44・Antidote

Rhéa Kei.

En voyant Joe et Zayn descendre les escaliers qui menaient à l'étage, je les vis par la suite sortir du bar.
Joe semblait tellement mal en point qu'il avait raté plus d'une marche, et se déplaçait difficilement. Il avait perdu l'équilibre.

Et pourtant, ce vaurien avait réussi à s'allier à Zayn. Je me demandais bien ce qui avait poussé Zayn à proposer cette alliance. Avait-il réellement un seul objectif ?

Adossée au bar avec Barbara qui continuait son service, je m'étais bien enfilé un bon nombre de cocktails sans compter. En revanche, j'avais fait attention à ne prendre que les énergisants, mes préférés, pour passer mon temps ici en pleine forme.

J'avais adoré imaginer tous les mélanges au moment de l'ouverture du bar, en choisissant des fruits originaux. Et mes préférés, évidemment.

Que ce soit du litchi, le fruit du dragon, du kaki, de la cerise ou encore le fruit de la passion. Ici, les clients voyageaient d'une dimension à l'autre. Mais surtout dans une dimension intemporelle.

Ils sortent, prévins-je Eos.

Il avait l'air d'avoir pris goût à l'endroit. Au début, il m'avait cherchée du regard. Ça avait été amusant de pouvoir l'observer et pas lui.

Mais finalement, il avait carrément été celui qui avait mis le feu sur la piste de danse. Je n'avais pu m'empêcher de rire en le voyant se déhancher, versant sensuellement une bière sur son torse.

En une soirée, il avait rapatrié toutes les filles du bar. Tant mieux, avec les bouches à oreille, d'autres filles allaient sûrement se ramener chez Move.

Mais quelque part, ça m'avait fait bizarre, au début. J'avais grandi en le voyant s'acharner au combat, a ne penser que par les armes et les techniques qu'il se tuait à reproduire parfaitement. Alors le voir maintenant s'amuser avec des filles, faisait un contraste étonnant avec son sérieux et sa désinvolture d'autrefois.

Remarque, il les regardait sans vraiment les regarder. Il s'amusait, c'est tout. Oui, c'est ça.

Le voir se lier d'amitié avec Ian, le Dj, m'avait interloquée. Mais en réalité, si Eos n'était pas du tout du genre à éprouver de l'empathie, il n'en restait pas moins sociable et sans gêne.

De mon côté, j'avais passé la soirée à taquiner Barbara et Liam, et à parler affaires. Apparemment, notre nouvelle collection de lunettes marchait du tonnerre entre les mains de Connor. Il avait toujours été doué avec l'organisation et l'éloquence.

Ivy et Joseph s'occupaient actuellement de notre chaîne d'hôtels, et s'efforçaient par tous les moyens d'obtenir la cinquième étoile en travaillant avec nos équipes.

Jake, quant à lui, avait réussi à signer un contrat avec un studio de cinéma. Résultat, dans peu de temps, notre marque de whisky apparaîtra dans les prochains films que nous avions choisis.

En clair, que des réussites. En temps normal, ils n'auraient pas autant bossé sur nos business. Mais étant donné que je n'étais pas disposée pour entamer une nouvelle mission d'infiltration, ils en profitaient.

Et malheureusement, sans nous, de nouveaux trafiques se propageaient, continuant de ruiner la ville.

J'avais également appris que Jake observait Hannah et Cassy au lycée quand il pouvait. Et mis à part les évaluations, elles se portaient bien. Léo également. Bien qu'il semblât ailleurs.

Et même si je ne pouvais pas penser à tout à la fois, il m'inquiétait. Je l'avais mis en garde contre son propre meilleur ami, et en plus de ça, il devait s'inquiéter pour moi. Toutefois, si je ne l'avais pas averti quant au danger que présentait Zayn, il aurait été moins méfiant, davantage en danger.

La seule manière dont je disposais pour l'aider, c'était de renvoyer Zayn chez lui. Mais comment ? Est-ce que j'étais assez légitime pour les séparer ?

En y pensant, je n'avais aucune preuve concrète contre Zayn. Il ne m'avait jamais le moindre mal.

- Je te rajouterai sur ta paie, pour tous les verres d'Eos, informai-je Barbara en me levant du tabouret.

