Il lui avait fallu soixante ans pour gravir les échelons du pouvoir, un par un, sans omettre une seule étape ; mais il était arrivé au sommet ; il avait gagné.

Il parcourut chaque fenêtre du regard en caressant pensivement sa barbe poivre et sel. Elles étaient comme une galerie de tableaux vivants qui racontaient l'histoire de la forteresse, sa lente construction, l'attente infinie d'une invasion de Nattväsen qui n'aurait jamais lieu. L'histoire du Premier Ministre offrait de pareils détours, et assez de matière pour deux biographies contradictoires. Il était né pauvre. Il avait traîné toute sa jeunesse à Hermegen, dépensant les plus belles années de sa vie dans le boniment et l'arnaque. Sarpagon était un de ces magiciens qui, lorsqu'ils mettent la main sur une pièce, jouent de leurs mains et de leur bagout, et se retrouvent avec deux pièces. Il achetait à crédit des marchandises pas encore produites, pour les revendre à perte en réalisant un profit. Et Sarpagon, à force de magie et de doubler des pièces, s'était pris d'affection pour l'argent, pour le pouvoir, et avait commencé à élaborer ses plans de conquête.

D'un coup d'épaule, il poussa la lourde porte de chêne et sortit sur le chemin de ronde extérieur. Toute la ville appartenait à son regard ; elle était en son pouvoir, comme un nid tombé de l'arbre. Ses hommes se raidirent à son passage, esquissant des saluts. Ils attendaient avec inquiétude le moment où il faudrait descendre des hauteurs, et parlementer avec les mousquetaires qui ruminaient à cent mètres en contrebas. Mais le Premier Ministre avait déjà tout réglé en amont, généreusement graissé la patte du chef de cette garde d'élite clinquante et dépassée ; ce n'était pas cela qui le rendait nerveux.

Il était arrivé à Vlaardburg en se faisant passer pour un économiste, et sur cette base intangible, il s'était construit une solide réputation, brique par brique. Sarpagon connaissait tout aux affaires ; tour à tour allié, partenaire, ami, confident, amant... mais la Grande-Duchesse ne voulait point d'amant, alors il s'était contenté d'être un bon conseiller, une oreille attentive et discrète. Un temps, il espérait marier la dirigeante obstinée à quelque connaissance malléable, quelque baron lointain qu'il aurait dirigé à l'envi. Il travaillait à ce projet de mariage lorsque la Grande-Duchesse s'était amourachée d'un nigaud de Paladin. Même expulsé de la forteresse, ce dernier l'avait rendue imperméable à tous projets maritaux.

Mais Avalon était en train de changer, et le Premier Ministre ne pouvait plus attendre. Il avait donc précipité son plan.

Le vent perpétuel qui régnait à ces hauteurs secoua sa barbichette. Sarpagon s'adossa à l'abri des créneaux et sortit de sa poche un briquet et un cigare. Le dernier de tous les cigares. Car le tabac avait disparu d'Avalon une dizaine d'années plus tôt, et le Premier Ministre, qui avait dépensé une petite fortune pour acquérir une boîte de cigares, avait gardé celui-ci pour fêter sa victoire.

Il s'imaginait de meilleures circonstances ; le cœur n'y était pas. Néanmoins, Sarpagon promena la flamme du briquet sur l'embout, huma l'odeur du tabac brûlé et tira quelques bouffées satisfaites. Ce cigare était un symbole. Beaucoup de choses avaient été effacées d'Avalon, depuis cinq siècles ; des plantes, des animaux inadaptés à leur habitat ou chassés à l'excès ; les vestiges des Précurseurs, appelés à tomber en ruines ; et pour finir, la Grande-Duchesse de Vlaardburg, paix à son âme, dont le corps désarticulé était encore suspendu au mur pour attester sa défaite.

Mais l'ex-Premier Ministre Sarpagon, en attente d'un meilleur titre, était encore là, lui, bien vivant.

La fumée épaisse qui se répandait dans ses poumons lui arracha une quinte de toux pénible ; ennuyé, il écrasa son cigare sur le créneau et le laissa tomber dans le vide.

