52・Effervescence

Rhéa Kei.

Une heure. C'était le temps qu'il restait avant que ce calvaire ne prenne fin. Une heure avant l'arrivée d'Eos, et la fin d'une ère.

C'est avec la gorge serrée que je me dirigeai de moi-même vers ma chambre.

Je marchais avec précaution, m'aidant des tours pour avancer sans déraper et risquer de m'éclater en contre-bas. Les tuiles glissaient, si bien que tout mon corps était contracté, redoutant une mort subite.

Je ne pouvais m'aider que de ma main droite, étant donné que mon bras gauche était toujours dans un plâtre.

En réalité, cette sensation était loin de me déplaire. Le danger m'attirait et me rappelais sans arrêt cette chance que j'avais de vivre tous les jours comme si c'était le dernier. Soit, me sentir aussi puissante que redoutable. C'était ce manoir, mon effet papillon.

Lentement, je posai un pied sur le rebord de ma fenêtre. Puis un deuxième. Je m'efforçai de chasser Rhéane Wood. Cette vermine était tenace, à vouloir sauter dans les bras de mère en pleurant.

Mais c'était cette même mère qui avait traumatisé Rhéane Wood. Et Kei n'en démordrait pas.

Je pris soin d'entrer à l'intérieur avec précaution vis-à-vis des morceaux de verre réfléchissants au sol. Les bruits de pas énergiques qui se rapprochaient firent redoubler les battements de mon cœur, si bien que je m'empressai d'atterrir au milieu de la chambre. Je m'écorchai la cheville au passage. La petite plaie saignante piquait déjà, mais ce n'était rien face au cours des événements oppressants et irréalistes.

Bordel, Léo...

Au moment précis où mon attention se porta sur le mouvement de la poignée, mon masque de cheffe se mit en place comme par magie. Le premier visage que j'observais avec méfiance fut celui du chef cuisinier. A sa vue, le masque se fissura. Mais les crocs du serpent restaient parés à toute éventualité, le surplus de venin coulant le long des dents acérées.

Ce chef cuistot chauve et musclé était celui qui nous préparait des plats normaux, alias le seul chef d'entre les deux qui avait tout sauf l'air d'être cannibale. Et celui qui s'amusait à nous donner des sucettes en cachette, même si les parents interdisaient le sucre industriel pour forger nos corps tel des guerriers.

Je me souvins qu'il portait une attention particulière à Zayn, si bien que nous le suspections de le nourrir en cachette, car il était anorexique et non privilégié comme Eos et moi.

Lorsqu'il fit un pas dans ma direction dans l'intention de me prendre dans ses bras, je reculai, gardant la distance entre nous le visage fermé. Attristé, il finit par s'écarter légèrement sans mot, faisant place à Mélia. Gêné par la même occasion, il gesticula quelques instants avant de fourrer les mains dans les poches de son uniforme de cuisine.

Uniforme taché, signe qu'il avait mis la main à la pâte récemment.

Mélia Wood avait pris un coup de vieux. Ses cheveux lisses autrefois noirs laissaient place à des racines devenues blanches malgré une teinture évidente. Elle n'avait appliqué que du mascara, avait un visage allongé, et de nouvelles rides étaient apparues aux coins de ses yeux et entre ses sourcils. Elle se mit à étirer ses lèvres rosées d'un sourire peiné qui obscurcit davantage mon visage.

Ses boucles d'oreilles avaient des motifs uniques aux couleurs d'Afrique. Elle aimait particulièrement ce qui était original et excentrique.

Contrairement à monsieur sucette - c'était comme ça qu'on l'appelait, enfants - elle ne se risqua pas à venir à ma rencontre, m'analysant de la tête aux pieds. Sa façade bienveillante et sympathique n'était qu'un prétexte pour se rapprocher de vous et vous juger. Continuellement.

A ma grande surprise, cette fois-ci elle se retient. Elle joignit timidement ses mains derrière son dos en parcourant ma chambre du regard avant de se diriger vers l'armoire. Le vieux parquet grinça légèrement sous son poids.

Elle devait marcher sur des œufs. Elle ne voulait pas risquer de me perdre de nouveau. Ou alors j'étais à côté de la plaque.

Car elle savait que j'étais dans son antre, sans échappatoire. Revenue à la case départ. Enfin, c'est ce qu'elle croyait. S'il n'y avait pas de porte de sortie, la solution était d'en créer.

Contrairement à Eos, impossible de lire dans ses pensées.

Elle ouvrit l'armoire en bois et sortit du fin fond une tenue dont je me souvenais très bien. C'était une robe blanche en dentelle, a fines bretelles et moulante jusqu'au sol. C'était la robe qu'elle préférait me voir porter. Elle ne manquait pas d'audace.