- T'es vraiment horrible sérieux, s'indigna-t-elle en essuyant un verre avec un torchon. On a peu de nouvelles de toi en ce moment, et je sais pas quoi penser de ce Eos.

Je me mordis la lèvre, hésitant entre m'énerver ou culpabiliser.

- Il ne m'arrivera rien.

- Je dois te rappeler que c'est lui qui t'a tiré dessus ?

Elle sortit sa sucette de sa bouche d'un air contrarié.

- Bon, Barbara. C'est un ami d'enfance. Je gère. Fais-moi confiance.

Elle fronça les sourcils.

- Tu ne nous a jamais parlé d'un ami d'enfance.

- Je ne vous ai jamais parlé de mon enfance tout court, murmurai-je presque. Allez, je les suis.

Alors que je tournai le dos, elle m'interpella après avoir semblé peser le pour et le contre.

- Mh ?

- Je te jure que si y'en a un qui te fait quoi que ce soit, je le décapite et lui vomis dessus.

Je souris. Je savais très bien ce qui pouvait se passer si on touchait à un seul de mes cheveux : Phoenix brûlera de colère, et ne deviendrait cendres qu'après sa vengeance.

- Contente toi de t'occuper de Jo, balançai-je un sourire en coin.

Elle rougit presque immédiatement en me faisant les gros yeux, s'emparant d'un nouveau verre.

Arrivée dehors, je tombai nez à nez avec deux grands hommes. Ils avaient bien deux têtes de plus que moi. Je reconnus l'un d'eux : Arthur, celui qui s'était porté volontaire pour prendre la place de Joe.

L'atmosphère humide de l'extérieur rafraichit mon corps et je croisai les bras.

- Arthur, souriais-je. Tu te fiches que ton supérieur ait voulu s'emparer de tes infos personnelles ?

Il se lissa sa moustache en souriant à son tour.

- Je n'ai rien à perdre. Mais je serais le premier à prendre sa place le moment venu. Alors pour l'instant, j'accepte d'être obéissant.

Ces deux hommes étaient bien sous les ordres de Joe. Or, aucune trace de leur chef ni de Zayn en vue. Nous avaient-ils reconnus à l'intérieur de Move ?

- Tu n'as pas l'air armée, ne nous sous-estime pas, en déduis l'autre.

- Oh, toi, tu es nouveau dans les environs ?

Son visage se ferma suite à ma bonne déduction. Il ne me connaissait pas encore.

- Toi et ta petite bande vous êtes bien moqués de nous en ruinant nos affaires les plus importantes, continua Arthur. C'est une promesse, serpent. Je détruirai Phoenix après m'être occupé de toi.

Je ne réfléchis pas plus. Et me jeta sur lui. Seulement quelques secondes après, Eos et Lian me rejoignirent. Eos m'aidait face à Arthur, servant de diversion afin que chaque coup que je lui portais soit imprévisible.

De son côté, Lian maîtrisait la situation avec un calme hors du commun. Il lui avait suffi d'un coup de lame tranchant l'air, pour ôter un doigt parfaitement coupé à son adversaire. Celui-ci hurla de douleur avant de reculer.

En un éclair, sa main empoignait un fusil qu'il avait sorti de l'arrière de sa ceinture, le pointant sur Eos. Mon corps réagit tout seul, et alors que je poussais Eos derrière moi, le coup me fit basculer en arrière, une douleur lancinante se diffusant dans mon épaule. Comme un vif éclair qui se propageait, m'électrisant de douleur sur le coup.

Arthur hurla quelque chose, que je ne compris pas, dans une langue étrangère, sûrement. Les bras d'Eos derrière moi me rattrapèrent instantanément, et il lança d'une voix méconnaissable :

- Pourquoi ?

Je grimaçai de douleur et tenta de me redresser, mais je me retrouvai entre les bras de Lian. Je n'avais pas la force de me retenir à son cou, alors je dus m'efforcer de ne pas laisser ma tête basculer en arrière.

Eos me parcourait des yeux d'un regard indéchiffrable, et lorsqu'Arthur tenta de se jeter sur lui, il le repoussa tellement violemment et sans se retourner, qu'il se retrouva au sol, quelques mètres plus loin. Il avait littéralement glissé sur le goudron comme un vulgaire chiffon.

