10. Le Paladin
Construire Avalon n'est pas le plus difficile. Ce n'est qu'un problème technique ; même la technologie d'empreinte sera prête à temps.
Non, le véritable problème, que nous refusons d'attaquer de front, c'est ce que nous devons faire de la Simulation. Et je sens que des opinions différentes se développent parmi les ingénieurs du projet, et je crains que nos visions contraires se heurtent au plus mauvais moment.
Wos Koppeling, Journal
Fièrement campé sur son cheval, Don Quichotte toisait Morgane en pointant vers elle un doigt accusateur ; il occupait le centre du cercle de menhirs, l'emplacement exact où la Gardienne des Pierres était apparue quelques minutes plus tôt.
« Halte-là, créature démoniaque » clama-t-il d'une voix exagérément grave, comme un adolescent qui essaie de se faire passer pour un majeur.
Il ne se nommait sans doute pas Don Quichotte, mais l'esprit du personnage avait traversé les siècles et était venu se déposer sur lui comme une bénédiction à double tranchant. On l'imaginait sans peine ramasser son courage et sabrer les moulins à vent ; il ne lui manquait qu'un écuyer pour relater ces exploits.
Un plastron de bronze alourdissait sa poitrine gonflée à bloc ; des lanières de cuir et des boucles de métal enserraient ses bras ; des pistolets étaient rangés dans les fontes de sa selle, et à sa ceinture, la garde d'un sabre émergeait d'un fourreau de cuir. Une pointe émoussée surmontait son casque cabossé, qui ressemblait furieusement à une girouette ; il ne lui manquait plus que les pigeons. Enfin, son visage trahissait une jeunesse dont il essayait de se défaire sans succès ; une fine moustache duveteuse, cultivée avec soin, peuplait sa lèvre supérieure comme les mauvaises herbes sur un champ de patates.
Le jeune homme dégaina son sabre. Il dut s'y reprendre à deux ou trois fois, car la lame courbe s'était coincée, et quand il le braqua vers elle comme un jugement céleste, un tremblement irrépressible agitait son bras, et la pointe oscillait comme une aiguille de sismographe.
« Bonjour, tenta Morgane.
— Euh, oui, bonjour, madame, je veux dire, créature démoniaque. »
Son cheval avait l'expression d'un employé de bureau un lundi matin à huit heures, entre le premier et le deuxième café.
« Pourquoi me menacez-vous ? insista Morgane, bien que la menace fût toute relative.
— Je vous ai vu apparaître là où je me tiens présentement, vile, euh, créature. Vous êtes venue du Monde Obscur pour répandre la mort et la destruction en Avalon, et mon devoir est de vous en empêcher. Je serai le bouclier, la muraille, le rempart qui... eh, où allez-vous ? »
Tout en écoutant d'une demi-oreille, Morgane reculait en direction des rochers.
« Restez là ! s'exclama le chevalier. Je vous défie !
— Est-ce que je suis tenue d'accepter ?
— Euh, oui, je suppose. »
Morgane croisa les bras avec circonspection, tandis que Don Quichotte s'évertuait à descendre de son destrier placide.
« Vous avez besoin d'aide ? proposa-t-elle en voyant son pied se bloquer dans un étrier.
— Je... ah... certainement pas. Je suis jeune, il est vrai, mais mon talent naturel compense largement mon expérience... qui est tout à fait honorable... et je me passerai bien de vos commentaires !
— Je n'ai rien dit, protesta Morgane.
— Je ne permettrai pas que votre présence douteuse souille ce sanctuaire, ni, euh, ce duché. »
Enfin tombé à terre, il reprit son souffle. Sa cuirasse de conquistador devait peser trente kilogrammes et le soleil écrasant n'aidait en rien. Le cheval se détourna et entreprit d'arracher les brins d'herbe qui poussaient entre les dalles éclatées.
« Comment vous nommez-vous ? demanda Morgane sans cacher son impatience.