—  Tu n'as pas mangé ce midi n'est-ce pas ? Tu as le teint pâle.

Elle me fit face avec le ceintre levé dans sa main droite. Finalement, elle ne s'était pas retenue longtemps pour me critiquer.

—  Tu es devenue encore plus jolie qu'avant.

Son regard analytique me mettait mal à l'aise. C'était bien la première fois que je n'aimais pas qu'on me regarde. Je gardai le silence. Ma bouche semblait scellée par un sceau maudit.

—  Tu t'es amincie, musclée et as grandi. Je t'ai toujours fait savoir à quel point tu étais belle. Aujourd'hui je suis plus que fière d'avoir une fille telle que toi.

Au fond d'elle, elle devait surement s'accorder le mérite de celle que j'étais devenue.

Lui : Vivante ?

Vivante en plein cauchemar.

Lui : Alors ce n'est plus moi ?

Mélia hésitait à s'avancer. Je restais éloignée, debout dans les morceaux de verres brisés, les rideaux volants derrière moi à cause du vent.

Arrête, je dois être crédible.

Lui : Si tu rigoles à ce que je dis, t'es adoptée.

Je le suis déjà et toi aussi.

Lui : Ah oui, merde.

Je retenais un léger sourire. Je n'avais jamais été seule.

Lorsque je baissai les yeux, je me rendis tout juste compte que mes ongles s'enfonçaient dans ma peau. Qu'importe depuis combien de temps, j'espérais simplement que ce détail qui exhibait mon stress était passé sous son regard censeur.

T'es trop bête.

Lui : Et toi trop belle. Hop, la belle et la bête.

Je desserrai le poing, gardant un visage neutre et ce, même si je saignais.

Dans notre cas, ce serait plutôt la belle et le psychopathe arrogant insupportable que je vais castrer si je le croise.

Lui : tu rendrais un tas de filles malheureuses...

Moi qui croyais parler à un gay...

Lui : Fais attention à ce que tu dis.

—  Rhéa ?

Je relevais la tête. Je ne m'étais pas rendue compte que je l'avais baissée pour éviter de sourire et me concentrer. Merde. Elle allait croire que j'étais intimidée ou apeurée.

—  Pour les inconnus c'est Rhéane. Rhéane Kei, parlais-je calmement.

Elle fronça légèrement les sourcils, posant la robe sur mon lit calmement. Les yeux dans les yeux, aucune ne pouvait échapper à l'autre.

—  Tu as changé de nom ?

—  A vrai dire, c'est la première chose à laquelle j'ai pensé. Tu sais, quand je suis partie.

Mon objectif était de tester ses limites. Jusqu'où Mélia irait-elle pour tenter de ne pas me froisser et me garder à ses côtés ? Était-elle prête à ramper au sol, ou à finir par utiliser la manière forte ?

La vérité, c'était que je ne la connaissais pas. Lorsque j'étais enfant, elle ne m'avait jamais criée dessus, ni frappée ou autre. Elle m'avait offert le visage d'une mère. Petite, je n'avais pas saisi que tous ces commentaires sur la brillance de mes cheveux, mon teint pâle, mon corps frêle ou mon manque de forme n'était pas juste pour m'aider.

Elle voulait contrôler cette poupée qu'elle avait tant désirée être.

Je n'étais plus cette poupée de cire aux robes blanches. J'étais une survivante. Comme Eos. Comme Zayn.

Pour les Wood, le sens du mot "sauver" s'arrêtait à l'adoption. Le cannibalisme était sacré pour eux. Une chose que les hommes n'exploitaient pas assez. Si bien qu'ils se trouvaient plus normaux que les autres humains.

Mélia semblait tourner sa langue dans sa bouche. Plusieurs fois. Elle ne voulait pas risquer que sa poupée prenne la fuite. Ça ne lui ressemblait pas, elle qui était si sure d'elle.

—  Si tu savais comme je suis heureuse de te revoir.

Cet air qu'elle affichait sur son visage me retourna l'estomac. Elle avait accompagné ses mots d'un air attendri, penchant la tête sur le côté. Comme une mère revoyant son enfant après un long moment d'absence.

Je relevai alors la tête, droite et immobile comme une statue de pierre. D'ailleurs, c'est comme ça que je qualifierais mes sentiments, maintenant. Des morceaux de roches formant une pierre fissurée, s'efforçant de contenir l'eau maintenue à l'intérieur. Serait-ce des larmes, ou de la colère ?

Dans tous les cas, c'était une tempête hurlante.