- Fais pas genre, je suis une gentille fille, articulai-je finalement, reprenant mes mots de tout à l'heure, lorsque je faisais la vaisselle.

La vérité ? Moi-même je ne savais pas ce qui m'avait poussée à agir ainsi. Et pourtant, je me sentais apaisée. J'avais enfin réussi. J'avais réussi à le protéger à mon tour.

Après un vif hochement de tête d'Eos, Lian me déposa contre le mur de Move, quelques mètres plus loin, avec une délicatesse que je ne lui aurais jamais soupçonné. Puis, il s'accroupit à mes côtés, les traits durs.

- C'est bon, c'est juste l'épaule...

- Ne bouge pas, fit sa voix grave alors qu'il déchirait un bout de son t-shirt. Tiens.

Je le regardai d'un œil nouveau. Je ne l'avais jamais vraiment pris en considération comme il se devait. Pour moi, il restait le bras droit d'Eos, ni plus, ni moins.

Mais là, tout de suite, j'eus l'impression de voir sa véritable personnalité traverser ses iris. Sage, réfléchis et attentionné. Et même s'il faisait sûrement tout ça pour Eos, je me rendis compte à quel point il tenait à lui.

Quelque part au fond de moi, on me disait que le Eos d'aujourd'hui n'aurait pas été le même sans Lian.

Je m'emparai du bout du tissu, et dans un gémissement plaintif, le pressa sur ma plaie. Il avait été facile pour la balle de traverser ma chemise, seul vêtement que je portais.

Ce n'était pas aussi douloureux que dans l'abdomen, mais mon souffle devint court rapidement. Cependant, je refusais de fermer les yeux.

Eos me regardait toujours. Si je les fermai, il allait s'inquiéter d'autant plus.

Lian se releva à l'instant même ou Eos se retrouva pris en sandwich. Il était au centre d'un cercle complet des hommes de Joe, tous prêts à en découdre, les poings serrés. Joe avait pris ses dispositions, et peut être même sans avoir mis Zayn au courant.

Eos se détourna finalement de moi pour observer les hommes qui l'entouraient, avant de ricaner. De ce rire. Ce rire de psychopathe qui me fichait la trouille, résonnant dans la ruelle sombre comme un écho cauchemardesque, maléfique.

La nuit était tombée, si bien que la rue était déserte. Et lorsque certaines personnes passaient, elles accéléraient le pas sans demander leur reste.

Lian tenta de se rapprocher, sa lame en main. Mais à peine eut-il le temps de les rejoindre qu'un fusil était pointé sur lui.

- N'entre pas, c'est chacun son tour, railla l'homme en gardant le bras tendu.

Bouge. Je vais bien.

Mais Eos ne me répondit pas. Il se tint immobile quelques instants avant de lâcher, dos à moi :

- Je pensais pas que vous seriez aussi nombreux.

La seconde d'après, il sortit son paquet de cigarettes, calmement, et en coinça une entre ses lèvres. Certains se mirent à l'insulter, mais il alluma sa cigarette calmement sans les prendre en compte. Comme s'il n'était pas complètement cerné. Comme s'il était insensible à ce qui se passait autour de lui.

Un bruit de chaussures, et les deux premiers se jetèrent sur lui. Il les esquiva, ce qui me permit de voir son visage de nouveau. Il souriait. Et ça en était malaisant. Dérangeant.

Il rit à chaque nouvel assaut, et les esquiva sans attaquer pour se moquer d'eux. Il était si fluide que l'air semblait le porter.

- Arrête de rire, enfoiré, fit l'homme au doigt coupé.

Cette fois-ci, Eos ne se décala pas sur le côté.

- Toi, tu meurs.

Et au moment même où ses mots furent prononcés, un coup. En un coup, derrière la nuque, son adversaire tomba raide mort sur le sol.

La fumée continua de se dégager de sa cigarette tandis qu'il regardait en riant le corps inerte de son adversaire, à ses pieds. C'était comme si ce rire terrifiant et impitoyable cachait bien d'autres émotions. Comme si c'était sa manière de s'exprimer dans les situations critiques.

