15. Sous la muraille


Nous bâtissons ce monde, et nous savons d'avance qu'il y aura des riches et des pauvres, des truands et des escrocs, de faux prophètes, des crimes impunis.

En fait, nous aurions dû voir le problème différemment. Le plus grand défi n'était pas de faire en sorte que l'humanité ait sa deuxième chance, mais qu'elle la mérite. Or, si nous ne changeons rien à la nature humaine, nous sommes condamnés à voir notre funeste histoire se répéter.

Il est trop tard pour juger les humains. Hypnos les acceptera au paradis. Et ensuite ? Que seront-ils devenus dans cinq cent ans ? Et en fin de compte... à quoi bon ?

Wos Koppeling, Journal


Les lampadaires traçaient d'innombrables corolles jaunâtres sur les pavés, semblables à de vieux nénuphars dérivant à la surface d'un lac. Un vigile qui faisait sa ronde entre deux entrepôts, recomptant du doigt un empilement de caisses de bois, leur jeta un coup d'œil soupçonneux.

« C'est tout droit, dit le capitaine des mousquetaires en arrêtant son cheval. Si vous ne me croyez toujours pas. On va continuer notre tour. »

Fulbert fit un signe d'adieu ; les hommes à cheval quittèrent le champ de l'éclairage public, et les plumes blanches sur leurs chapeaux semblèrent flotter un instant sur un océan sombre ; puis la tête du groupe alluma enfin sa lampe-tempête.

« Couper le télégraphe, lâcha Fulbert. Ils ont dû faire ça pour éviter que la nouvelle se répande. Vous vous êtes déjà servie d'un télégraphe ? »

Morgane hésita un instant. Les sabots de Tencendur claquaient désormais sur le sol pavé. La ville était propre et éclairée, mais sans la moindre trace de bitume, comme le centre-ville touristique d'une de ces anciennes capitales européennes.

« À vrai dire, jamais.

— Il faudra que je vous montre. C'est un fil de cuivre dans lequel on fait passer un courant électrique.

— Fulbert...

— Oui ?

— Je suis désolée, mais vous ne pouvez pas imaginer le niveau technologique des Précurseurs et la puissance de leurs créations. Je sais ce qu'est l'électricité.

— Ah, oui, ironisa-t-il, je suppose que tous les Précurseurs faisaient de la transmission de pensée. Mais que voulez-vous... certains d'entre nous sont nés parmi les sauvages. »

Ils avançaient sur un boulevard presque vide, à l'exception d'une poignée de mousquetaires en patrouille, ça et là, qui les surveillaient du coin de l'œil. Les volets étaient clos ; quelques ampoules et bougies brillaient dans leurs interstices.

Le mur bâti par les Précurseurs, cette falaise parfaitement verticale faite de pierres hautes de trois étages, avançait sur eux. La forteresse avait disparu à son sommet ; on ne voyait plus que les ascenseurs, enguirlandés de puissantes lampes à incandescence, et leurs câbles interminables qui partaient à l'assaut du sommet. Morgane eut l'impression que le mur penchait vers eux et qu'il leur tomberait bientôt sur la tête ; mais l'ouvrage avait tenu cinq siècles et il durerait cinq siècles de plus.

Quant à Fulbert, il jetait vers le mur des coups d'œil de plus en plus fréquents.

« Cette histoire de coup d'État est tout à fait grotesque, grogna-t-il alors qu'ils dépassaient une fontaine entourée de bancs en fer forgé. Pourquoi maintenant ? Est-ce que ça a un rapport avec vous ? Est-ce que vous savez quelque chose ? »

Il lâcha Tencendur, qui demeura raide comme s'il s'était déjà endormi, et de question en question, la força à reculer contre un mur en chaux.

« Je ne connais rien d'Avalon, protesta Morgane. Tout ce que je sais, c'est que quelqu'un a essayé de débloquer une interface, et qu'à cette occasion, nous avons découvert, moi et SIVA, que quelque chose n'allait pas.

