Cinquante-deux heures


Deux jours plus tard, le jeune homme était encore sous l'effet de l'anesthésie dont la dose légale a été dépassée d'une manche. Avec un laboratoire ou non, Alex a fait acte de stupidité et d'extrême absurdité en se pliant aveuglément à la hardiesse de sa petite amie. Il ne se croyait facilement manipulable. Là. Maintenant. Devant le corps inerte de son ami. Il se voit impuissant. 

Il n'aurait pas dû. Il n'aurait jamais dû !

Les cours reprendront bientôt. Dans une semaine près, si le compte est juste. Ses vacances furent un coup de pouce pour la meute. Elle creusait inlassablement dans différents sites, sous des pseudo-noms, à la recherche d'une échappatoire à cette situation délicate. D'un puis où elle pourra asperger ne serait-ce que quelconques informations bénéfiques. D'une maigre lumière les guidant vers le Graal. Animer Jacob. Cependant, ils doivent s'avouer vaincus, littéralement à côté de la plaque. Ils ne sont qu'une bande de lycéens tarés. Trop lâches. Immatures. Incapables d'affronter la vérité en face.

La mère de Jacob, elle, accablée par son travail, piétinée par les dossiers à épier, ne prit conscience de l'absence inexpliquée de son fils. Un plus qui ne pouvait pas pour autant déplaire aux partenaires du « crime ».

L'équipe d'handball aussi n'était pas au top de sa forme sans son leader : les entraînements firent preuve d'un échec monumental. Et Alex se sentait responsable. Il croyait quoi, au juste ? C'est lui qui a planté cet ovaire dans le corps raide de Jacob, et sans même avoir pris la peine de lui exhausser son vœu avant. Mais franchement, il ne doit non plus pas rêver d'être si facilement tiré d'affaire.

Jacob se reconnecta au monde réel, cinquante-deux heures plus tard. Il était pâle. Les veines saillantes. La respiration saccadée. Sa plaie énorme lui brûlait la peau. Ses membres étaient lourds, tellement lourds qu'il ne marchait pas, il rompait. Il estima qu'il avait frôlé le coma, tellement l'hémorragie ne fut pas traitée à temps. Pour tout dire, Alex n'était pas autant compétent en cuisine qu'en couture. Les extrémités de sa chaire avaient l'air mal regroupées. La douleur régnait en maîtresse. Il quitta le lit tentant tant bien que mal de ne pas raviver le calvaire qui l'oppressait. Mais, en vain. Sur le bureau, il aperçut des emboitages de calmants et s'en servi à volonté. Il leur doit au moins ça, non ?

Le mec à l'ovaire passa ses vacances à essayer de recharger ses ressources. Il étalait continuellement une crème sur sa blessure, faisait bonne figure quand sa mère prenait de ses nouvelles, se changeait les bandages autant de fois qu'il le voulait. C'était le truc cool de l'histoire. Entre zapper les chaînes locales, surfer sur internet et contempler le ciel vide, il se sentit au bord de la folie.

*

Sara fumait un joint pour calmer sa trouille. Elle tenait nerveusement le mégot entre ses doigts dont les ongles étaient teintés d'un noir très sombre, avant d'écraser le bout embrasé sur le coton froid à l'aide de ses talons zébrés. Son cerveau n'avait pas encore saisi qu'il s'était envolé avec son ovaire, elle ne sait où. Elle était tellement dépassée par son imagination ce soir-là qu'elle ne s'avise plus à l'utiliser. Plus jamais. Elle décida pendant un laps de temps de quitter le groupe. Pour partir où ? Avec les paumés du lycée ? Dans les tables sombres au fond de la cafétéria ? Elle devait rester avec la clique. Soutenir son choix de le voir souffrir. Epauler son petit copain qui devrait lui aussi frissonner en remémorant ses mains baignées dans leurs sangs.

Cette nuit-là, voir les globules rouges de Jacob se verser fut une poussée d'adrénaline pour eux. Le sien mêlé avec l'avait rendu folle. Ces liquides chauds, humains, à l'odeur métallique, se sont épousés, le laps d'un instant, à merveille. Là, elle n'en veut plus. Toutes ses horreurs, elle veut s'en débarrasser à jamais. Elle ne tenait sur ses pieds que grâce à la drogue, qu'on lui avait filée hier pendant une fête dont elle ne garde que de faibles souvenirs. Sara n'éprouve plus grand-chose. La quantité de calmants qu'elle engloutissait sans ménagement la rendait vulnérable. Une couche de vapeur dense câlinait sa vue. Elle ne sentait pas le froid. C'était une chaleur surhumaine qui la lovait. Ses pensées étaient horriblement chamboulées. Elle ne contrôlait même plus sa main qui s'écrasait continuellement sur sa tête. Ses sens espéraient ne plus flairer cet effet détériorant de posséder une perruque au lieu de sa tignasse soigneuse sur ce crâne lisse. Elle grinça des dents. Elle a payé un peu trop cher le prix de sa haine débordante, de sa vengeance aveuglante, de sa colère nuisible. Elle n'en veut plus. Elle avait déjà gouté aux cauchemars incessants du milieu de la nuit, à l'arrière-gout amer des remords, des premières douleurs immesurables de sa chair déchirée. Elle souhaitait juste retrouver Jacob. Partager le mal qu'ils s'étaient mutuellement infligés. Lui demander sa merci. Elle l'a transformé en quelque chose qu'il ne devra certainement pas chérir. En monstre. Il doit haïr son reflet dans le miroir. Les plaies ne s'étaient certainement pas suffisamment cicatrisées. Sa chair devrait être laide. La sienne l'est, au moins. Et tout ceci est à cause d'elle. Elle a honte de l'avouer à haute voix. Elle aurait bien pu le laisser boire toute cette réserve d'alcool. Elle aurait bien pu le voir tombé dans les pommes, dégueuler lourdement, souffrir du mal de crâne. Mais ne pas lui greffer un truc qu'il voudra bien s'en détacher.