Le craquement du cou de son adversaire avait déclenché les réactions des autres. La stupeur, la colère, les insultes.
En même temps, ils s'élancèrent, bourrus et désordonnés, sur Eos. C'était une offensive générale. Dictée par la peur.

Mes yeux suivirent chacun de ses mouvements. C'était exactement comme avant. Lorsque je l'observais s'entrainer. Je pouvais reconnaître chacun de ses déplacements réalisés automatiquement.

Taekwondo.

Karaté.

Jiu-jitsu.

Muy-thaï.

Boxe anglaise.

Ils avaient réellement formé une machine. Et à cet instant, elle semblait n'avoir aucun cœur.

Il enchaînait les techniques avec une facilité monstrueuse, les mélangeant entre elles. Improvisant des enchainements.

- Toi tu meurs, toi tu meurs... Répétait-il joyeusement à chaque coup qu'il portait.

Il se mouvait sans cesse. Sautant, glissant, coup de pied, coup de poing, coup de tête. Il était hilare, comme un fou. Le sang giclait sur son visage, et pourtant, il continuait de rire.

A lui tout seul, il créait un bain de sang dans lequel il pataugeait avec joie.

- Toi...tu vis... Fit-il en esquivant sa prochaine proie.

Mais celui-ci revient à la charge alors Eos haussa les épaules, déclarant :

- Je rigole, tu meurs.

Et il écrasa sa cigarette sur un de ses yeux, le faisant hurler de douleur.

Le spectacle terrifiant qu'il m'offrait me faisait oublier ma propre douleur, et Lian dû me le rappeler pour que je me remette à compresser ma plaie. C'était une scène qui m'hypnotisait irrévocablement.

Il était terrifiant.

Mais je ne comprenais pas pourquoi. Pourquoi cette fierté démesurée grandissait en moi ? Pourquoi, contre toute attente, l'admiration faisait pétiller mes iris ?

Parce qu'il était la vengeance incarnée. Le fruit de ces mêmes personnes qui nous avaient détruits. Et un fruit qui était désormais capable de les détruire à leur tour, sans aucune peine. Ni aucune larme.

Parce que contrairement à moi, il n'avait pas peur de plonger. Il se noyait délibérément, pour mieux affronter les profondeurs. Il était ce que je n'étais pas. Il était ce que j'avais, inconsciemment, essayé de devenir toutes ces années.

La réalité me rattrapait.

Les boutons de sa chemise avaient explosé, à force de se mouvoir aussi brutalement. Si bien que sa chemise volait avec lui dans les airs. Absolument tous ses muscles étaient contractés, même des plus petits dont je n'aurais soupçonné l'existence.

Soudain, je repensais à une de nos conversations télépathiques.

"Soyons des monstres ensemble."

C'était sa phrase.

Le cercle n'en était plus vraiment un. Ils tentaient de suivre Eos, de l'attaquer, de le toucher. Mais il prévoyait chacune de leurs actions.
Mais pas la mienne.

Je me relevai en m'aidant du mur, mes mains s'éraflant à la surface rugueuse du mur de pierre. Je soufflai en même temps. Ma tête me tournait.

Les cadavres commençaient à s'étaler au sol. Certains rampaient pour s'éloigner, pour éviter d'être piétinés. Mais il en restait toujours en vie.

Lian était resté à mes côtés tout du long. Il connaissait Eos, il connaissait ce Eos. Et il avait préféré garder un œil sur moi plutôt que de s'aventurer dans cette lutte à sens unique.

C'était compréhensif, vu le visage d'Eos. Il était en pleine extase. Il adorait ce qu'il faisait. Il adorait anéantir. Et même si ça me fichait la trouille, même si je tremblais de douleur.

Je n'allais pas le laisser une fois de plus.

En me voyant me relever, Lian s'apprêtait a me sermonner, mais je le plaquait férocement contre le mur, murmurant entre mes dents alors que mon avant-bras appuyait sur son buste.

- J'ai encore de la force pour t'arracher la tête. Ne m'y forces pas.

Si je n'étais pas véritablement aux portes de la mort, je dus me faire violence pour ne laisser aucun bénéfice du doute à Lian. Qui, lui se laissait faire.