— Siva ?

— Le premier Ase. Je dois trouver un Sysade pour comprendre ce qui arrive à ce monde. Mais si la Duchesse était une Sysade, quelqu'un d'autre a pu s'en prendre à elle pour la même raison. »

Guère convaincu, Fulbert haussa des épaules.

« Si vous le dites. Peut-être que vous êtes folle et que je suis un imbécile. »

Il s'écarta, donna un coup de pied dans un petit caillou, qui roula dans une bouche d'égout, et leva la tête une dernière fois. Morgane le vit tressaillir et se figer, comme parcouru d'une décharge électrique. Là-haut, à trente ou cinquante mètres du sol, une silhouette venait d'apparaître derrière un toit d'ardoise. Des projecteurs avaient été déviés pour l'éclairer. Sa tête penchait vers le bas et ses bras étaient ouverts, comme si elle s'apprêtait à plonger, mais ce n'était que le harnais qui la maintenait dans cette position ; les cordes se poursuivaient à l'infini en direction du ciel, comme les câbles d'ascenseur, vers le nid d'aigle du marionnettiste Sarpagon.

Fulbert détourna le regard. Il était pâle comme la mort.

« Il ne mentait pas, murmura-t-il d'une voix brisée. Venez, nous n'avons pas de temps à perdre.

— Je... je suis désolée. Mais si elle est vraiment morte, je n'ai plus rien à faire ici.

— Non, votre mission a peut-être encore un sens. Mais nous devons nous hâter. »

Le Paladin sécha ses yeux et inspira un grand coup. Il rattrapa son cheval, qui dérivait en direction d'un bouquet d'herbes folles plantées entre deux pavés.

« Par ici » insista-t-il en tirant son équipe dans une rue secondaire, où portaient des échos de voix déformées.

Deux mousquetaires passèrent à côté d'eux en murmurant ; l'un tirait sur une pipe qui sentait le coriandre, l'autre sur une flasque d'alcool. Leurs regards évasifs se penchèrent sur Fulbert et Morgane ; ils avaient mauvaise mine.

« Bonsoir, dit le fumeur.

— Bonsoir, monsieur, répondit Fulbert.

— On peut savoir où vous allez comme ça ?

— Au bout de la rue, chez mon ami Jadon. »

Une enseigne en bois annonçant « JADON », éclairée par une lampe globuleuse proche de l'extinction, grinçait au-dessus de poubelles attendant le ramassage du lendemain matin. Une odeur de lard grillé flottait entre les volets entrouverts.

« C'est complet, chez Jadon.

— On se débrouillera.

— Dites, c'était jour de paie ce matin, mais les banques étaient fermées. Vous n'auriez pas un sou pour les forces de l'ordre ? »

Fulbert fronça des sourcils et posa négligemment la main sur son sabre.

« Si vous étiez en service, vous ne boiriez pas.

— Bien dit, remarqua-t-il en soufflant une bouffée de fumée dans sa direction. Mademoiselle, une remarque, peut-être ?

— Heureusement que lorsque la ville est en péril, on peut compter sur le corps d'élite des Mousquetaires.

— Pff. Allez, dégagez, tous les deux. »

Quelques pas plus loin, un garçon d'écurie surgit entre les poubelles. Il lui manquait quelques dents et ses yeux louchaient ; il eut un sourire naïf en reconnaissant Fulbert, et recompta d'une main les pièces données par le Paladin, tout en s'emparant de Tencendur de l'autre.

« Qu'est-ce que vous attendez ? » Lança le Paladin en poussant la porte.

Il manquait quelque chose dans ce ciel. Les étoiles étaient plus lumineuses que sur Terre au temps jadis, mais la Lune ne viendrait jamais, telle la reine qui s'absente du bal donné en son honneur. C'était un rappel pour le peuple d'Avalon. Malgré toutes les similarités de ce monde avec la Terre d'autrefois, il lui manquerait toujours quelque chose.

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