- Qui voudra d'un homme avec un ovaire et un pénis. Pensa-t-elle en cherchant automatiquement une énième cigarette dans la poche de sa veste en fausse fourrure.

Sa jupe courte laissait sa peau frôlée la brise glacée. Ses chaussures se perdaient sur la neige. Son pull en coton cachait la plaie, la réchauffait du mieux qu'il pouvait. Sa longue veste enroulait délicatement son corps chétif. Sa grande écharpe dissimulait une partie de son visage de peur qu'il se gèle. Son sac de cours contenait deux, trois choses. Or on sentait bien qu'il y avait du vide en elle. Son ovaire.

La vielle cloche du lycée tinta. Quelques corps se collaient des baisers sonores sur les joues rosies par le froid. D'autres se faisaient l'accolade. Et Sara, elle, n'a toujours pas repéré la créature immonde qu'elle a créée de sa propre volonté. Elle imagina sa peine dès que le vent hivernal giflerait sa blessure. Elle essaya de ne pas exposer son châtiment –les remords- pour qu'on ne l'a prenne pas pour une folle. Quelques sourires figés adressés à des connaissances, çà et là, elle resta coller au portail en fer. Elle ne va pas bouger de cet endroit. Du moins, pas avant de le retrouver. Elle en fit le serment.

- On ne fait plus la maligne ? Demanda Jacob, en lui empruntant le mégot qui vomissait faiblement la fumée mortelle, au milieu des flocons de neige, qui tombaient légèrement sur ses cheveux en bataille, habillant timidement la citée.

- Jacob, je t'attendais, je... Rétorqua-t-elle commençant de libérer ce qu'elle avait encaissé depuis des jours.

- Chuut ! Tu n'as envie de te ridiculiser et moi pas envie de t'entendre couiner. Lui susurra-t-il à l'oreille, avant de laisser échapper la fumée de son nez.

Il la regarda dans les yeux puis ajouta avec un sourire faux tout en lui rendant sa chose cancéreuse :

- Ça m'a fait plaisir de partager avec toi bien plus que de la nicotine, meuf.

Il se sentait mieux. Plus de malaise poignant. Que des picotements douloureux. Il rabattit son sac imprimé sur son dos et arpenta le perron de l'établissement ; Sara sur ses pattes. Elle n'arrivait toujours pas à lever les yeux de ses chaussures, tellement elle avait mal au cœur. Elle voulait retenter sa chance pour exprimer le profond regret qui l'habite. Cependant, Jacob n'était pas prêt à débattre sur le sujet. Il fulminait lui seul avec ses pensées négatives, nul besoin d'en rajouter. Le reste de la clique se retrouva devant la salle de philo. Le prof n'était pas encore dans les parages. Et ça leur offrait l'opportunité de discuter, de casser la gêne de leur retrouvaille, de faire comme si de rien n'était. Or les faux cheveux marrons foncés de Sara leur rappelaient l'impardonnable, leur bouclaient l'usage de la parole, leur figeaient l'écoulement de leurs réflexions. La voix rauque témoin d'un abus de nicotine de leur professeur leur rappelait au devoir. Ils se jetèrent dans la salle et s'y dispersèrent. Ils n'avaient pas la tête à faire en sorte de recoller les morceaux, ils n'étaient pas prêt à cette étape-là. Ils en demeuraient fort loin. Et ils en ont conscience.

Le cours commença sans ses élèves. Leurs esprits demeuraient ailleurs. Leurs corps faisaient l'exception. Chacun d'eux avaient ses propres rivées. Chacun d'eux faisaient preuve d'une grande patience en ne claquant pas la porte pour quitter cette pièce étouffante. Et Jacob suivait. Suivait des yeux les nuages qui se dégageaient du ciel.