« Maître, appela un garde. Ils arrivent. »

Le vieillard plissa des yeux. En effet, à mi-chemin entre le rideau d'étoiles crocheté au ciel et la plaine tranquille de la vallée, une créature venait de traverser l'horizon. Une chose large et bouffie comme un monstre marin, couverte d'une épaisse peau grisâtre, qui soutenait une nacelle de métal pourvue de deux grands projecteurs, comme des yeux vides d'âme.

Ainsi donc, les rapports ne mentaient pas : l'Empire Austral s'était bien construit des dirigeables à hydrogène. Ils pouvaient joindre les deux bouts du continent en quelques jours, là où les chevaux auraient peiné des semaines entières. Sarpagon ne pouvait qu'imaginer les autres armes que l'Empire assemblait à Kitonia, car aucun de ses espions n'était revenu vivant de la cité des neiges éternelles. Modeste satisfaction : il avait vu juste, et prédit l'expansion de l'Empire avec plusieurs années d'avance. Personne ne l'avait cru ; qu'importe. Le Premier Ministre ne comptait pas lutter contre le courant ; il fallait, au contraire, s'y dégager une place.

Le nouveau dirigeant de Vlaardburg réfléchissait à toutes ces questions lorsque le dirigeable s'arrêta au-dessus de la forteresse, aussi massif et intimidant que l'Empire lui-même. Mais peut-être n'était-il lui aussi qu'un gros ballon gonflé de gaz, encore plus léger que son ombre.

Des cordes claquèrent entre la nacelle et le sommet du phare Sud, qui offrait une esplanade assez grande pour que les impériaux pussent y descendre. Sarpagon observa, de loin, ses hommes tirer les grappins et poser les échelles. Il choisit d'attendre les envoyés de l'Empire au milieu de la cour intérieure, entre deux rangées de buis bien taillés, étant entendu qu'il régnait non pas sur ce jardinet pathétique, mais sur la forteresse dans son ensemble.

Lorsque le chevalier Siegfried émergea de la tour et entra dans le champ des lampadaires, Sarpagon réprima un sentiment de panique. Il était aussi grand qu'on le disait, incapable de passer une porte sans se baisser, et couvert de cette armure intégrale qui devait peser un âne mort. Son casque globuleux avait une sorte de vitre opaque, qui formait des yeux d'insecte. L'usage diplomatique aurait voulu qu'il se découvre, mais Siegfried se moquait de l'usage. Non qu'il fût simplement fier et borné comme la Grande-Duchesse ; le Premier Ministre savait gérer ce genre d'homme. Non, ce colosse armuré méprisait la diplomatie comme un jeu d'enfant.

« Messire Siegfried, bienvenue à Vlaardburg. »

Le chevalier le regarda fixement ; du moins, son casque demeura tourné vers Sarpagon.

« C'est plus petit que je ne le pensais, asséna-t-il sur un ton lugubre.

— Ne restons pas ici, messire. Allons plutôt discuter à l'intérieur. »

Siegfried ne parut pas l'entendre ; il se dirigea vers le chemin de ronde en écartant les gardes sur le chemin. Trois soldats, un homme et deux femmes, le suivaient de près. Ils portaient des armures plus légères, mais leurs visages découverts ne semblaient pas capables d'exprimer la moindre émotion.

Le Premier Ministre avait sous les yeux une confirmation sinistre que bien d'autres avant lui avaient été forcés de voir, et que nous craignons tous de voir se répéter sous nos yeux. Le projet de construction de l'Empire, comme beaucoup d'autres avant lui, impliquait de déconstruire les humains.

« Où allez-vous, messire ? »

Le géant armuré s'arrêta net, et le soixantenaire replet, qui le talonnait, manqua d'empaler son nez sur les arêtes de métal de ses épaulières.