—  C'est la dernière fois que tu me vois, articulai-je lourdement pour qu'elle puisse bien comprendre qu'elle n'avait aucune chance.

Soudain, son visage me traversa l'esprit. Son air rieur et son indifférence face à toutes les situations inimaginables. Alors, je me détendis. C'était la première fois que je me mettais en mouvement, et même si mes muscles étaient toujours contractés à m'en faire mal, j'estimais être passée au Level supérieur.

Pourquoi ne pas se la jouer comme une Hunt ?

Ma fausse mère me suivit du regard tandis que je m'assieds sur le lit, et fit exprès d'y poser mes chaussures pour monter, chose qu'elle détestait. Désormais allongée sur le ventre, ma tête reposant entre ma paume de main, j'afficha un sourire des plus redoutables.

Déconcertée par mon changement de comportement soudain, elle attendit la suite.

Enfin. Enfin elle se méfiait de moi, au lieu de me voir comme une chose qu'elle pouvait contrôler de ses fils invisibles. J'allai lui dévoiler toutes ces marches que j'avais gravies. J'allais lui faire comprendre que la Rhéane Wood pleurnicheuse et obéissante n'étais plus.

J'ignorai la robe blanche posée juste à côté de moi, et parla d'une voix amusée.

—  Est-ce que tu aimes les surprises ?

Non, j'imagine que non. Tout comme moi.

Elle se contenta de hausser les sourcils, visiblement mal à l'aise face à une situation qui lui glissait d'entre les mains. La méthode Hunt marchait du tonnerre.

Le cuisinier se contentait d'observer la scène en silence. Mais je n'allais pas me faire avoir par son regard nostalgique posé sur moi.

Lui : Je rêve ou t'es en train de prendre exemple sur moi ?

—  On attends de la visite, déclarai-je.

Lui : J'adore...

—  De la visite ? Fit Mélia soudain plus méfiante.

Elle échangea un regard perdu avec le cuistot.

—  Oh, mère. Retiens ce que je vais te dire.

Je battis des jambes sur les draps comme une enfant joyeuse.

—  Primo, je suis cheffe de gang, tu le sais déjà. Et ça veut dire que je n'ai peur de personne.

Je me retournai sur le dos, laissant tomber ma tête en arrière et pliant une jambe.

—  Vous avez une cigarette ? Oh...J'oubliais. Vous mangez des hommes mais vous ne fumez pas. Je trouve ça admirable, sans déconner.

Je souris, ayant toujours la tête en bas face à leurs expressions survoltées.

Oui, mère. Je suis devenue une mauvaise fille.

—  Deuxio, même si je n'ai peur de rien, ça n'empêche pas que je vis dans un monde dangereux. Ceci étant, certains ne sont pas trop, trop d'accord pour que j'agisse seule.

Gagner du temps. Il fallait que je gagne du temps avant son arrivée. Mes sourires, mes poses, mon air décontracté. Tout était du bluff. Ma main en sang le savait, tout autant que mon corps, qui n'avait qu'une envie : vomir, fuir, ou tous les tuer. C'était quitte ou double. Je me mentais à moi-même pour survivre, c'était ce que je savais faire le mieux.

—  M'enfin, je ne vais pas gâcher la surprise, mère, continuai-je de façon désinvolte en me redressant.

—  Ou est-ce que tu veux en venir ? Arrête tes sottises et mets la robe, on a préparé ton plat.

C'était comme si, d'un seul coup, toute ma tension se relâchait. Je ris de bon cœur. La pierre de mes émotions qui contenait l'eau laissait couler un filet humide, ruisselant le long de la pierre.

Première fuite, mère Wood.

Lentement, je pris la robe entre mes mains, la dégageant de son ceintre. Puis, tout en les fixant dans les yeux, je déchirai la robe. Les yeux de Mélia s'écarquillèrent, tandis que le chef cuisinier était simplement peiné. J'étais en train de réduire la robe en lambeaux, sans aucune expression, jusqu'à ce que Mélia intervienne.

Rapidement, elle m'attrapa le poignet d'une emprise féroce. Elle avait vraiment l'air choquée de mes gestes. Mais elle le fut d'autant plus lorsqu'elle se rendit compte trop tard que la partie métallique du ceintre appuyait sur sa gorge.

Je soutins son regard sans faire le moindre mouvement. Mon œil droit laissa couler une larme, qui roula le long de ma joue avant d'atterrir sur le drap. C'était surement cette partie de moi que j'enfermais, celle qui se disait : "Suis-je vraiment en train de tenir tête à mère, et de me sentir capable de la tuer ? Elle qui m'a nourrie, aimée et logée ?".

Mais mon œil gauche était sec.

