19. Ce qui est creux


Matiev est arrivée hier. Je lui ai présenté l'avancement de l'architecture de SIVA. Elle n'a pas dit grand-chose, mais j'ai bien senti que nous allons devoir tout reprendre depuis le début. Par ailleurs, elle m'a laissé une pile de dossiers à lire d'ici demain. Beaucoup de recherches qui n'ont jamais été rendues publiques, et ont maintenant été transférées de son ancien laboratoire au projet Avalon. La nuit sera longue.

Wos Koppeling, Journal


Lorsque Fulbert remonta du puits, ce fut comme s'il quittait les Enfers ; il se rendit compte que Morgane murmurait son nom d'une voix éplorée. À dix mètres d'eux, derrière les troncs rigides des pins, flottait une sorte d'étoffe, comme une écharpe oubliée suspendue à une branche.

« C'est un Creux, dit le Paladin. Ne le laissez pas vous approcher. »

Elle hocha gravement la tête. À la lumière de la Sainte Écaille du sabre, l'iris blanchâtre de ses yeux prenait une teinte azurée plus douce.

Fulbert lui échangea son sabre contre un pistolet chargé. Morgane, intriguée par le niveau technique d'Avalon, l'avait déjà démonté deux jours plus tôt. C'était une arme du milieu du XIXe siècle, qui ne tirait qu'un seul coup ; il fallait viser juste. Sa crosse en bois marqueté avait vu de meilleurs jours.

Puisque l'âme est liée au corps, mais qu'elle peut s'en libérer, il doit exister quelque chose qui permet de la relier à lui. Un contenant dont elle est le contenu. Lorsque l'âme se libère, le corps se désagrège, et ce contenant n'a plus aucun objet. Mais que devient-il ? Qu'advient-il s'il était particulièrement robuste, attaché à une âme particulièrement puissante ? Ce n'est rien qu'une coquille vide qui demeure à mi-chemin entre la matière et l'esprit. Et cette coquille ne désire qu'une seule chose... mais ce n'est pas un désir, plutôt une force qui la lie, de même que l'eau coule toujours en direction du fleuve... elle désire se remplir de nouveau. Voilà, selon le Paladinat, ce qu'était un Creux. Le contenant d'un humain, énorme et insatiable, cherchant à se nourrir d'âmes humaines.

Un Creux peut absorber une âme comme un bernard-l'hermite s'installant dans sa nouvelle demeure ; il oublie alors tout à fait qu'il était un Creux. Mais il n'en demeure pas moins un mensonge voué à se dissoudre.

« Pourquoi es-tu ici ? lança Fulbert d'une voix tremblante. Es-tu venu me confirmer ce que disait Siméon ? Que nous sommes tous les deux de pareils rêves ? »

Mais le Creux ne répondit point ; il n'en avait guère les moyens. Il se contenta de déplier sa silhouette entre les pins et de la traîner vers eux comme une calamité. Il se déplaçait lentement, et de loin, on aurait pu le confondre pour un arbre mort, dans lequel se seraient pris des centaines de morceaux d'étoffe rapiécés. Ces haillons innombrables se détachaient parfois de lui comme des peaux mortes, et se dissolvaient aussitôt dans un pépiement d'étincelles argentées. Car il était à mi-chemin entre la réalité et le néant. Sa silhouette était celle d'un olivier centenaire, trouble, charnue et torturée, portant les mêmes protubérances que de vieux tilleuls. Ses branches tordues étaient des bras dont grinçaient les articulations improbables ; ils se terminaient par de longues griffes d'argent.

Sous ses peaux flottantes, l'écorce du Creux était couverte de ridules oscillantes, comme l'eau noire d'un lac maudit, dont remontera tantôt la tête d'un cadavre. Et l'on craignait de voir apparaître un visage, ou même un fragment de visage, dans les replis contrastés de cette mare grisâtre. Cela aurait été signe que le Creux avait déjà fait pitance en chemin, un repas insuffisant pour son appétit gargantuesque, capable d'avaler tous les hommes du monde d'Avalon jusqu'à ce qu'il se rende compte que les hommes n'étaient pas sa véritable nourriture.

Fulbert était terrifié, ses mains crispées sur son sabre.

Le Creux claudiqua dans sa direction ; il alternait entre quatre ou cinq pattes semblables à des jambes de bois. Un mugissement affaibli, mais profond, vibra dans son écorce et traversa le sol ; il ressemblait au bruit du vent qui annonce l'orage.

« Viens, approche. Ton heure est venue. »

Le Creux mugit de nouveau. Sa voix ressemblait aux plaintes qui remontent de cachots abandonnés, même longtemps après que les sorcières enfermées dans leurs tréfonds ont été réduites à l'état de squelettes poussiéreux. On avait l'impression qu'il essayait de dire quelque chose. Mais même si tout le langage humain avait été à sa disposition, il n'aurait fait qu'étaler des mots pris au hasard dans l'air du temps, comme un éditorialiste parlant d'économie.

