2. Siegfried


Les explorateurs avides d'or, dont le regard perdu fouillait la végétation à la recherche de la moindre lueur suspecte, crachaient sur ces vieilles pierres qui leur bloquaient la vue. Des colonnes, des stèles, des vestiges de temples effondrés, pris dans le tourbillon de la Forêt Changeante, et qui, comme un manteau reprisé par chacun de ses propriétaires, n'avaient plus rien à voir avec leur forme d'origine. Les racines, les lianes et le lichen s'étaient infiltrés partout, ils avaient descellé les pierres et emporté celles-ci au loin, tels une troupe de fourmis dépeçant un morceau de sucre.

Les vestiges de plus grande taille servaient de repères ; bien que le peuple d'Avalon ne pût lire les symboles des frises géométriques et ne comprît rien aux scènes des bas-reliefs, on parlait de la stèle en forme de poisson, du cercle de menhirs, du tumulus, et on se comprenait ainsi.

Arnold, qui avait tracé une croix sur l'or dès l'âge de raison, se sentait intimidé par ces pierres silencieuses. Elles témoignaient de la puissance des Précurseurs, les premiers hommes arrivés sur Avalon, emmenés par le dieu Wotan qui leur avait offert ce monde. Une formidable civilisation pourtant tombée dans l'oubli, après s'être entre-déchirée dès ses premiers pas dans la Guerre des Sysades.

De même que les branches des arbres se déplaçaient dans son dos, il avait toujours l'impression que les silhouettes humanoïdes des bas-reliefs, avec leurs bras levés et leurs grosses têtes rondes, se tapaient les cuisses en riant de lui, de tous les autres guides forestiers et de toutes les principautés, royaumes et empires qui s'étaient partagés l'histoire tourmentée du monde d'Avalon depuis ce conflit mythique.

Ils avaient été là, eux aussi, et personne ne se souvenait d'eux.

En arrivant à Kels, les étrangers de l'Empire cherchaient une ruine bien précise : il avait suffi que le chevalier Siegfried lui tende un dessin pour qu'Arnold reconnaisse la Pointe de Flèche. À vrai dire, ils auraient dû l'atteindre depuis une demi-heure au moins, mais la Forêt changeait sans cesse de forme, et elle emportait ces vestiges avec elle, comme des épaves flottant à la surface d'un lac.

Siegfried et ses hommes mirent pied à terre ; leurs chevaux demeurèrent sur place sans faire le moindre mouvement. Le chevalier masqué détailla longuement la façade de la Flèche. La pointe en était émoussée et sa surface était inondée de lierre. Le tétraèdre peinait à prendre sa place parmi les arbres, dans cette petite clairière. On ne l'aurait sans doute pas vu d'en haut.

Arnold s'approcha de la Flèche, arracha une poignée de lierre et tapota du dos de la main.

« C'est l'un des plus grands vestiges encore debout, nota-t-il. Il est fait d'une seule pierre. Il y a quatre frises gravées qui font le tour, et normalement... »

Il continua de tirer sur les branches pour libérer la surface basaltique, découvrant un renfoncement triangulaire de trois mètres de haut, couvert de symboles plus petits. Cela ressemblait furieusement à un cadre de porte, et quelqu'un avait tenté d'attaquer la surface au burin, exigeant sans doute que le trésor promis par la légende occupât les entrailles de la Flèche. Mais il avait à peine détaché un éclat de la surface, décapitant au passage un des petits bonshommes agités.

Le chevalier Siegfried faisait le tour du vestige à pas lents. Deux fourreaux symétriques étaient fixés à sa taille, et rebondissaient sur ses jambières épaisses ; il en émergeait non pas la garde d'un sabre, mais la crosse noire d'un pistolet. Des éclats argentés au niveau de ses poignets trahissaient la présence de lames rétractables, qui coulissaient le long de ses bras.

« C'est bien ce que vous vouliez ? demanda Arnold avec inquiétude.

— C'est exactement cela » répondit le chevalier.

Le guide forestier avait repris des couleurs, mais une terreur irrépressible étreignait toujours ses entrailles. Cette angoisse, cette panique, il les avait déjà ressenties dans la Forêt Changeante, à la tombée de la nuit, et il les ressentirait si jamais les Changeants venaient lui taper à l'épaule en souriant. Dans un cas, comme dans l'autre, il se savait en présence d'une créature d'un autre ordre que le sien. Les créatures de la nuit se situaient au-dessus dans la chaîne alimentaire ; qu'il s'agît d'Arnold ou du prince de Hermegen, les monstres pouvaient regarder de haut, conscients de leur supériorité de prédateurs, à la fois résolus et tranquilles, certains de pouvoir maintenir leur place aussi longtemps que le monde d'Avalon demeurerait debout.

