13. Les créatures de la nuit
Hier, j'ai été visité par un cauchemar.
Il m'est venu à l'esprit que j'avais le choix.
Je pouvais sauver l'humanité, ou je pouvais saboter le projet Avalon, et toute notre histoire tumultueuse serait enfin effacée ; plus personne n'aurait à porter le poids de ces crimes, et surtout, le dernier d'entre eux, la mort de la Terre.
Si Dieu avait le pouvoir d'apporter la rédemption aux hommes, j'étais le démon capable de les effacer de l'univers.
Wos Koppeling, Journal
« ... et la tempête qu'avait apportée Wotan gronda sur toute la face d'Avalon ; ses tourbillons taillèrent les montagnes, creusèrent les vallées, et après quarante jours de tumulte, les eaux se retirèrent dans le lit de l'océan. Wotan attendit quarante jours de plus, et les terres fertiles d'Avalon se couvrirent de fleurs et de fruits. Alors, il ouvrit les portes du Monde Obscur et en amena les premiers hommes, les Précurseurs. »
Fulbert jeta une branche supplémentaire dans le feu. C'était une flamme minuscule, mais constante.
« Continuez, l'encouragea Morgane.
— Vous ne voulez vraiment pas de l'accompagnement à la guitare ? C'est mieux en chantant.
— Allons à l'essentiel.
— Mais Avalon était encore un monde sauvage, il n'y avait ni routes, ni villes, ni cultures. Les Précurseurs n'avaient emmené avec eux que leur culture et leur science. Wotan constata qu'ils ne survivraient pas longtemps ainsi, alors, il prit certains des Précurseurs et leur donna la magie. Cette magie décuplait leur force et leur donnait de multiples pouvoirs, celui de se rendre invisible, indestructible, ou de commander aux éléments du monde. Et les Précurseurs portant cette magie étaient nommés les Sysades, et ils aidèrent leur civilisation à s'installer en Avalon, et bâtirent tous les vestiges qui demeurent aujourd'hui. Constatant combien ils étaient devenus puissants, Wotan décida que quelqu'un devait veiller sur les Précurseurs – et les surveiller. Alors il saisit une poignée d'étoiles dans le ciel, les broya dans sa main, et avec la poudre obtenue, il forma Mû, le Grand Dragon de Cristal, protecteur d'Avalon.
— Je n'ai jamais entendu parler d'un Ase nommé Mû, constata Morgane.
— Sans vouloir vous vexer, vous n'avez pas l'air de savoir grand-chose... Puis Wotan se retira avec les autres Ases pour mener la guerre contre les créatures du Monde Obscur. À la suite de quoi... une guerre fratricide déchira les Précurseurs et emporta leur civilisation, tristement nommée la Guerre des Sysades, car elle vit ces derniers user de leur pouvoir à de sombres fins. Après cette guerre terrible, déçu par les humains, le Dragon de Cristal se retira dans sa Forteresse, au plus profond de la Forêt Changeante. Cinq cent ans plus tard naquit Fulbert. Fin. »
Morgane croisa les bras et réprima un bâillement. Ils traversaient les heures les plus sombres et les plus froides de la nuit étoilée ; Fulbert lui avait prêté une couverture. Le Paladin parcourait les roches environnantes d'un œil alerte, un pistolet à portée de main gauche, le sabre à portée de main droite.
« Vous ne dormez pas ? lança-t-elle.
— Je suis habitué. Passé une certaine heure, les créatures n'attaquent pas. Quand nous serons hors de danger, je prendrai mon temps de repos. Réveillez-moi à l'aube. »
Morgane s'allongea contre la falaise de pierre. Elle aurait aimé modifier d'autres paramètres de la simulation pour y échapper, mais son corps humain la tirait vers le sommeil. Elle avait peur de dormir et de se réveiller trois cent ans plus tard face à un Fulbert et un Tencendur réduits à l'état de squelettes grimaçants.
Mais son repos ne dura qu'un battement de cils : Fulbert la secouait.
« Regardez, dame Morgane. »
Elle crut qu'il pointait quelque chose dans le ciel, encore peuplé d'innombrables étoiles bleutées et dorées, de couleurs et de brillances aussi diverses que les anges du paradis. Morgane s'assit et baissa les yeux sur le feu : la flamme semblait s'être étouffée, mais les braises étaient encore vivaces.
« Regardez » répéta Fulbert, la voix basse.