Alex lança un bout de papier sur le bureau de Sara. Elle l'ouvrit maladroitement. « On se retrouve chez moi après les cours ? ». La jeune femme se crispa. Il voulait lui faire savoir qu'elle le charmait toujours, qu'elle n'avait pas perdu de sa beauté, de son éclat, de son pouvoir sur lui. Cependant, elle avait égaré sa confiance en elle. Elle se sentait couler dans les abysses, mordre par l'abandon. Elle n'arriverait en aucun cas à se regarder dans la glace, avec le même regard regorgé de malice dont elle était fière avant. Sara n'était plus celle que tout le monde connaissait. Elle a été fissurée, rongée de toute part. Au fond d'elle, elle savait qu'elle pouvait le faire jouir, crier son nom à en faire trembler les murs. Cependant, elle savait aussi qu'il la verra se détacher de sa perruque dès la première action brute, qu'il aura le grand plan sur sa souffrance. Et qu'il aura pitié d'elle... Et ce sentiment-là, elle détestait en être victime. Ainsi, Sara hocha négativement la tête avant d'avaler son ixième calmant de la journée. Sous l'œil alarmé Max, le meilleur ami du roux, qui était assis une rangée plus loin.

*

Ils s'armèrent tous de leurs plateaux et se pointèrent ensuite à leur table habituelle. Les deux tourtereaux s'installèrent l'un loin de l'autre. Jacob ne comprit guère leur comportement étrange et leur épargna tout commentaire. Le roux, lui, un peu de cocaïne sur la lèvre supérieure, avala d'un trait son jus à la fraise, puis, lança un regard las sur la clique détachée. Il avait du mal à saisir pourquoi tout le monde faisait la gueule à tout le monde. Ce n'était qu'un jeu, et ils devaient normalement passer à un autre à ne jamais s'arrêter. Non ? Il sentit qu'il venait de louper un épisode. Avec toute la poudre qu'il sniffe ce n'est pas du nouveau. Il agita les épaules avant d'attaquer sa lasagne dégueulasse.

- Tu en as encore sur toi ? L'interrogea l'ailier gauche.

Cette question alarma Sara. Alex n'en prend jamais. Alors pourquoi maintenant ? Elle le toisa du regard et attendit l'intervention du groupe. Seul son partenaire d'exposé de philo montra un intérêt à la conversation qui planait.

- Tu t'y mets toi aussi ? Questionna Marc, l'air soucieux.

- Ce n'est pas pour moi p'tit con, mais pour Jacob. Pour qu'il se la joue moins coincé. Rétorqua Alex en fourrant vigoureusement sa fourchette dans la purée en béton.

- Pour ne plus se sentir coupable, on attaque ? C'est ça ton plan ? Le sonda Jacob, armé d'un regard lourd de sens.

Le mec à l'ovaire sentit une douleur peu commune se répandre dans son bas ventre. Il s'hydrata la gorge, croisa les doigts priant pour que ce malaise passe avant son entraînement d'handball, puis ajouta d'un ton cassant, comme lui seul avait le secret :

- Je ne touche plus à ce genre de chose depuis des lustres, je croyais que tu me connaissais déjà trop bien pour ne pas lancer ce type de piques fâcheuses.

Sentant quelques regards pesés sur son dos, Jacob s'arrêta un moment avant de continuer une fois le bruit reprit possession de la salle.

- On est assis en public, Alex. N'importe qui peut nous entendre ! Je ne veux pas mettre Guillaume en danger.

- Tout le monde sait que Guillaume en fournit à la moitié de la ville, alors ne fais pas ton saint. S'exprima Alex, en se levant. Je n'ai plus faim.

- Reste ! S'exclama Sara.

- Tu as entendu ta chérie, rassois-toi. Intervient le roux, son plat entièrement englouti.

Or, l'ailier gauche avait déjà enjambé la moitié de la salle. Il marchait la tête haute se moquant de Jacob qui lui ordonnait de revenir.

- On se reverra dans l'entraînement et je te referai la peau. Murmura le capitaine tout en enfonçant sa cuillère dans son flan tout mou.

Il délaissa son plateau sur la longue table d'un blanc laiteux, se rapprocha de Sara puis lui embrassa la commissure des lèvres avant d'ajouter :

- Je pense qu'on aurait dû faire ça depuis longtemps.

- Faire quoi ? Demanda la jeune femme déboussolée par leur soudaine proximité, et légèrement gênée par les paires d'yeux qui les fusillaient, beaucoup trop curieux.

- Le truc de l'ovaire. Lui chuchota-t-il à l'oreille comme si c'était la révélation du siècle, un secret très intime pour le révéler d'un ton plus fort, et la vérité n'en était pas loin.

Il prit le plus grand soin de s'accaparer de l'attention de l'assemblée. Pour que tout le monde soit témoin qu'Alex n'a plus de place dans ce groupe.

En prenant le chemin vers l'amphi, il se félicita pour son initiative. Dès lors, il a sa propre source inépuisable de calmants. Égoïste, vous allez dire. Néanmoins, il en aura besoin pour que ses muscles ne lâchent pas prise à chaque fois qu'il lancera la balle, pour ne plus sentir ses organes se combattre dans le but de laisser de la place à l'intrus, pour faire grimper Sara les rideaux de sa chambre. Une pièce qu'elle n'a jamais visité mais il se fera une joie de le faire. Une joie empoisonnée, empourprée de mal.

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