Qu'est-ce que je détestais cette ambiance. Je la détestais autant que je l'aimais. Parce que j'allais enfin montrer à ces gens la Rhéane qu'ils avaient créé.

Alors que Mélia regardait ma larme couler, je lui ordonnai d'une voix neutre :

—  Lâche.

Lui : Bouge.

Je souris, enfonçant davantage le ceintre dans le creux de sa gorge. Instantanément, comprenant que je ne rigolais pas, elle recula en toussant. A présent, son regard s'était renouvelé. Silencieusement, elle fit signe au cuisinier d'avancer.

Vers moi.

Je secouai lentement la tête dans l'espoir de le faire changer d'avis, le ceintre toujours en main, à genoux sur le lit, mes genoux s'enfonçant dans la couverture.

—  Recule.

—  Je m'excuse Rhéa, mais...

—  C'est moi qui suis désolée.

Alors qu'il se trouve à un pas du lit, je lui jette le coussin à la figure en attrapant un lambeau de robe. Au moment où il saisit le coussin pour le jeter sur le côté, j'en profita pour apparaître furtivement derrière lui.

Désormais, il était à ma merci, suffoquant en raison du lambeau de robe qui faisait pression sur sa gorge.

Je me retournai aussitôt afin de garder Mélia dans mon champ de vision.

Celle-ci était comme figée. Elle paraissait avoir perdu de ses couleurs et gardait les yeux rivés sur son sous-fifre agonisant.

J'avais refusé d'être sans défense face à elle, c'est pourquoi j'avais gardé le ceintre dans ma main gauche, étranglant le cuisinier que d'une main. La manipulation était assez difficile, à cause de mon plâtre, mais mes doigts suffisaient pour exercer une pression douloureuse.

—  Je veux une tenue de combat, exigeai-je, stoïque.

—  Nous n'en avons pas ? pour filles.

—  Si, celles que nous portions durant les tests.

Silence.

Ma fausse mère finit par hocher la tête. Et finalement, alors que je crois avoir réussi à m'en sortir, mes yeux se firent ronds.

Mélia avait repris de ses couleurs, affichant un sourire si difficile à contenir qu'elle dut le cacher avec sa main. Ses yeux étaient aussi brillants que flippants.

—  Tu es parfaite.

Je me décomposai, la gorge nouée sous son regard fier et prétentieux. En effet, elle était fière. Pas de moi, mais bien d'elle.

Sa poupée avait atteint la perfection. La chose qu'elle avait voulu créer avait atteint son apogée, comme elle se l'étais imaginée, sûrement de nombreuses fois.

J'étais devenue une successeuse véritable. Peaufinée. Accomplie.

—  Ne joues pas avec moi et vas chercher ce que je te demande.

Elle m'avait déstabilisée par son manque de limites. Tellement que mon cerveau réfléchissait à mille à l'heure. Mais il ne cherchait pas à gagner du temps.

Maintenant, mes envies de meurtres reprenaient le dessus. Et si j'accueillais mal l'apparition de ces sentiments, je sentais que, petit à petit, j'allais y sombrer. Ces mains cendrées n'attendaient qu'une chose : que je cède définitivement à mon passé, à l'emprise qu'ils avaient sur moi, pour m'attirer dans les abysses.

Qu'importe qu'elle puisse appeler des renforts. J'étais un modèle si parfaitement achevé, que j'étais depuis longtemps capable de me battre contre plusieurs personnes en même temps. Même avec le bras cassé.

—  Ne bouges pas, fit-elle culottée de me lâcher.

Elle tourna les talons et disparut dans ce couloir que je ne connaissais que trop bien.

Je relâchai le cuisinier, fouilla ses poches sans rien trouver, et le poussa à terre en le maintenant au sol de mon pied sur son ventre.

Pieds nus, en blouse d'hôpital, et j'avais quand même réussi à monter sur un toit, et les avait mis à terre.
Pas étonnant que Mélia ne me reconnaissait pas.

Je n'aurais jamais pu être capable d'une telle prouesse, auparavant. Tout ce que je faisais, c'était me blesser. Observer Eos se battre et le soutenir du mieux que je pouvais. Alors que je ne savais rien faire.

Rien faire d'autre que d'apprendre les prières sacrées, afin d'être capable en tant que successeuse de les faire réciter aux Wood, avant le repas. Ce repas.

Rien d'autre que d'aller amadouer des gens innocents dans les villages, leur disant que nous étions une grande famille, aidant gratuitement psychologiquement. Qui pouvions leur offrir un logement, une échappatoire, et une nouvelle vision du monde.

Pour eux, la finalité était une vision sanglante. Que dis-je, une fatalité.