Il n'était plus qu'à quelques mètres de Fulbert, désormais. Jusqu'ici, sa silhouette confuse avait maintenu le doute, mais il se révélait immense et massif ; ses bras étaient aussi larges que les protubérances maladives sur le tronc d'un vieux chêne ; ses griffes longues comme le bras.

Une détonation secoua ses tympans. Morgane avait fait feu ; une protubérance d'écorce éclata en milliers de copeaux cendrés, et des étoffes s'envolèrent comme des prières jetées au vent. Le Creux émit un grincement plaintif. Alors que Fulbert retrouvait son audition, il marqua un arrêt et vacilla sur ses appuis instables.

« Ça va aller, Fulbert. Rien ne peut m'atteindre. »

En effet, elle se croyait toujours invulnérable, ou en tout cas, elle l'espérait.

Mais le Creux se moquait tout à fait de ces tricheries. Il s'abattit sur elle comme une forêt qui s'écroule ; Morgane bondit sur le côté. Une poignée de griffes passa à quelques décimètres de son visage. Elle se crut à l'abri pendant une demi-seconde. Mais dans le revers de ce coup, une branche la frappa à la jambe ; ses épines noires en forme de dent de requin mordirent sa cuisse, et Morgane roula à terre en criant.

Déséquilibré, le Creux se remettait en place. Fulbert saisit l'opportunité. Il prit de l'élan, bondit et abattit son sabre de biais dans le flot de voiles grisâtres où aurait pu se trouver sa tête. Quelque chose se brisa avec un craquement de vieille poutre. Le Creux émit une plainte suraiguë ; arrivé devant Morgane, Fulbert fit barrage de son corps et para une autre volée de griffes.

« Debout ! » ordonna-t-il à Morgane.

Tétanisée, celle-ci contemplait d'un air interloqué les épines profondément fichées dans sa jambe.

Le Paladin planta son sabre parmi les griffes du Creux, comme s'il frappait un buisson de ronces, et tira pour détourner les bras de la créature. Le Creux eut un sursaut ; un instant, Fulbert fut suspendu à son sabre ; mais ses mains glissèrent et il fut catapulté en arrière.

Le Creux ramassa sa forme. Il se recroquevilla jusqu'à taille humaine et la plupart de ses voiles s'envolèrent, révélant ce qui aurait pu passer, de loin, pour un homme. Sa tête était un masque inexpressif, sans épaisseur, le cou tordu à quarante-cinq degrés, et ses bras se terminaient en deux grandes lames d'acier. Le sabre de Fulbert tomba parmi les aiguilles et les pommes de pin, comme une décoration glissée de l'arbre de Noël.

« Par les cent mille écailles... » jura le Paladin.

La marionnette humaine se mit à agiter les bras furieusement, en hurlant des monosyllabes qui, nonobstant le désespoir perceptible dans leurs échos revêches, auraient pu passer pour les insanités d'un ivrogne déambulant entre les réverbères au petit matin.

Le Creux avançait en droite ligne vers lui. Les branches étaient balayées comme par un coup de vent, les troncs marqués de profondes entailles. Fulbert se releva, recula de plusieurs mètres. La lumière du sabre, son seul salut, s'éloignait de lui.

Il se rendit à l'évidence : aucun miracle, aucun Dragon de Cristal ne viendrait le sauver, lui, de ce stupide Creux.

S'il avait été un meilleur Paladin, Fulbert aurait gagné le combat en trois coups. Il ferma les yeux en se maudissant. En maudissant les Paladins et leurs croyances stupides. Mû n'existait pas ! Et ce monde était un rêve abandonné.

C'est alors qu'il vit la lumière.

Sa couleur tirait sur le vert émeraude ; c'était la Sainte Écaille sertie dans son sabre, et elle brillait toujours, même lorsqu'il fermait les yeux, même lorsqu'il perdait espoir. Il pouvait sentir sa présence. Et la pierre sentait la sienne. Une pierre sacrée pour les Paladins, comme la Lignée des Sysades. Une pierre qui, comme lui, connaissait la vérité du monde.

Fulbert rouvrit les yeux au moment où le Creux bondissait sur lui, moulinant des bras comme un jongleur de carnaval ; il appela la pierre. Et la pierre lui répondit. Il se trouvait qu'elle portait un sabre ; aussi, lorsque la pierre vola dans sa direction, le sabre l'accompagna et traversa le Creux à mi-hauteur, avant de se ficher dans un tronc, à quelques centimètres du visage de Fulbert.

La moitié basse tomba aussitôt en poussière ; la moitié haute glissa à terre et se mit à ramper à l'aide des bras difformes. Le Paladin arracha son sabre d'un coup sec, et poignarda le Creux de tout son ressentiment, jusqu'à ce qu'il ne fût plus réduit qu'à un fragment de la taille du poing. Même encore, son cri résonnait parmi les arbres ; Fulbert écrasa du pied les derniers copeaux.

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