Bien qu'il ne semblât pas terrifié le moins du monde, son visage impassible devint réprobateur. Il jeta un coup d'œil vers le foutoir que faisait Eos. Entre ses rires, les craquements d'os et les cris de douleur, c'était un véritable tableau horrifique.

Lian se resigna après mûre réflexion et hocha la tête. Je le relâchai et me dirigea vers Eos.

Je traversai les ennemis facilement, les poussant sur mon passage. Ils n'étaient pas encore concentrés sur moi.

Lorsqu'un des leurs se rua sur Eos dans son dos, je l'attrapai par la nuque comme un vulgaire chat, et pressa mes doigts violemment sur ses nerfs. Il poussa un premier râle, avant que mes yeux ne se vidèrent de toute émotion.

Je poussai sa nuque vers le bas en un mouvement dur et rapide, et tout son corps bascula en avant, mangeant le goudron.

Lorsqu'Eos se rendit compte que je me tenais à ses côtés, je crus mourir sur place sous on regard meurtrier. Il s'amusait avec un couteau ensanglanté qu'il avait récupéré sur l'un de ces gueux.

Ensemble, nous mirent bien vite à terre les quelques survivants. Il les tuait, je les assommais.

Maintenant, il ne restait qu'Arthur, qui s'était dégonflé et caché derrière ses collègues. On venait de trouver pire que moi.

- Qu'est-ce qu'on lui fait ? Demandai-je.

Arthur était terrifié, il reculait alors que nous avancions vers lui, synchronisés.

- Mhh... Quelque chose de pas bien, pas bien du tout, rit Eos.

Finalement, il avait bien vite accepté ma présence à ses côtés. Ça avait sacrément l'air de lui plaire.

- Je penche pour quelque chose de très douloureux.

- J'aime quand tu amplifies tout, roucoula Eos. A toi l'honneur, fais ça mal.

Il me tendit le couteau.

- Avec plaisir.

A quelques pas d'Arthur, des flash-backs commencèrent à me revenir, me percutant de plein fouet. Le mec que j'avais assassiné dans la ruelle. J'étais dans le même état, à cet instant. Parcourue de ce désir de puissance. Et pourtant, mon passé de mercenaire me faisait aimer ça.

J'évitais de marcher sur les corps qui jonchaient le sol, faisant claquer mes talons contre le goudron. Arthur se retrouva dos au mur.

Mon corps était chaud. Je ne savais pas si c'était le fruit de ma douleur ou de l'excitation, ou même des cocktails énergisants. Mais je me sentais... Bien.

Et je savais qu'Eos était derrière. Et veillait sur moi.

Pourtant, alors que mes yeux dérivaient sur le couteau que je tenais, je m'aperçus que le sang avait taché mes mains. Leur sang s'était répandu sur moi.

Et dès lors, une bataille fit rage en moi. La même bataille depuis toujours.

Mon regard restait fixé sur ce sang qui salissait mes mains. Et tout ce que j'avais en tête, c'était eux.

Les victimes. Mes victimes. Nos victimes, à Eos et moi.

Ces personnes, qu'on avait bernés. Et qu'on avait tuées sans même le savoir. Ces personnes que j'attirais dans les mailles du filet avec mes jolies robes blanches et innocentes.

Ces mères, ces pères et même leurs enfants. Des familles entières.

Au début, c'était des personnes qui n'avaient personne à contacter. Personne sur qui compter. Darren et maman nous disaient que c'était pour leur donner justement un nouvel appui, en rejoignant nos rangs.

Mais ces gens-là, on ne les revoyait jamais. Jusqu'à ce que je les revoie finalement. Dans leurs assiettes.

Et sûrement dans la mienne aussi.

A quatre pattes, je vomis littéralement mes tripes. Le couteau qui s'échappait de mes mains fit un bruit sourd lorsque la lame percuta le sol.

- Rhéa !

Lorsque je relevai la tête, Arthur s'était empressé de se jeter sur le couteau, et à mon plus grand désarroi, Liam apparut dans mon champ de vision, se fondant sur Arthur avec une détermination sans faille.

Je titubai en me relevant à la hâte, mon cœur tambourinait dans ma tête, mais tout ce à quoi je pensais, c'était Liam.