« Nous avons voyagé trois jours entiers. Nous avons traversé le continent d'Est en Ouest et brûlé la moitié de notre huile de baleine. »

De ce côté de la forteresse, un vent froid comme le fond des mers semblait remonter de la pinède, d'un noir anthracite, qui s'étendait sur des kilomètres au Nord de Vlaardburg.

« Or, en arrivant, j'ai vu quelque chose qui pendait au mur, et je crains d'entendre, maître Sarpagon, que j'ai fait tout ce voyage pour rien.

— Que voulez-vous dire ? Comme prévu, Vlaardburg a été conquise, sans violence, sans effort. La ville m'appartient, et par voie de notre accord, elle appartient désormais à l'Empire Austral. Nous en ferons une base pour vos dirigeables, pour votre armée. Entre ici et Kitonia, vous prendrez le continent en étau. »

Tourné vers cette frontière obscure, derrière laquelle le monde semblait prendre fin, Siegfried secoua la tête d'un air las.

« Je me moque de Vaardburg.

— Vlaardburg.

— Qu'importe. Je me moque du continent. Votre trahison n'était qu'un moyen. Au fond, qu'importe la bannière qui flotte au-dessus de cette ville. Ce qu'il me fallait, Sarpagon, c'est précisément ce que vous ne pouvez plus m'offrir. J'ai besoin d'un Sysade. La Grande-Duchesse était une Sysade, à ce qu'on m'a dit, et j'aurais donc eu besoin d'elle. Mais vous, vous ne servez à rien.

— Je vois... la mort de la Duchesse est en effet regrettable. Un accident... mais sachez, messire, que je serai un allié indéfectible de l'Empire. Et, prenez-le de la part de quelqu'un qui a de l'expérience, vous aurez besoin de nombreux alliés durant votre conquête...

— Vous pensez que l'Empire veut conquérir le monde ? lança Siegfried avec amusement. Oh, je vois. Vous n'êtes pas capable d'imaginer notre mission. Vous ne connaissez même pas la vérité. Je vous envie presque. »

Sa main gantelée s'abattit sur l'épaule de Sarpagon. Ce dernier tressaillit en sentant les pointes de métal pénétrer sa peau. Siegfried le poussa contre les créneaux de pierre.

« Il n'y a rien, en ce monde, que nous avons besoin de conquérir. Le problème, c'est qu'Avalon a dévié de sa raison d'être première. Mais tout n'est pas perdu ; nous pouvons encore le réparer.

— De quelle raison d'être... parlez-vous ? siffla Sarpagon tandis que le chevalier le soulevait de terre sans effort.

— Antarès. »

Siegfried le poussa du bras. Le ministre déchu tomba en arrière dans un flottement de robes ; sa tête rencontra la muraille avant qu'il aie le temps de crier, et sa chute interminable se termina dans les sapins.

Deux gardes interloqués, sabre au clair, marchaient vers Siegfried à pas de loup. D'un geste sec, le chevalier fit surgir les lames soudées à son armure. Il brisa le sabre au niveau de la garde et du bras gauche, poignarda l'homme en plein cœur. Le deuxième garde frappa comme un joueur abattant ses meilleures cartes, et tous ses efforts ne parvinrent qu'à gratter une fine estafilade sur la peinture noire. Siegfried passa brièvement dans le champ du phare Nord, et une infinité d'autres écorchures scintillèrent, toutes aussi insignifiantes. Le chevalier renversa l'homme d'un coup de pied, l'attrapa par le col et le jeta par-dessus la muraille.

« Nous n'avons aucune raison de nous attarder ici, annonça-t-il à ses troupes. Nous partons sur le champ. »

D'autres gardes accoururent et furent balayés en quelques moulinets peu inspirés. Le chevalier Siegfried reposa ses bras un instant sur le rebord. Siegfried marchait sur les hommes d'Avalon comme s'il écrasait des fétus de paille, sans s'en rendre compte, sans en garder le souvenir. Tout ceci était superflu et l'ennuyait profondément. La véritable conquête, celle pour laquelle on l'avait réveillé, se situait bien au-delà.

Il soupira.

C'est alors qu'il entendit le coup de feu provenant de la forêt.

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