Bon. Bouge, Rhéa.

Lui : Plus que quelques minutes et tu reverras mon beau visage.

Dépêche, j'ai mis monsieur sucette à terre.

Lui : Ne provoque pas la guerre sans moi. C'est moi ton bouclier.

Chéri, je n'ai besoin de personne.

Lui : Ecrase moi, tu veux ?

Je baissais les yeux sur le cuisinier, ignorant à quel point Eos me faisait rire intérieurement. Il n'osait même pas ouvrir la bouche, le pauvre, ses yeux fixant le plafond.

Je fronçais les sourcils.

—  T'es mort ?

—  Non.

Je plissai les yeux. Contrairement aux autres, je me méfiai moins de lui. Cependant, il était de leur côté dans tous les cas.

Je relevais le pied, le fixant des yeux, imperturbable.

—  Debout.

Il s'exécuta. Il avait compris que je n'étais plus la même. Ce regard peureux contrastait avec celui que je connaissais. Empli de tendresse et d'amabilité.

Lui : Ce n'est pas ton problème.

Je lâchais un soupir, souriant tristement.

Je dois le faire.

—  Écoute. Je te laisse une chance, commençai-je en observant sa réaction et surveillant la porte.

Si je lui disais qu'il allait sans doute mourir aujourd'hui, ce ne serait pas un choix que je lui proposerais.

—  Soit tu t'en vas maintenant. Sans te retourner, tu vas vivre ta vie ailleurs, fonder une famille loin de tout ça. Soit, tu restes ici, et très vite, tu seras puni pour les avoir servis.

Lui : Il ne le mérite pas, ce connard. S'il prend la première option, je le tuerais de mes mains pour avoir imaginé pouvoir user de ta bonté.

Je levai les yeux au ciel, bien qu'il ne puisse pas le voir.

Le cuisinier se balança légèrement d'avant en arrière, les mains toujours dans ses poches. Il ne semblait pas réfléchir. Non.

Au contraire, il avait déjà pris sa décision, mais était gêné à l'idée de m'en faire part.

Me doutant que cette réponse n'allait pas me plaire, je posai une autre question, le coupant dans son élan.

—  Dis-moi pourquoi tu travailles ici.

Il inspira profondément, avant de se lancer, timide. Il fuyait mon regard. Le vent venant de la fenêtre brisée faisait voler mes cheveux et chassait la vieille odeur de bois de la chambre. La luminosité de la pièce était toujours tamisée, dans les tons de bronze.

—  Avant tout, je voulais te dire que j'étais fier de toi. Tu es devenue une jeune femme accomplie, heureusement que je te reconnais encore !

Je le transperçais d'un regard noir, lui intimant d'en venir aux faits.

—  Bon, d'accord. Ils payent bien. Beaucoup.

—  C'est tout ?

—  Non... Eh bien, je...

Le cœur au bord des lèvres, je fis tourner le ceintre dans ma main, jouant avec pour attirer son attention en guise de mise en garde. Il me rendait impatiente.

—  J'aime faire des expériences. Et... Ils m'ont promis de me garder une personne vivante à chaque...

—  LA FERME ! Hurlais-je à pleins poumons, les yeux révulsés.

Je me passai la main dans les cheveux, révoltée, choquée, déstabilisée. Moi qui croyais en avoir fini avec les révélations. Je commençais à avoir de plus en plus hâte que tout ça se termine.

Ça me donnait la gerbe. Ce cuistot chauve au regard tendre, qui nous donnait des sucettes en cachette, était tout sauf bon.

Lui : Ton empathie est précieuse. Elle n'est pas bonne à donner à tout le monde.

Il avait raison. Et en quelques minutes, je venais de perdre toute la pitié que j'aurais pu avoir pour les autres également. Ils étaient perdus. Pas insauvables, non. Mais bons pour les enfers.

—  Couche-tôt au sol. Sur le ventre, ordonnai-je d'une voix vide.

Il s'exécuta. Ce mouton était des plus obéissants.

Lui : J'ai été retardé, une route a été barrée, j'ai dû trouver une autre direction.

Ça ira. La vie n'est pas un long fleuve tranquille.

Je l'entendis ricaner dans mon esprit.

Lui : Ça, tu l'as dit.

Mélia entra, seule, dans la pièce. Je la suivis du regard tandis qu'elle déposait deux tenues noires sur le lit.

Tandis que je l'interrogeai du regard, je décidai de prendre mes précautions avant tout.

—  Ferme la porte. Et assis toi devant.

De telle sorte à ce que si quelqu'un essayait d'ouvrir, le temps que Mélia se relève me serait crucial.