Siegfried n'était pas un homme. Il agissait comme tel, mais il ne pouvait cacher le peu de considération qu'il avait pour Arnold, ou qu'il aurait eu pour quiconque ; il semblait appartenir à une autre espèce.

« Est-ce que vous savez lire ces inscriptions ? tenta le guide en voyant le chevalier contempler la porte scellée.

— En effet, dit le chevalier au casque insectoïde.

— Est-ce que par hasard, vous ne seriez pas... vous-même... un Sysade ?

— Malheureusement, non. »

Après avoir dégagé le reste de la porte, le chevalier referma sa main épaisse, dont le gantelet d'acier cliquetait comme la carapace d'un scorpion noir. Il posa un doigt sur le mur et traça plusieurs symboles, une série de traits et de cercles, comme s'il essayait de se souvenir de quelque chose. Puis il appuya au centre du mandala. Et ce n'est que lorsque cette phalange d'acier toucha le mur qu'Arnold constata ce qu'il pointait ainsi : un losange gravé, identique à celui que Siegfried arborait sur sa poitrine.

La surface de pierre se mit à vibrer ; la porte s'enfonça de quelques centimètres, puis rentra dans le sol. C'en était déjà trop pour Arnold, qui songea à prendre ses jambes à son cou et abandonner les chevaliers dans la Forêt. Mais une petite voix lui murmurait qu'ils avaient peut-être mis la main sur le trésor. Et Siegfried avait promis au retour un paiement avec lequel il pourrait quitter Kels, s'acheter une maison dans une grande ville, embaucher deux domestiques et prendre sa retraite.

« Pourquoi est-ce que ça fonctionne maintenant ? S'étonna un des soldats.

— Un problème de lecteur, dit Siegfried. Aucun des vestiges que nous avons étudiés jusqu'à présent n'était aussi bien préservé que celui-ci. »

La porte se bloqua à dix centimètres de hauteur ; bras ballants, Siegfried attendit quelques instants avant d'enjamber cette ultime barrière. Ses hommes lui emboîtèrent le pas. Arnold sentit une bouffée d'air putride le frapper en plein visage ; il inspira un grand coup et entra à son tour.

Un couloir de dimensions identiques descendait en pente douce ; bien qu'il fût assez haut de plafond pour un Arnold et demi, ce dernier se tassa et rentra la tête dans les épaules, comme s'il venait de voler le fruit de la connaissance et tentait de passer inaperçu aux yeux du Créateur. Les parois étaient couvertes d'une matière phosphorescente, qui les nimbait d'une douce aura violacée.

À son terme, point de trésor, ni de dragon aux naseaux fumants, juste une salle circulaire elle aussi couverte de glyphes, au centre de laquelle tombait un épais rayon de lumière. Les impériaux en faisaient le tour avec application. Arnold s'écrasa contre la paroi du couloir et retint son souffle.

Siegfried coupa le rayon plusieurs fois en faisant de grandes gestes ; la lumière coulait sur son bras comme un filet d'eau. Il fit un hochement de tête satisfait.

« Ouvre l'interface. »

C'était une voix forte, claire, emplie de rigueur et de certitude, là où jusqu'à présent Siegfried ne s'était adressé à Arnold que sur le ton d'un parent fatigué.

Et le vestige lui répondit.

Le rayon s'élargit et traça la silhouette d'un humain androgyne et filiforme. Face à ce spectre lumineux aux grands yeux vides, glabre et couleur de lait tourné, Arnold sentit ses cheveux se dresser sur sa tête jusqu'au dernier.

« Veuillez accréditer votre identité.

— Processus ASE-P-C677. »

Sans réfléchir, le fantôme fit non de la tête.

« Identité reconnue. Bienvenue, Processus ASE-P-C677. Que voulez-vous faire ?

— Connecte-toi au Processus ASE-P-0.

Erreur. Accès refusé. Disposez-vous des droits d'administrateur système ?

— Pourquoi l'accès a-t-il été refusé ? »

Le fantôme pencha la tête, ses yeux globuleux rivés sur Siegfried.

« Erreur. L'accès à l'interface a été refusé. Disposez-vous des droits d'administrateur système ?

