14. Raser la moustache

Pourquoi une deuxième planète ?

Nous pouvions tout faire. Nous aurions pu créer une variation infinie de mondes d'une infinie complexité. Nous aurions pu créer un monde différent pour chacun d'entre nous. Nous aurions pu descendre dans nos rêves et oublier l'avenir de l'humanité.

Mais au fond, même si l'histoire humaine n'avait consisté qu'à toujours se détacher, se séparer d'elle, pour vivre dans notre propre univers de brique, de béton, d'acier et de plastique, pour vivre entourés de notre société, de nos histoires, de nos livres et de nos écrans... eh bien, nous regrettions la Terre. Nous l'aimions toujours. Et chaque dune, chaque montagne, chaque plaine d'Avalon était un hommage à la planète qui nous avait nourri, et que nous avions dévoré.

Wos Koppeling, Journal


« Je m'appelle Fulbert,

Fulbert-Hubert d'Embert ;

Embert et contre tous !

Tel est mon cri de guerre.

Lorsqu'un démon hagard

Souscrit ses noirs desseins,

Je fronce du regard :

Il Embert ses moyens.

Mais sachez, gente dame,

Derrière mes grands airs,

Et ma moustache fière,

Je suis conteur dans l'âme. »

Morgane applaudit vaguement ; Fulbert esquissa un salut et rattacha sa guitare sur le dos du cheval. Au moins, elle avait désormais une petite idée de ce à quoi le trouvère occupait ses journées de voyage ; il révisait un répertoire aussi fourni qu'une bibliothèque de musée, et improvisait en chanson des commentaires sur le temps qui passe, les nuages en forme de chapeau, ou un caillou dans sa chaussure.

Ils traversaient un bois de conifères ; chaque pas dans les aiguilles soulevait une odeur tenace de pins. Les arbres formaient une foule compacte, mais ils se tenaient droits, serrés et sévères, comme une manifestation d'avocats. Une vallée s'ouvrit bientôt devant eux, vaste plaine herbeuse où paissait une poignée de moutons, cernée par une ligne de formations rocheuses imposantes. Plus loin, les sommets montagneux semblaient se dissoudre en fumée bleue.

D'un geste, Fulbert orienta son regard sur la droite. À quelques kilomètres à peine, une ville fermait la vallée. Morgane y devina deux structures entremêlées. En premier lieu, une sorte de barrage massif, haut de cent mètres au moins, qui bouchait un col escarpé. Il était assemblé en pierres de dix mètres de large, au minimum ; c'était une construction des Précurseurs. Cinq siècles d'histoire humaine étaient ensuite venus se déposer sur cette muraille. Une myriade d'escaliers et d'ascenseurs ingénieux avait colonisé sa surface, tels d'immenses branches de lierre ; en hauteur, une deuxième muraille de taille humaine, flanquée de cinq tours imposantes, formait une forteresse sans point faible, à la Vauban, qui dominait toute la région d'une puissance indisputable. Plus bas, des quartiers d'habitations s'étaient greffés les uns après les autres, où régnait tout le désordre et l'agitation que l'on attend d'une ville humaine.

« Voici Vlaardburg » présenta Fulbert.

Tencendur lui donna un petit coup de tête et il s'empressa de lui fournir un nouveau chardon à mâcher.

Le Paladin, qui devait avoir effectué le trajet deux ou trois fois, avait bien calculé le moment de leur arrivée. Le disque solaire avait à demi disparu à l'Ouest, sur leur gauche, et une marée de feu semblait s'être répandue sur la plaine, dont les graminées ondoyaient sous la brise. Les tours de la forteresse de Vlaardburg s'illuminèrent alors les unes après les autres, comme des phares dans la nuit ; des guirlandes de lucioles jaunâtres descendirent le long de l'antique muraille, et suivirent les artères de la ville.

« La seule ville au monde à disposer d'un éclairage public à l'électricité, vanta-t-il. À l'exception du pont d'Istrecht. C'est grâce au barrage qui se trouve au Nord-Ouest, lui aussi une construction des Précurseurs. Vous n'aurez aucun mal à y trouver votre chemin. »

Le paladin fouilla dans une de ses poches et produisit une poignée de pièces d'étain oxydées.

« Vous devriez avoir de quoi loger pour la nuit et prendre un bain. Comme je vous l'ai dit, les Sysades vivent cachés, et il en sera ainsi tant que Mû et Wotan ne se manifesteront pas de nouveau en ce monde. Essayez de jouer d'un peu de discrétion. Allez voir les mousquetaires et expliquez-leur que vous avez besoin d'une audience avec la Grande-Duchesse.

— Vous ne m'accompagnez pas ?