Celle-ci parut estomaquée, et elle baissa les yeux sur le chauve à terre.

—  C'est simple, si tu ne m'écoutes pas...

Je m'accroupis devant le corps étalé sur le sol, survolant son corps d'une main. Brusquement, j'appuyais deux doigts de chaque côté de sa nuque, appuyant sur les muscles de son cou fermement.

Il poussa un cri strident qui fit reculer Mélia.

—  J'ai les doigts sur les nerfs et les tendons, et une racine maîtresse. Si je continue, la douleur va se propager dans l'épaule et le bras. Il fera une névralgie cervico-brachiale. Les conséquences ? Un manque de force, fourmillements et trouble de la sensibilité.

Merci, maître Masayuki.

Je plantai mes yeux dans les siens, imperturbable.

—  Et je te ferais la même chose.

Si j'avais mis en jeu la vie du cuisinier plutôt que la sienne, elle n'en aurait rien eu à faire. Mélia était une battante. Ça me coûtait de le dire, mais mon mental d'acier venait d'elle.

Seulement, je l'avais dépassée, reliant le mental, le physique et les connaissances. Ma force lui était bien supérieure.

Lentement, elle s'assit contre la porte, portant sur moi un regard horrifié et admiratif à la fois. Elle-même n'arrivait pas à contrôler ses sentiments contradictoires.

Je relâchai subitement la pression émise sur le cou du chauve, et il soupira de soulagement., n'osant pas se relever pour autant.

Je me dirigeai vers les deux tenues noires posées sur mon lit aux draps blancs, à côté de la robe blanche en lambeaux.

A gauche, la tenue de combat d'ici. Un t-shirt noir aux manches courtes, moulant, un cargo noir muni d'une ceinture. Des manchettes noires.

A droite, une robe noire. Assez courte, s'arrêtant aux cuisses, à fines bretelles, avec une fente sur le côté. Moulante également.

—  J'ai trouvé la robe en nettoyant la chambre d'Eos, un jour, m'informa Mélia. Je ne sais pas pourquoi il avait ça, si j'avais su, je l'aurais brûlée.

Moi, je compris. Pour me confectionner la robe noire à corset que j'avais portée à Red Mist, il avait dû s'entraîner. Ce qui démontrait du fait qu'il avait fait beaucoup plus d'efforts que ce que je pensais.

Lui : Je vais toujours au bout des choses, Rhéane.

Comme c'est mignon, tout ça pour moi ?

Lui : J'avais du temps à perdre.

T'es tout mignon.

Lui : Concentre-toi.

—  Mélia, tourne-toi face à la porte et toi, garde les yeux rivés sur le sol. Si j'en vois un de vous qui me regarde me changer je le tue. C'est clair ?

Ils s'exécutèrent sans rechigner. J'ignorai s'ils avaient réellement peur de ce dont j'étais capable, ou s'ils avaient pris leurs précautions si jamais je dérapai. Qui c'est, une horde de Wood attendait peut-être le signal dans le couloir.

Je m'emparai des coins de ma blouse d'hôpital et la passa au-dessus de ma tête difficilement. Désormais complètement nue, je m'emparai de la robe.

—  J'ai toujours espérée te revoir, me confia Mélia.

—  Ça, je n'en doute pas.

J'enfilai la robe. Ceci fait, j'attrapais une des deux manchettes noires et l'enfilai au bras gauche. A défaut d'avoir un bras emplâtré, j'en avait un autre.

—  C'est bon. Chère mère, tes bottes. Donne-les-moi.

Elle resta assise, mais se retourna vers moi. Ses yeux brillèrent en s'arrêtant sur ma robe.

—  Tu ne trouves pas que tu vas loin ? Laisse le se relever d'abord.

—  Tu n'as plus aucun pouvoir sur moi, quand est-ce que tu vas te le mettre dans le crâne, hein ?

Cette remarque sembla la percuter. Évidemment, qu'elle n'allait pas baisser les bras. Elle opta pour l'hypocrisie et le bluff.

—  Mais qu'est-ce que tu crois, enfin ? Je ne suis pas ce genre de mère. J'ai voulu t'éduquer de façon à t'endurcir, parce que nous vivons dans un monde de ténèbres.

Je crois que nous avons trouvé le jackpot.

—  Parfait, crois-tu que toi tu es assez endurcie pour faire face à tes faiblesses ?

—  Ça suffit.

Mélia se leva d'un coup, et ordonna au cuisinier de se lever. Celui-ci obéit. Tout en se relevant, nos regards furent accrochés.

Dès cet instant, il savait le destin qui l'attendait. Mais il avait davantage peur de Mélia que de moi. Ce pauvre sous-fifre était au milieu de la mère et de la fille.

