16. Jadon
J'ai tout tenté
Les chaussettes en laine
Les masques en papier
Mais j'ai mauvaise haleine
Et je pue des pieds
Fulbert d'Embert, Chanson à boire numéro douze (sans titre)
« Fulbert d'Embert ! Je croyais que tu étais mort.
— Déçu ? dit le Paladin en haussant les épaules.
— Hum, c'est surtout que j'ai dit ça à toute la ville, et je déteste mentir. Enfin, on s'arrangera plus tard. Dans mes bras, vieux trognon ! »
Jadon était un géant ; il marchait voûté en permanence, sans quoi sa tête aurait pu heurter les poutres et les luminaires qui emplissaient la salle d'une douceur tamisée. Mais il était de forme unidimensionnelle, et son immense tablier flottait comme une bannière attachée à un piquet de bois.
« J'ai à te parler » ânonna Fulbert, le visage écrasé contre la toile de jute.
Les conversations entre clients se devinaient moins animées qu'à l'ordinaire ; pour les uns, les yeux baissés sur un bol de soupe au lard, pour les autres sur un paquet de cartes, ils semblaient tous pressés de penser à autre chose. Mais ces hommes n'étaient pas de grands voyageurs, simplement des travailleurs agricoles hébergés dans le grenier pour un sou, des artisans itinérants venus pour le marché saisonnier. Au fond de la pièce, un ingénieur hydrologue à lunettes rondes, venu examiner le barrage, expliquait comment il s'était retrouvé ici à la suite d'une erreur sur le bon de commande ; son voisin de table se lamentait qu'on ne puisse pas détourner l'eau du bassin pour irriguer les vallées du Sud.
« Désolé, j'ai une cliente. Que désirez-vous, madame ? Je suis complet, mais il reste toujours de la place dans l'étable, et peut-être au grenier.
— Elle m'accompagne, dit le Paladin.
— Il m'accompagne, contredit Morgane.
— Nous nous accompagnons » décida Fulbert avec un signe d'abandon.
Jadon semblait tout à fait incapable d'expliquer la situation. Il s'attendait certainement à quelque chose de louche.
« Vous avez des yeux très intéressants, madame » souligna-t-il en les invitant à le suivre.
Sur le chemin, un cuisinier excité se rua sur Jadon en affirmant qu'ils manqueraient de vin le lendemain ; il leva la main tel le roi Salomon, et proclama qu'il n'avait qu'à couper d'eau, on verrait plus tard. Ce n'était pas un coup d'État qui allait assoiffer la ville. Du reste, avec les deux sources qui jaillissaient dans les montagnes, s'il était bien une chose dont on ne manquerait jamais à Vlaardburg, ce serait de l'eau minérale.
Rien dans l'auberge n'était droit ; le parquet s'affaissait par endroits de quelques centimètres, les poutres du plafond semblaient tanguer et les murs penchaient tantôt d'un côté ou de l'autre, comme un groupe centriste. C'est que le bâtiment était ancien et s'était tassé à l'usage, comme Jadon, sans doute, bien que la fine barbe sur son visage d'ébène cachât le moindre indice sur son âge.
L'aubergiste poussa Fulbert et Morgane dans une petite pièce aux allures de remise, où s'empilaient des livres de comptes ; dans un coin du mur, une petite fenêtre grillagée s'ouvrait sur une rue de traverse. Des bruits de pas retentirent à l'étage supérieur.
« Vous permettez ? dit l'homme en attrapant une pipe en bois et une bague à herbes sèches.
— Comme tu veux, c'est ton bureau. »
Jadon craqua une allumette et évacua quelques souffles de fumée par la lucarne, avant de se retourner vers eux. Quelques livres d'imprimerie étaient empilés sur une étagère, surmontés d'une photographie en noir et blanc dans un cadre en bois.
« Qu'est-ce que c'est que toute cette histoire ? tempêta soudain Fulbert, renvoyant une bouffée d'air dans les narines de Jadon. Qu'est-ce qui se passe dans cette ville ?
— Si tu es venu jusqu'ici, tu as dû voir de tes propres yeux. Je suis désolé. Sincèrement. Je sais que vous vous êtes quittés plutôt en mauvais termes, mais la Grande-Duchesse... »
Il termina sa phrase en baissant les yeux.
« Et Sarpagon ? Reprit Fulbert, plus bas. Pourquoi ce vieil imbécile ?
— Sarpagon a toujours eu un certain appétit pour le pouvoir. L'occasion a fini par se présenter. »
Jadon s'assit pesamment et tapota des doigts sur son dernier livre de comptes entamé.
« Tu ne devrais pas être ici, Fulbert. Les Paladins...
— Sont tous partis, ouais.
— Maintenant que la Grande-Duchesse est morte, tu n'as plus rien à faire dans cette ville. Tu n'as plus aucun membre de la Lignée à protéger. Que ce soit les mousquetaires, ou que ce soient les hommes de Sarpagon, personne n'a envie qu'un Paladin continue de rôder à Vlaardburg... même si tu es l'un des plus inoffensifs.
— Merci du compliment. »
Fulbert se pencha contre le mur et inspira longuement.
« La Grande-Duchesse n'était pas une Sysade. Il y a eu un malheureux quiproquo entre nous deux... elle a cru que j'avais deviné, mais moi, j'étais juste un peu amoureux. Je dois être le seul à le savoir, et c'est pour cela qu'elle m'a viré. Elle ne faisait pas confiance aux Paladins. »
Jadon fronça les sourcils.
« Tu veux dire que tu as connaissance d'un secret que tous tes collègues ignoraient ?
— Je suppose.
— Curieusement, cela ne m'étonne en rien.
— Si j'ai bien compris – et je peux me tromper – ce serait le valet de pied de la Grande-Duchesse. Simon, ou Siméon, je crois. Un homme de quarante-cinq ans, avec une sévère calvitie. Est-ce que tu sais ce qui est arrivé aux domestiques de la forteresse ?
— Si ton Siméon est encore en vie, il est probable qu'il soit de l'autre côté du mur. À supposer qu'on puisse survivre trois jours entier dans un trou d'exécution. »
Le souffle court, Fulbert fit un aller-retour dans la pièce, soit environ quatre pas.
« Qu'est-ce tu vas faire ? demanda Jadon.
— On n'a pas de temps à perdre. Il faut qu'on aille le chercher.
— Te connaissant, je m'attendais à te voir défier Sarpagon en duel. Ce que tu proposes est un tout petit peu moins périlleux. Je peux vous trouver un passage pour le Nord pour demain. »
Fulbert fit non de la tête.
« Pas demain. Cette nuit même.
— Alors, va pour cette nuit. Il faut que je discute avec quelques-uns de mes clients. Profitez-en pour manger un morceau. La nuit sera longue. »
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