— Comment expliquez-vous ça ? Lança le chevalier à ses hommes.

— Les Sysades qui ont gagné la guerre ont fermé les interfaces. Aucun accès aux banques de données. Aucun accès à l'extérieur. Avalon est coupé de tout.

— Je ne savais même pas que c'était possible. Qui a fermé les interfaces ? lança Siegfried en direction du fantôme.

Cette information n'est pas accessible. Disposez-vous des droits d'administrateur système ? »

L'avatar de l'interface regarda de droite à gauche, et constatant qu'on n'avait plus besoin de lui, fut aspiré dans la lumière. Arnold cligna des yeux.

« Ça ne fait rien, dit Siegfried. On reviendra avec un Sysade, même si je dois mettre ce monde à sac pour en trouver un. »

Le chevalier fit un dernier tour de la salle et regagna le couloir. Son armure frappait les dalles de granite avec le bruit d'un marteau de forge.

« Tiens, vous êtes là. »

Le cœur d'Arnold cahota comme un vieux moteur diesel au démarrage ; il s'empourpra, blêmit, et finalement, trébucha en essayant de s'enfuir. Siegfried se baissa, attrapa sa cheville comme un jardinier qui ramasse les mauvaises herbes, et le suspendit. Un paquet de cartes à jouer, une bague à tabac et une monture de lunettes sans verres dégringolèrent de ses poches.

« Vous avez besoin de moi pour rentrer, glapit Arnold.

— J'ai une excellente mémoire, dit Siegfried. Et vous aussi, sinon vous ne seriez pas le meilleur guide forestier de Kals.

— Kels.

— Kels, Kals, peu importe. Combien me coûterait votre silence, monsieur Arnold ?

— Je n'ai rien vu, je vous assure ! Euh... c'est gratuit ! Gratuit ! Et vous pourrez revenir autant de fois que vous voulez... ce ne sera jamais un problème... je... je ne suis pas un problème. »

Au moins, il n'était pas assez idiot pour en appeler à la pitié ; cela aurait été aussi efficace que de réciter du Verlaine à un lion pour l'émouvoir.

« Gratuit, hein. Je ne fais pas confiance à ce qui est gratuit. Voyez-vous, monsieur Arnold, nous avons encore besoin d'une certaine discrétion. Je dois prendre des dispositions pour m'emparer d'un Sysade. Et les rares membres publics de la Lignée des Administrateurs Système sont bien protégés ; je ne voudrais pas que leurs gardiens apprennent ce que je m'apprête à faire.

— Réfléchissez, sire, je peux encore... »

Siegfried écrasa son poing dans son visage et le laissa retomber au sol. Il n'avait pas eu besoin de frapper très fort ; le gantelet de fer lui avait cassé le nez.

« J'oubliais. Votre paiement. »

Une bourse atterrit à côté d'Arnold, trop occupé à reprendre son souffle, à pleurer et à cracher des morceaux de dents. Il entendit les bruits de pas s'éloigner, et les silhouettes des soldats rejoignirent bientôt le triangle de lumière qui marquait l'ouverture du couloir. Elles vacillèrent comme l'œil au sommet de la pyramide, avant d'être aspirées par l'extérieur. Arnold tendait les mains en gémissant.

Le triangle se mit à rétrécir.

Une obscurité impénétrable descendit alors autour de lui, froide comme une nuit d'hiver. La douce luminescence des parois avait entièrement disparu ; le vestige s'était endormi. Arnold se colla contre la paroi du couloir en hoquetant. Il chercha désespérément ses allumettes ; elles devaient être tombées lorsque Siegfried l'avait soulevé comme un poisson hors de l'eau.

Comme beaucoup d'hommes d'Avalon, Arnold avait peur de l'obscurité. Et il avait bien raison.

Il écrasa une main sur sa bouche pour se forcer au silence.

On dit que les Changeants flottent dans l'air, invisibles ; seule la nuit donne consistance à leurs formes ondoyantes et langoureuses, semblables à des reflets dans l'eau. Des ailes de papillon, des visages angéliques, des mains altières qui se posent avec délicatesse sur votre épaule, et qui vous entraînent dans leur danse souterraine.

Arnold sentit que quelqu'un lui caressait la joue. Un murmure inconstant flottait déjà dans l'air ; il lui semblait reconnaître les mots rassurants de sa mère, lorsqu'il rentrait d'une bagarre avec le nez en sang et les genoux écorchés. Sa respiration se fit plus régulière. Il ferma les yeux.

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