Et la fille n'avait plus aucune pitié.

Lorsque Mélia fit un signe de tête en vif, je ne compris pas tout de suite. Sans que je ne m'y attende, le cuisinier bondit sur moi, et me soutira un hurlement de douleur.

Il avait donné un coup dans mon plâtre, provoquant une douleur lancinante dans mon bras. Il profita de cet instant de faiblesse pour se faufiler derrière moi.

Il fit pression sur mon cou de sa main droite, et bloquait mon bras valide dans mon dos.

J'étais prise au piège, grimaçant de douleur. Elle avait enfin décidé de passer à l'acte.

Mélia se rapprocha lentement de moi. Son regard me parcourut de la tête aux pieds.

—  Tu as obtenu un véritable visage intimidant. Un visage fin, mais des yeux de tueuse. Dommage, pour tes cicatrices...

Elle effleura mes récentes cicatrices dû à l'accident avec Zayn. Elle survola l'entaille au coin droit de ma bouche, puis la courte cicatrice de ma tempe à ma pommette.

Elle posa ses mains sur ma taille, ce qui me fit tressaillir sous son contact.

—  Ta taille s'est amincie et...

Sans crier gare, elle ferma son poing et percuta mon ventre, que je gainai instinctivement, le regard noir.

—  Tu es devenue un véritable roc ! Et pour autant, tu restes une femme quand même, c'est fabuleux. Je n'en attendais pas moins de toi.

Elle se mit sur le côté. L'emprise autour de ma gorge m'empêchait de la suivre des yeux.

—  Je leur avais dit à quel point tu étais forte. Ils ne m'ont pas crue. Moi, j'ai toujours cru en toi.

Je sentis ses doigts palper lentement mes bras. Exactement comme elle le faisait, avant.

—  Je suis si agréablement surprise ! Ton deltoïde est parfait. Mhh... Ton biceps aussi. Comment se fait-il que tous tes muscles soient si bien cachés, et pourtant si forts ? Même ton triceps est apparu... Oh ?

Elle s'empara de ma main. Je ne pouvais rien faire. Le cuisinier me bloquait le poignet pour que je ne tente rien. Je ne pouvais rien faire d'autre que d'écouter son verdict avec rage et anxiété.

Un verdict qui me créait des complexes, petite.

—  Tu saignes.

Ça y est. Elle l'avait vu. La trace de mes ongles de tout à l'heure.

—  Ton poignet... Comment se fait-il qu'il soit musclé, lui aussi ? Je n'avais jamais vu ça... À moins que... Rhéane Kei...

Elle se replaça face à moi, en pleine réflexion, ignorant mon regard meurtrier.

Je refusais de crier et de pleurer face à elle. Elle considérait tout comme une faiblesse. Alors je restais silencieuse.

—  Kei, c'est japonais, n'est-ce pas ?

Je serai la mâchoire. Cela lui suffit comme réponse, bien qu'elle ne semblât pas en avoir réellement besoin pour confirmer ses doutes.

Elle se mit à sourire.

—  Je commence à comprendre. Pas vrai ? Seuls les maîtres japonais comprennent l'importance de travailler chaque muscle du corps, afin que même des muscles enfouis apparaissent sous l'effort. Et puis, tu croyais que je n'allais pas le voir ?

Elle tapota l'arrière de son oreille en souriant.

Je m'étais tatouée derrière l'oreille, un symbole japonais. Celui du Bushido. Le bushido était le code d'honneur des samouraïs. Il rassemblait les sept vertus à connaître par cœur : honnêteté, courage, bonté, respect, sincérité, honneur et loyauté.

Je l'avais fait, accompagnée de Maître Masayuki, à la fin de mon apprentissage. Un tatouage fait dans la tradition japonaise du samouraï.

Jamais je n'aurais pensé que Mélia comprendrait ce dessin ancré sous ma peau. Je l'avais sous-estimée.

Alors que je pensai que son analyse était terminée, elle me posa une question à laquelle je ne m'y attendais pas.

—  Tu es vierge ?

Si Barbara avait été à ma place, elle lui aurait sûrement craché dessus. Mais je me devais de respecter le code Bushido et la vertu de l'honneur. C'était ma préférée.

Comprenant que je ne comptais pas répondre, elle releva les manches de son t-shirt.

—  Bien, allonge là sur le lit. Je dois vérifier.

J'écarquillai les yeux. Avais-je bien entendu ?

—  Je vous l'interdis ! M'exclamai-je.

Je comprenais ce qu'il se passait, mais je n'avais pas envie de comprendre en même temps.

