folle danse
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Vingt-deux heures et quarante-sept minutes.
Elle détourna une nouvelle fois les yeux. Ses lèvres teintées d'écarlate trouvèrent la paille plongée dans son verre, et elle aspira le liquide rose contenu dans le récipient de verre. Elle releva la main pour remettre une mèche rebelle derrière son oreille : ses doigts étaient longs et fins, ses ongles vernis de groseille encore embellis de petits dessins de roses sur certain de ses doigts. Une esquisse de sourire se crayonna sur sa figure lorsqu'elle sentit le regard brûlant de l'inconnu sur sa délicate courbe de son cou. Ce petit jeu était partit pour durer.
Vingt-trois heures et une minute.
Elle se leva enfin. Sans partenaire, elle se dirigea vers la piste de danse. On l'observa comme une aliénée mais les regards ne la gênaient nullement ; elle se savait excentrique. Avec cet immense nœud pourpre de petite fille qui retenait ses longs cheveux noirs en un chignon sauvage. Avec cette simple robe vermeille, rendue étrange par ce long ruban alizarine autour de sa fine taille. Ses escarpins coquelicots en daim un peu trop haut, dont les talons étaient extrêmement fins : comment faisait-elle pour marcher avec ? Etaient-ce ses jambes de gazelle ou sa maigreur ? - le vent l'emportera sûrement.
Vingt-trois heures et trente-deux minutes.
Elle était toujours seule, à se déhancher au-dessus du parquet, ses semelles s'y attardaient, elle frappait ses talons en rythme, levait les bras avec grâce, fermait lentement les yeux et balançait sa tête en suivant la cadence. Ses prunelles emplies de malices se fixaient parfois sur cet inconnu, qui ne l'avait plus lâchée du regard depuis son arrivée sur la piste de danse. Il regardait son ascension, la croissance de ses scintillements au fur et à mesure que les gouttes de sueur se faisaient de plus en plus nombreuse sur sa peau de lait. Entre chaque chansons, elle grimpait plus haut, et il observait silencieusement sa métamorphose en note de musique - elle était magnifique.
Vingt-trois heures et cinquante-neuf minutes.
Elle s'était stoppée deux fois, pour aller se servir à nouveau cette exquise boisson buddleia non alcoolisée. Elle sentait son ventre se gonfler, son estomac s'engourdir mais cela ne suffisait pas à la stopper dans cet enchaînement fou de danses, parfois sensuelles, parfois absurdes, quelques rares fois ridicules - sa tête lui tournait sans qu'elle n'ait besoin de rhum, d'absinthe, de whiskey ou de bière. Pour voler jusqu'à en avoir des étoiles dans les yeux, il lui suffisait de bouger le bassin d'une manière plus scandaleuse qu'Elvis Presley, tournoyer sur elle-même jusqu'à ce que le monde ne soit plus qu'un mélange extravagant de nuances dont elle n'avait pas les noms, jouer à sa Marilyn dès que sa robe se soulevait un peu trop, tout en offrant au monde son sublime sourire.
Minuit et douze minutes.
Sa respiration était courte, irrégulière, hachée. Des gouttes transparentes coulaient de ses tempes, qu'elle s'empressait alors de sécher d'un coup de bras, se faisant parfois mal avec les dizaines de bracelets aux nuances d'amarante qu'elle portait aux poignets. Sa gorge était sèche et sa langue portait le goût sucré de son cocktail. Alors qu'elle allait retourner à sa place, une main attrapa la sienne, son corps se retrouva plaqué contre un autre et avant même qu'elle ne le réalise, elle valsait déjà avec cet inconnu avec lequel elle échangeait depuis son arrivée de discrets regards. Elle ne put empêcher un sourire de venir se peindre sur son adorable frimousse. Du bout des doigts, comme fascinée, elle glissa deux doigts sur la barbe de l'homme, touchant un grain de beauté à moitié caché par ses poils noirs. Ses ongles s'accrochèrent finalement à son épaule, contre laquelle elle cala son visage soudain enduit de mélancolie. Sa peine était atténuée par les fortes mains sur ses hanches, qui l'agrippaient comme si elle était la chose la plus fragile en ce bas monde, aussi délicate que de la porcelaine.
Minuit et treize minutes.