— Je suis le Paladin Fulbert d'Embert, protecteur de la foi, serviteur de Wotan, le Créateur du monde. Et vous ?
— Processus ASE-P-103, Morgane. »
Il fronça des sourcils, incapable d'interpréter ce qu'elle venait de dire.
« Morgane, ah, un nom de sorcière, j'en étais sûr. En garde, Morgane ! Le sabre de la justice tranchera votre verdict, au nom de Wotan, de Mû, et de... »
Elle agita ostensiblement des mains.
« Ah, lâcha Fulbert.
— Oui.
— Vous allez sans doute me dire que vous n'êtes pas armée. Est-ce une de vos ruses infernales ?
— Vous êtes un Paladin, je suppose que vous êtes soumis à vos propres Protocoles, et qu'il y a des règles à ce genre de duel.
— Ne venez pas me parler de code d'honneur et de règles ! Les créatures de l'ombre n'ont aucun code, et le vaillant Fulbert d'Embert, dont le regard perce les illusions les plus tenaces, ne saurait se laisser distraire par leurs arguments fallacieux.
— Le vaillant Fulbert m'a l'air de faire une insolation.
— Je vais bien ! Je... je vais voir ce que j'ai pour vous, grommela-t-il en reculant vers son cheval. Ne bougez pas.
— Un Paladin, c'est un chevalier itinérant ? S'enquit Morgane.
— Même vous, je serais surpris que vous l'ignorassiez.
— Pas de Paladins dans le Monde Obscur, indiqua-t-elle en haussant les épaules.
— Sans doute. »
Un morceau de métal atterrit aux pieds de l'Ase ; un poignard rouillé tout juste bon à se curer les ongles des pieds, qui valait moins que son poids en fer.
« C'est une plaisanterie ?
— Nous sommes maintenant à armes égales » clama Fulbert en se mettant en garde, les mains crispées sur la poignée de son sabre.
Le regard de Morgane alla de son casque bosselé à ses bottes en cuir usées jusqu'à la corde, en passant par sa cuirasse trop lourde. Le sabre jurait parmi cet équipement de carnaval, tel un chef d'entreprise explorant ses entrepôts sous couverture ; sa lame d'acier était nette, son tranchant parfait comme une dent de dragon. Sous le morceau de tissu sale qui enrobait sa garde, Morgane devina l'éclat d'une pierre précieuse sertie de dorures, un diamant couleur de ciel qui renfermait une goutte indigo.
Fulbert d'Embert n'était pas seulement un Paladin. C'était un Paladin fauché. Il n'avait, pour seule dotation de son ordre, que cette épée ; pour le reste, faute de famille d'aristocrates pour le soutenir, il arpentait seul les routes d'Avalon, sur un cheval de trait réformé, nourri par la générosité des villages qui accueillaient son parcours.
C'était un homme condamné à échouer.
« Écoutez, avança Morgane, il est inutile de nous affronter. Je pense au contraire que vous pouvez m'aider. Je vais vous expliquer... »
Le sabre siffla dans l'air à quelques centimètres de son oreille ; elle fit un bond en arrière.
« Vous êtes fou ? Vous avez failli me tuer !
— C'est le principe d'un duel » avança Fulbert d'un air outré.
Dans la Simulation, Morgane était humaine. Elle ne pouvait ni s'enfuir sur Terre, ni contacter SIVA. Et elle ignorait ce qu'il adviendrait d'elle en cas de décès prématuré. Les processus arrêtés étaient-ils stockés, ou effacés pour faire de la place ? Effacés, conclut-elle après un rapide calcul. Si les générations s'étaient succédé durant cinq siècles, au point que les hommes oublient la nature d'Avalon, SIVA n'avait pas assez de stockage pour tous ces esprits.
Par ailleurs, elle refusait d'être tuée par quelqu'un portant une moustache aussi ridicule.