Ils se battaient. Férocement. Ce n'était pas la première fois que je voyais Liam se battre.

La première fois, c'était sur un ring. Le jour où l'accident s'était produit. Le jour où il avait tué sa mère de ses mains.

Ce jour-là, sa manière de se battre était désespérée, incontrôlée, et pourtant tellement précise et puissante.

Il parlait avec ses poings.

Et là, tout de suite, ils disaient : "Cette fois, elle ne mourra pas à cause de moi."

Mon cœur se resserra d'inquiétude, mais j'étais bien trop en piteux état pour l'aider. J'étais déplorable, et pourtant, l'effroi me poussais à me diriger vers eux. Mes pas étaient faibles et lourds, me donnant l'impression de faire du sur place.

Eos s'élança vers eux alors que Lian me tirait en arrière, et prit mon visage en coupe, m'empêchant de voir ce qu'il se passait. J'étais paralysée.

Ses mains froides se brûlaient contre ma peau bouillante.

- Regarde-moi. Chut, calme-toi.

J'étais en pleine crise d'angoisse.

Liam.

Liam.

Liam.

Je baissais les yeux sur mes mains. Lian venait de s'en emparer, et commençait à pratiquer le Jin Shin Jyutsu. Une pratique de la culture japonaise qui consistait à agir sur les mains pour connecter le corps et l'esprit. Et ici, dans l'optique de réduire mon stress.

Mais il n'eut pas le temps de finir, car le bruit assourdissant d'un tir me fit sursauter, et je retirai mes mains de celles de Lian.

En me retournant, je vis que Barbara était elle aussi sortie. Son sniper habituel en main, c'était elle qui avait tiré. Son doigt était encore pressé sur la gâchette.

Je ne veux pas regarder.

Je ne veux pas regarder.

Si, tu dois regarder.

Je me retournai finalement, et mes yeux se posèrent sur eux. Debout devant...

Un corps à terre.

Pas Liam
Ni Eos.

Mais bien le sous-fifre de Joe.

Mes genoux cédèrent sous mon poids, et j'éclatai en sanglots, ma main sur ma bouche pour tenter de les contenir. De créer un rempart capable d'étouffer mon état chaotique.

Ça faisait trop d'un coup.

On releva ma tête.

En face de moi, un genou à terre et sa main soulevant mon menton, Liam. La balle avait éraflé sa joue, lui laissant une écorchure, mais rien de plus.

- Sale gosse, je ne suis pas mort. Qui te ferait des tartiflettes, sinon ?

Mon regard n'osait pas croiser le sien.

Mes sanglots se mélangèrent à mon rire alors qu'il tentait d'arrêter mes larmes avec son pouce. À cet instant, je me souvins pourquoi on l'appelait "Papy". Il était le plus âgé d'entre nous, et aussi notre figure parentale, en quelque sorte.

Mais quelque chose n'allait pas. Son regard semblait ailleurs, dans le vague. Il me regardait sans vraiment me regarder.

Au moment où Barbara se précipitait à nos côtés, à genoux, Liam tomba sur ses cuisses comme une poupée de chiffon.

J'étais pétrifiée.

Mes yeux scannèrent son corps, et je le vis enfin, le couteau. Planté dans son dos. Transperçant son uniforme noir.

- Le couteau. Il est empoisonné, lâcha Eos en observant la réaction de Liam.

Liam ne bougeait plus. Ma main se posa sur son front. Il était brûlant, en sueur. Mais je sentais toujours son pouls. Je me remis à respirer en me rendant compte que l'air me manquait soudain.

Face à cette scène, à ma plus grande peur, je perdis tous mes moyens.

- C'est ma faute. C'est ma faute.

Comme dans la ruelle. Comme pour Eos. Comme pour...

Une image apparut furtivement dans mon esprit. Celle d'un homme blond portant une casquette et de nombreux bracelets.

Qui était-ce ? Un flash-back d'un souvenir qui m'avait été pris de mon amnésie ?

- Rhéa ! Reprends toi putain ! S'exclama Barbara, énervée. C'est pas ta faute, alors aide moi à le mettre sur le côté.