Elle releva son poupin minois pour observer de plus près cet anonyme avec lequel elle partageait un moment d'intimité. Il possédait une cascade de mèches châtaines ondulées qui tombait jusque dans le bas de sa nuque, dont quelques fils acajou masquaient ses prunelles. Avec une délicatesse presque sensuelle, elle éloigna ces boucles, pour mieux plonger ses pupilles dans celles de son partenaire. Ses grands yeux portaient une couleur se rapprochant du sépia, rien d'exceptionnel mais cette teinte s'accordait parfaitement bien avec son teint halé. Il n'était pas d'ici : de quelle origine pouvait-il être ? Cette interrogation la fit plisser les yeux de manière étrange, crayonnant alors quelques rides sur sa figure.
Minuit et quatorze minutes.
Ils n'échangent pas un mot. Ils n'en ont nullement besoin : ils communiquent très bien à l'aide de leurs regards, plongés l'un dans l'autre. Leurs doigts dessinaient des arabesques et les galaxies de leur monde, échangeant alors des informations sur leurs deux univers, qu'ils gravaient mutuellement sur la peau de l'autre à travers ses vêtements. Leurs deux corps sont serrés, sans que cela ne puisse évoquer quoi que ce soit de sexuel. Il n'y avait qu'une légère sensualité qui se dégageait de ce couple, le plaisir de se laisser être soi-même dans les bras d'un anonyme. Un bonheur aussi simple que celui de plonger sa main dans un sac de grains ou de faire des ricochets sur un petit ruisseau, un bonheur auquel tout le monde avait accès mais que tout le monde dénigrait. Les gens n'avaient pas le droit d'être heureux sans argent, sans une belle maison et une grosse voiture - et pourtant, les sourires qu'ils abordaient tous les deux ne mentaient pas. C'était juste du bonheur.
Minuit et vingt-deux minutes.
Le rythme change. Et ils suivent le tempo, la cadence, les vibrations du sol, les corps qui les entourent, la voix douce de la chanteuse, les doigts fous sur la guitare du musicien. Leurs prises se raffermissent, leur démarche se fait plus puissante sur le sol, ils hurlent à chacun de leurs pas, leurs yeux sont incapables de se quitter. Ils n'avaient pas besoin de parler, la danse parlait pour eux, autant que leurs mains liées, leur bassin plaqué l'un contre l'autre. Leurs cheveux volaient, les rares gouttes de sueur virevoltaient dans l'air ou suintaient le long de leur visage, leur cou, leurs clavicules avant d'aller se perdre sur les tissus de leurs fringues déjà humides. Chacune de leur expiration et de leur expiration sont synchronisées bien que hachées, saccadées, coupées et irrégulières. Il la prend contre lui avec brutalité, elle le serre avec possessivité. C'était presque de l'amour. Parce que l'amour c'est avant tout de la violence.
Minuit et quarante-huit minutes.
Elle se sentait en paix avec elle-même, avec le monde entier. Elle en avait des étoiles dans les yeux, d'être dans les bras de cet inconnu. Elle dérivait lentement vers le bonheur, se laissant porter par cet anonyme aux boucles châtaines. Perdue dans son regard plus profond que la Fosse des Mariannes, elle y décelait des milliers de secrets, des mystères qu'il lui livrait en écrivant sur sa peau de lait, du bout des doigts. Et pour le remercier, elle répondait elle aussi à ses silencieuses interrogation, dont « Pourquoi le rouge ? » ; parce que c'était une teinte unique qui représentait tellement de choses contradictoires : un adjectif parfait pour la définir. Ils font connaissance à travers leurs regards, à travers de douces caresses, sans jamais laisser un seul son quitter leur gorge. Ils continuent ainsi...
... Jusqu'au bout de la nuit.
Ils sont transpirants, couverts de sueur, assoiffés, crasseux, ils respirent fort, comme des porcs, mais ils ne se quittent pas du regard - il n'avait fallu qu'une danse pour qu'ils tombent amoureux. Les étoiles pleurent et manquent déjà au ciel nocturne ; elles devaient laisser la place à l'astre solaire. L'horizon se colorait déjà des douces nuances de l'aurore, et elle comprend enfin que les yeux de cet inconnu brillent des mêmes lueurs. Ce dernier ouvre la bouche, mais elle pose immédiatement son indexe. Elle ne voulait pas entendre ses cordes vocales vibrer pour qu'il lui donne son prénom. Au lieu de cela, elle plaque ses deux mains sur ses joues piquantes et elle l'embrasse comme au dernier jour, avec une dévorante passion, dévorant ces lèvres gercées constellées d'éclats sanguinolents. Ils disparaissent avec son rouge à lèvre vermillon, puis elle recule pour reprendre sa respiration. Sa bouche était sucrée, celle de son partenaire était alcoolisée.
Elle lui offre un rire doux et cristallin avant de s'enfuir en courant avec ses talons trop haut.
Elle passe la porte et s'envole.
Par: Chouingum
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