« Défendez-vous ! s'exclama le Paladin après une nouvelle esquive. Sachez que le vaillant Fulbert d'Embert n'a jamais perdu un duel. »
En effet, Morgane était à peu près sûre qu'il n'avait jamais effectué de duel. Son jeu de jambes n'était pas mauvais, mais son armure était trop lourde, et le haut de son corps pivotait avec peine comme s'il essayait de s'en libérer.
« Vous espérez me fatiguer, lança-t-il, et vous pensez que je m'effondrerai raide mort après le dixième assaut, mais le Fulbert est tenace, et il ne renoncera jamais face aux forces obscures ! »
Les allers-retours incertains du sabre d'acier la distrayaient à peine moins que le discours du Paladin, de plus en plus décousu, interrompu par des expirations bruyantes et saccadées.
Peut-être que je peux interagir avec la Simulation, songea Morgane entre deux esquives.
Même sans être une Sysadmin, elle pouvait toujours tenter une requête au serveur d'environnement. Mais il n'y avait ni boutons, ni écrans, ni hologrammes ; la Simulation se devait d'être une illusion parfaite.
« Requête au serveur d'environnement ! » clama-t-elle à haute voix.
Ses mots interrompirent un Fulbert interdit, qui fulmina :
« Je ne permettrai pas que vos formules magiques...
— Silence, Fulbert. »
Morgane porta une main à sa tête et se concentra. L'environnement d'Avalon était contrôlé par un Processus automatique, à l'esprit bien plus rudimentaire que SIVA, et toutes les requêtes devaient passer par lui.
Processus ASE-P-01-Avalon, pensa-t-elle aussi fort que possible.
>>> Formulez votre requête, répondit P-01 d'une voix neutre, vaguement infantile.
Accès aux paramètres d'environnement.
>>> Erreur lors de l'accès aux paramètres.
Un choc interrompit sa réflexion. Le poignard lui échappa des mains, fit une boucle et disparut dans un buisson de houx où personne ne viendrait plus jamais le chercher.
« Vous êtes maintenant désarmée, ahana Fulbert. Avez-vous quelque chose... rheuh... à dire... pour votre défense... avant de...
— Je me rends, dit Morgane en levant les bras.
— Hein ?
— Je me rends, insista-t-elle. Ô vaillant Fulbert, vous avez tenu bon ; je m'incline face à votre ténacité, je suis forcée d'admettre ma défaite, je louerai éternellement votre bravoure, etc, etc. Maintenant fichez-moi la paix. »
La moustache de Fulbert frémit en protestation. Le laissant chercher ses mots, Morgane consulta les commandes possibles. La liste s'était inscrite dans sa mémoire à court terme ; les différents onglets lui venaient comme les mots au poète inspiré.
Serveur de débogage – accès autorisé.
Une litanie de rapports d'erreurs envahit ses pensées avant qu'elle ne parvînt à refermer ce tiroir. Un nombre considérables de processus avait bogué. Peut-être était-ce la raison de la fermeture des interfaces.
Paramètres internes – accès autorisé.
Il s'agissait de paramètres pour sa propre forme dans la simulation.
La plupart étaient toujours inaccessibles : Morgane était une humaine, point. Elle entendit murmurer un onglet d'options de développement. Un privilège temporaire pour les Processus de type ASE qui visitaient la Simulation.
« J'ai des pouvoirs magiques ! s'exclama Morgane avec un sourire réjoui.
— C'est ce que je dis depuis tout à l'heure, protesta Fulbert, qui en avait assez que personne ne le prît au sérieux.
— Attendez un instant... »
Elle parcourut une longue liste d'« accès refusé » avant d'arriver à la dernière option. Invulnérabilité. De quoi arpenter les ouragans démentiels et les fleuves de lave en fusion qui déchiraient Avalon lors de sa création procédurale.
« J'ai assez attendu », dit Fulbert.
Il frappa du plat de la lame ; Morgane leva les bras pour se protéger, et le sabre rebondit. Elle avait à peine ressenti l'information du choc, comme si une armure intégrale la recouvrait. Fulbert la contempla d'un air ahuri. Morgane lui sourit et lui fit un croche-pied.
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