Le sol de pierre ravinée s'étendait sur une centaine de mètres, avant que sa pente ne se transforme en plaine. Plusieurs piliers monolithiques y étaient dispersés, tels un cadran lunaire ; des pierres abandonnées lors de la taille ou de la découpe.
De petites étincelles y clignotaient. Morgane se frotta les yeux. Ces lueurs étaient mal placées ; aucune eau ne pouvait refléter aussi bien les étoiles.
« Ce sont des Nocturnes » murmura Fulbert.
La tension était palpable ; même Tencendur avait ouvert les yeux, et surveillait avec assiduité. Morgane tendit l'oreille ; de petites griffes grattaient sur la pierre. Toujours accroupi, Fulbert s'avançait à pas feutrés en direction du cercle de cendres.
« Que faites-vous ? chuchota la Gardienne.
— Pas d'inquiétude. »
Il dégaina son sabre en douceur, leva le bras, et l'abattit avec la vigueur et la précision d'un geste déjà répété maintes fois. Il avait frappé par la pointe, et non la tranche. Un couinement plaintif retentit ; le Paladin ramena aussitôt sa prise par-dessus le cercle, sans déplacer le moindre copeau de cendre, et la traîna jusqu'au feu.
La créature avait la silhouette d'un écureuil. Sa peau était d'un noir d'encre, sans la moindre fourrure, et luisait comme un plastique lustré. Fulbert l'avait empalée dans le dos, et sa tête démesurée faisait claquer ses deux dents proéminentes dans le vide, tandis que ses pattes, réduites à un seul doigt griffu, s'agitaient dans le vide avec frustration.
Tenant toujours le sabre à bout de bras, Fulbert approcha la créature du feu rougeoyant. Celle-ci se débattit davantage, sans succès. Une fumée épaisse commença à se dégager de sa queue, de ses pattes ; elle se dissolvait. Après quelques instants, sa tête se détacha et roula dans les braises, arrachant un sursaut à Morgane. Ses dents éclatèrent en petits grains de sable. Le reste de son corps glissa à terre comme un vieux morceau d'étoffe ; Fulbert l'écrasa du pied.
« Vous avez l'air choquée, constata le Paladin. Ne craignez rien : aussi nombreux soient-ils, ils sont très peureux, et n'attaquent que les proies sans défense. Le feu, la cendre, et ma petite démonstration nous mettent à l'abri de toute tentative de leur part. Vous ne connaissez vraiment pas ça, dame Morgane ? De quel monde venez-vous, si ce n'est du Monde Obscur ?
— Le Monde Obscur est vide, sire Fulbert. C'est cela qui le rend obscur. Il n'est peuplé ni de dieux endormis, ni de démons ; rien d'autre que les rêves brisés de vos Précurseurs, et le souvenir lancinant de leur échec.
— Oh, je comprends, dit Fulbert en se rasseyant. C'est une théorie qui a connu son heure ; celle que l'ancien monde s'est obscurci par la faute des Précurseurs eux-mêmes, et que Wotan ne nous a pas seulement sauvé de l'obscurité, il nous a donné une seconde chance...
— Vous êtes incroyablement proche de la vérité. »
Le Paladin jeta un regard vers les Nocturnes. Ils se dispersaient ; l'on n'entendait plus que le grattement de leurs griffes contre la pierre.
« Mais dans ce cas, d'où viennent ces créatures ?
— Je pense qu'elles sont originaires d'Avalon. Ce sont des animaux bogués.
— Bogués, répéta Fulbert d'un air soupçonneux.
— Quelque chose s'est brisé en ce monde, après la Guerre des Sysades. Cette cassure continue de corrompre des esprits animaux, et c'est cela, je pense, qui produit vos Nocturnes.
— Et les Creux ? Et les Changeants ? »
Morgane haussa les épaules.
« Sans doute, s'ils sont de la même nature.
— Dans ce cas, vivement que Mû se réveille, ou que Wotan revienne faire le ménage. »
Elle hocha timidement la tête. Ce n'était pas son rôle de lui apprendre que leur Wotan ne reviendrait jamais, qu'ils étaient seuls à devoir lutter contre ces monstres qui s'étaient introduits dans la simulation, et que le Dragon de Cristal était sans doute une invention, un moyen de se sentir moins seuls, de s'imaginer soutenus en esprit par une divinité tutélaire et protectrice.
Ils étaient humains. Et Morgane les comprenait. Pour elle, qui avait toujours intimement rêvé d'être humaine, c'était à la fois un soulagement et un déchirement.
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