Mes mains tremblaient. Je ne voulais pas le toucher, je ne voulais pas que mes mains ensanglantées le touche. Et pourtant, j'aida Barbara à rouler Liam sur le côté.

Ma vue était floutée, mes émotions n'avaient été que montagnes russes. Mon regard se posa sur Eos.

Nos regards se croisèrent, et je le vis. Il ne riait plus. Il ne souriait plus. Il était là, debout, les poings serrés, en sang.

Soudain, son téléphone sonna. Aussi étonné que moi, il le sortit de sa poche et décrocha en haut-parleur.

- Eos, salua la voix de Zayn.

Je me fis violence pour ne pas lui hurler dessus à pleins poumons.

- J'ai l'antidote. C'est l'idée de Joe, le couteau empoisonné, continuait Zayn. Si on faisait équipe, il voulait au moins se venger une manière ou d'une autre. Je n'ai pas eu le choix et j'en suis désolé.

Eos serra la mâchoire, visiblement aussi contrarié que moi pour passer outre ses excuses minables.

- Accouche.

- Je donne rendez-vous à Rhéa, durant la compétition de piano de Barbara. Seule.

- Tu rigoles, j'espère ?

- Pas le moins du monde. Liam va souffrir, mais il ne mourra pas avant après-demain.

La voix changea. Cette fois-ci, Joe prit la parole. Sa voix différait de la dernière fois. Comme s'il était dans les vapes.

- On a vos petits amis, si jamais elle ne vient pas seule. Comment c'est déjà ? Ah oui. Dan et Christopher. Putain ce que j'ai mal à la tête. Éteins cette lumière.

Je sentis mon visage blêmir. Eos échangea un regard avec Lian. Il n'avait rien vu venir, a priori.

Liam vomissait. Il était devenu pâle.
La compétition n'était que demain soir. Et il devait être près de vingt-trois heures.

Ma décision était déjà prise.

- C'est d'accord.

- Ce que tu peux être têtue, rouspéta Eos.

- Parfait ! Fit Zayn d'une voix enjouée avant de raccrocher.

- La vie n'est pas un long fleuve tranquille.

En un pas, Eos fut devant moi, m'attirant vers lui en m'attrapant brusquement le poignet.

- Ouais, mais tu ne pourras plus le voir, ce fleuve, si tu meures.

Je me dégageai vivement de son étreinte.

- Je pense que tu choisis très mal ton moment pour m'enfermer.

Derrière, j'entendis Barbara qui appelait Phoenix en renfort. Comme à son habitude, elle maîtrisait avec perfection ses émotions, contrairement à moi.

- Ce que tu peux être insupportable, quand tu t'y mets.

- Oui, tu me l'as déjà dit. Et ça ne changera rien au fait que j'irai voir Zayn.

Il se détourna quelques secondes de moi, gromella dans sa barbe en passant une main sur sa nuque, mécontent.

Rien à foutre.

- Je l'emmène à l'intérieur en attendant les autres, nous informa Barbara en portant Liam sur son dos.

Je me détournai aussitôt pour la suivre à l'intérieur. Je ne doutais pas des capacités de Barbara en matière de guérison, mais c'était plutôt le domaine d'Ivy.

Une nouvelle fois, il me retint par le poignet. Mon cœur battant à tout rompre, je profitai de notre élan pour me laisser attirer contre lui, avant d'y mettre tout mon poids.

Il chancela en arrière, si bien que je me retrouvai à cheval sur lui. En une fraction de secondes, je dégainai ma fameuse dague qui me suivait partout, cachée dans mon soutif.

Il rejeta la tête en arrière alors que la pointe de la lame menaçait de transpercer sa gorge.

- Je te promets que si tu m'empêches de récupérer cet antidote, j'en finirais avec toi comme j'aurais dû le faire dans cette ruelle, ce soir-là.

Sa main s'approcha de mon visage, et j'effectua un mouvement de recul. Il continua et remit ma mèche de cheveux derrière mon oreille.

Il me déstabilisait. Je me demandais ce qui lui traversait l'esprit, à cet instant.

Quel enfoiré.

- Mon but, articulai-je, essoufflée. Mon but c'était de réussir à avancer. De me reconstruire. Et maintenant que j'ai réussi, c'est eux que je dois protéger.