— Non, je vais plutôt m'arrêter dans un village voisin. Je ne suis... hum... pas tout à fait le bienvenu à Vlaardburg, à la suite d'un d'un poème d'amour qui a mal tourné. Mais je suis sûr que vous vous en sortirez. Du moment que vous ne leur parlez pas de moi. »

Fulbert fit un pas en arrière et s'inclina.

« Merci de m'avoir accompagné.

— C'est vous qui m'avez accompagnée, rétorqua Morgane.

— En tout cas, vous fûtes une bien meilleure compagnie que Tencendur et ma bouteille de gnôle secrète ; je souhaite que vous trouviez le Sysade que vous êtes venue chercher, et que votre mission en ce monde réussisse.

— Quant à moi, j'espère que vous deviendrez le Paladin que vous méritez d'être... un conseil, peut-être : rasez-vous la moustache. »

Fulbert porta la main à ses lèvres d'un air pensif.

« Vous avez peut-être raison. Durant toutes ces années, je me suis menti à moi-même, j'ai menti à la face du monde. Cette moustache ratée est le symbole de ce mensonge. Je vous promets... eh, attendez un peu. Ils ont coupé le télégraphe ? »

En effet, une série de poteaux longeait les montagnes en face d'eux, et plusieurs d'entre eux avaient été abattus. Fulbert attrapa la bride de Tencendur et se mit à descendre la pente à toute vitesse en direction d'un petit groupe d'hommes à cheval qui rejoignait la ville.

« Attendez ! Attendez ! » clama-t-il.

C'étaient trois mousquetaires de la Grande-Duchesse ; de longs fusils alourdissaient leurs épaules, par-dessus leur cape bleu roi marquée de cinq étoiles. Sous leurs larges chapeaux à plume, et malgré une moustache fringante à faire pâlir d'envie le jeune Paladin, leurs visages étaient de tristes spectacles de cernes violacés, de fatigue et d'amertume.

« Qu'est-ce que vous voulez ? » gronda une voix menaçante.

On y voyait encore, mais le benjamin du groupe était déjà affairé à allumer une lampe-tempête avec des gestes fébriles.

Le capitaine détailla Fulbert, puis reconnut le sabre à sa taille et la larme cristalline figée sur son pommeau.

« Qu'est-ce que vous voulez, Paladin ? Soupira-t-il.

— Est-il arrivé quelque chose à Vlaardburg ? »

Le mousquetaire fixa Fulbert d'un œil éteint ; il aperçut Morgane dans son ombre et esquissa un salut.

« Pourquoi le télégraphe a-t-il été coupé ?

— C'est à cause du coup d'État, dit l'homme. Vous n'êtes pas au courant ?

— Comment pourrais-je l'être, puisqu'il n'y a plus de télégraphe ! »

Le capitaine haussa les épaules.

« Il y a une semaine, dans la même nuit, la Grande-Duchesse est morte et les troupes loyales au ministre Sarpagon ont pris le contrôle de la forteresse. La situation s'est stabilisée depuis. Les Paladins ont quitté les lieux – vous devriez en faire autant.

— Et vous ?

— On attend de voir. Le corps des mousquetaires n'existe que pour servir la Grande-Duchesse, et il n'y a plus de Grande-Duchesse. Faute de mieux, on a maintenu l'ordre dans la ville. Sarpagon n'a pas intérêt à déclencher du grabuge ; il est plus malin que ça. »

L'incertitude transperçait dans son discours. Choqué, Fulbert était parvenu à garder une composition d'homme simplement préoccupé, comme s'il avait oublié ses clés dans la porte, et que le renversement du pouvoir en place se situait trop loin de ses problèmes concrets.

« Je le connais, le vieux Sarpagon, trancha Fulbert. Personne ne peut lui faire confiance. Est-ce qu'on peut encore entrer dans la ville ?

— Je vous l'ai dit, c'est nous qui gardons la ville pour l'instant ; on n'empêche personne de rentrer ou de sortir. Mais quand la mort de la Grande-Duchesse a été confirmée, tous vos collègues ont déguerpi. Apparemment, ils ont décidé qu'ils ne prendraient pas position. »

Le benjamin du groupe cracha à terre.

« Des lâches. Si les Paladins nous avaient aidé, on aurait renversé la situation cette nuit-là, et on aurait balancé la tête de Sarpagon de l'autre côté de la muraille... bon débarras !

— Ce n'est pas leur boulot, sermonna sévèrement le capitaine. Et si Sarpagon passe l'arme à gauche, qui veux-tu pour le remplacer ? Toi peut-être ?

— Est-ce que vous êtes certains que la Grande-Duchesse est morte ? interjeta Fulbert d'une voix de moins en moins assurée.

— Vous verrez par vous-même » soupira le mousquetaire.


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