Je croyais avoir touché le fond, je croyais avoir saisi quels genres de pourriture ils étaient. Mais c'était bien plus que ça.

Ce n'était pas des pourritures.

C'était des monstres.

Et nous avions été créés par des monstres.

C'était comme si, face au choc de la situation, je venais de perdre mon âme une deuxième fois. C'était comme si j'étais présente sans vraiment l'être.

Comme si je regardais la scène de loin.

Telle une poupée de chiffon, je me laissais choir de force sur le lit.

Comme avant, Mélia était en train de me contrôler. Comme avant, je redevenais une vulgaire poupée, dans l'incapacité de réfléchir d'elle-même. Une poupée obéissante.

Je fixais le plafond, en transe. Je ne sentis même pas la pression des mains du cuisinier qui me maintenait par les hanches. Je ne sentis pas non plus les doigts de Mélia frôler ma cuisse pour remonter la robe.

—  Ne m'en veux pas. C'est ça, être successeuse, se justifia Mélia sans que je ne l'entende vraiment.

Mon corps était pétrifié. Pas contracté comme tout à l'heure, non. Plutôt figé par le choc. Je ne pouvais plus rien faire.

Voilà. Voilà où tout ça m'avait menée.

Je me voyais, rencontrant Jake pour la première fois. Sa méfiance à mon égard. Je me voyais rencontrer tous les autres, aller au lycée.

Je me voyais, en difficulté face à l'ouverture du bar Move, mon premier projet. Je me voyais faire mes premières rentrées d'argent, fière de moi et émue. Je...

Et subitement, c'est comme si je revins à moi.

Tout ça, tous mes combats, mon séjour avec Isamu, mes entraînements à la base, mes connaissances commerciales en matière de business. Mon premier katana. Mes muscles qui se développaient sous l'effort et les entrainements.

J'avais survécu à absolument tout. Honnêteté, courage, bonté, respect, sincérité, honneur et loyauté. Qu'est-ce que Rhéane Kei serait, si elle chassait tout ce qu'elle avait acquis durement ces dernières années ?

Qu'est-ce que je serais, si je réduisais à néant tous mes efforts ?

Je redescendrais les marches à reculons.

Et puis, ce fut comme une deuxième gifle. Tout ce que j'avais parcouru, jusqu'ici. Tous mes combats et toutes mes compétences acquises.

J'avais enfin trouvé la réponse à ma question.

J'étais devenue cheffe de gang et je m'étais forgée dans la seule et unique optique de fuir mon passé. Ce n'était ni pour trouver des amis, ni parce que j'aimais diriger une équipe. C'était parce que je fuyais.

Finalement, j'avais pris goût à cette vie. Personne ne m'avait sauvée, alors je m'étais sauvée.

La vertu de la bonté, je l'avais utilisée sans même m'en apercevoir : j'avais sauvé chaque membre de Phoenix. Chose que j'aurais aimé recevoir plus jeune.

Au moment où je repris le contrôle de moi-même, Mélia relevait doucement le bas de ma robe.

Je me sentis de nouveau en place dans mon corps, dans mon esprit. C'est alors que mon poing gauche s'abattit violemment contre l'oreille du cuisinier qui me maintenait toujours à la taille.

J'y avais mis assez de force pour provoquer la formation d'un hématome, pouvant provoquer des bourdonnements et un vertige conséquent.

Cependant, il râla sans pour autant retirer ses mains de mon corps.

Et puis, aucun de nous n'eut le temps de réagir.

Un bruit assourdissant fit sursauter Mélia, et nous nous tournâmes tous vers la porte qui venait d'échapper de ses gonds, s'effondrant au sol si violemment que le bruit résonna entre les murs de la chambre.

Dans l'encadrement de la porte, il apparut. Le souffle court, les cheveux en bataille, et les yeux d'un bleu plus glacial que jamais.

Il tenait mon katana d'une main, l'arme posée sur son épaule.

Toute la tension de mon cœur se calma d'un seul coup.

Essoufflé, il trouva néanmoins le moyen de jouer au crâneur comme à son habitude, avançant doucement d'une démarche prédatrice.

—  Je ne vous entends pas beaucoup. Mais ça va venir.

Son regard crâneur et fier de lui changea du tout ou tout lorsqu'il posa les yeux sur ma robe remontée et les mains du cuisinier sur moi.

—  Parce que vous allez bientôt hurler de douleur.

~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Chapitre un peu long, je vous l'accorde, mais on entre dans le vif du sujet, de la blessure de Rhéa et Eos, et j'ai très hâte d'écrire la suite hihi.

J'espère que ça vous a plu, n'oubliez pas de voter pour tous les chapitres s'il vous plaît !

Kiss. 💋

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top