- Parce que tu penses avoir réussi, Rhéane ?

Sa voix m'étonnait. Elle se fit plus douce et calme que je ne l'aurais prévu. Il reprit, prenant mon silence comme une réponse :

- Alors c'était quoi, tout à l'heure ?

- Tout à l'heure ?

La dague restait suspendue au-dessus de sa gorge malgré ma soudaine fatigue.

- Je sais à quoi tu as pensé, quand tu as refusé de t'en prendre à Arthur. Tu appelles ça être guérie ?

Je retirai la lame de sa gorge, la balançant sur le côté, perturbée.

- Tu te fiches de moi ?

Je m'emparai de son bras droit et releva sa manche sans lui laisser le temps de répliquer. Ses entailles étaient toujours présentes et plus nombreuses que la dernière fois.

- Tu appelles ça guérir ? Le sermonnai-je.

Il posa son regard sur moi. Et le voir ainsi, démuni, sous mon propre corps, me fit frissonner.

- C'est pas la même chose du tout, Rhéa. Moi, c'est un choix. Je n'ai jamais voulu m'en séparer.

Du passé. Il n'avait jamais voulu avancer.

- Pourquoi ?

Il hésitait. Il se redressa, si bien qu'il dû me retenir par les hanches pour éviter que je ne tombe en arrière.
Nos visages étaient maintenant si proches que nos souffles se mêlaient. Et ça m'ennuyait. Fortement.

Bordel, ses yeux avaient-ils été toujours aussi translucides ? Et ses pupilles aussi dilatées ?

- Quand tu es partie, maman me disait de lâcher prise pour éviter de souffrir. Mais ce n'est pas le choix que j'ai fait.

Son regard s'attardait sur mon visage, comme s'il le découvrait pour la première fois.

- J'ai choisi de souffrir. Parce que je ne voulais pas te lâcher.

Un poignard. En plein milieu.
Finalement, toi aussi, tu sais viser, Hunt.

- C'est idiot.

Ce fut les seuls mots qui réussissent à franchir mes lèvres.

Il sourit.

- Tu es bien la seule à me rendre idiot.

Il se rapprochait. Encore. Et encore.
Nos lèvres se frôlaient. Elles se cherchaient, comme nous. Elles jouaient, hésitaient.

Puis, une larme. Qui nous coupa dans notre élan. Me voilà qui pleurait de nouveau.

Mais ce n'était pas de la tristesse. C'était bien plus.

Il avait fait de moi sa priorité. Comme il l'avait toujours fait. Il m'avait choisie, moi.

Il était délibérément resté noyé dans notre passé, pour me récupérer dans sa vie, auprès de lui. Comme avant. Comme toujours.

Je me sentis débile. J'étais impardonnable. Mais lui l'était incontestablement.

Il recula légèrement, avant de jeter un coup d'œil derrière moi. En suivant son regard, je me rendis compte que nous étions réellement tous les deux, assis par terre, en face d'un tas de cadavres.

Son visage avait encore des taches de sang, tout comme le mien.

Et pourtant, cette fois, ça ne me dérangeait pas. Tout ce qui m'importait, c'était son faible rire face à notre situation absurde.

Ce n'était là que deux êtres qui avaient grandis dans le sang et les mensonges. Deux êtres qui avaient le même vécu inimaginable. Deux êtres brisés, et deux monstres.

Mais à deux. Un Antidote l'un pour l'autre.

Je me rapprochai de nouveau après avoir essuyé mes larmes. Je devais me reprendre.

- Je dois voir ce que tu vaux. Tu ne m'impressionnes pas encore, chuchotai-je.

Ses lèvres formèrent un mince sourire alors que ses cheveux noirs tombaient sur son front.

Je me relevai lentement en prenant gare à mon épaule et il m'imita.

Nous n'avions pas de temps à perdre ici. Zayn avait l'antidote.

- On a un enregistrement à écouter.

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Alors, ce chapitre ? Qu'en avez vous pensé ?

J'espère que comme j'ai essayé de le retranscrire, vous avez saisi toute la tension entre nos deux protagonistes, le désir mélangé à la tristesse...

En tout cas, moi je l'aime beaucoup.
A bientôt pour la suiteee

Kiss. 💋

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