Chapitre 5 : D'une pierre opaline

[Et voici Sidoine. Ses traits sont inspirés d'un acteur, sauriez-vous deviner lequel ?]


Guerlain s'approcha du lavabo, incrusté à l'écart du gymnase, dans une pièce qui paraissait inachevée. L'architecture du bâtiment, aussi étrange qu'elle semblait incomplète, avec ses murs nus et son papier peint hideux qui cachait mal la moisissure à ras du sol, avait cessé depuis longtemps d'étonner les élèves.

Une fille aux cheveux blonds emprisonna ses mèches claires dans sa main et but sanss se presser. Elle s'écarta en adressant à Guerlain un regard qui paraissait s'excuser. Il lui renvoya un sourire comme on enverrait un baiser du bout des doigts, mais sans grande conviction. Il arrivait que le masque se fissure, qu'il manque de force pour maintenir intactes les apparences.

C'était à ce titre qu'Ivanie forçait le respect. Elle ne faiblissait jamais.

Guerlain se désaltéra à son tour en se courbant en deux. Il passa de l'eau sur son visage. Il éclaboussa ses cheveux sombres qui retombaient devant ses yeux, à moitié collés par la sueur. Monsieur Schmitt ne les avait pas ménagés et si Jahia ne lui avait pas fait remarquer qu'il était temps de relâcher ses élèves, il les aurait sans doute gardés tout l'après-midi. Les deux heures avaient été suffisamment éprouvantes pour ne pas en rajouter.

Guerlain passa une main fébrile sur ses traits souples. Il paraissait exténué, lavé de ses maigres forces, et ses doigts qui tremblaient ne servaient qu'à le confirmer. Un vertige le saisit. Le sol ondula sous ses pieds, la surface lisse du miroir se creusa pour déformer son reflet. Guerlain se rattrapa à cette image qu'il renvoyait. Il s'y raccrocha pour ne pas trop écouter les plaintes d'un corps qui n'était pas capable de tels exploits. Cela lui rappela sa faiblesse, celle qu'il avait plongée dans l'abîme de sa mémoire, et qui venait régulièrement lui rendre visite. La plupart du temps, elle menait à quelques examens, à l'angoisse de voir la maladie le rattraper, puis au soulagement. Ces passades prouvaient inlassablement à Guerlain qu'il n'était pas invulnérable, que ses sourires ne faisaient qu'enfouir la misère.

Il se fit violence quelques secondes et ses doigts se crispèrent sur l'émail abîmé du lavabo. Le sang battait ses veines si durement qu'il sentait le sol l'attirer et des taches noires obscurcirent sa vue. Un vieux démon s'enchaînait à nouveau à lui. Une visite de courtoisie, juste bonne à rappeler son existence.

Hé, tu me croyais parti ?

Bien évidemment que non. Guerlain savait que les démons avaient la peau dure et que le sien était plus coriace que beaucoup d'autres. Il aurait dû prendre cette menace implicite au sérieux, le juger comme il l'aurait dû, comme un avertissement, mais il ne le fit pas. En fait, il en fut incapable. Donner à son enfer personnel le pouvoir de le détruire, cela revenait à reconnaître son existence. Comme il avait pris l'habitude de le faire, pour garder la face, pour résister aux moqueries, il étala sur sa figure une expression faite d'assurance et de provocation.

Il y avait bien longtemps, Guerlain s'était promis que chaque obstacle que le destin lui enverrait le rendrait plus solaire. Que plus la souffrance serait grande, plus il sourirait.

Il en avait fait une arme, plus redoutable que la méchanceté, plus efficace que la violence des mots.

Alors que le vertige s'épuisait, déçu de ne pas avoir su abattre Guerlain, celui-ci remarqua une ombre, logée dans le coin du miroir. Il ne s'attarda pas sur les cernes profonds qui formaient comme un cratère sombre sous ses yeux ni même sur son nez, hérissé comme une épine. En revanche, il reconnut l'adolescent qui avançait à sa rencontre.

Il reconnut aussi la nette hostilité qui l'animait.

Guerlain effaça une goutte d'eau qui épousait l'angle suave de sa joue. Elle ressemblait presque à une larme.

- Simon, articula-t-il.

- À quoi tu joues, putain ?

- Tu devrais faire gaffe. On risquerait de nous voir. Imagine un peu que ta couverture de parfait connard tombe à l'eau...

Le visage de Simon était déformé par une haine féroce. Guerlain n'aurait pas été étonné de le voir balancer son poing en plein dans sa figure. Il était de ces rustres qui pensaient que cela les soulagerait.

- C'que t'as dit, avant...

- Tu peux être plus clair ? Les pédales dans mon genre ont parfois tendance à être un peu lentes.

- Ce que tu m'as répondu, sur les gradins, au début du cours, précisa Simon.

Guerlain laissa son regard courir sur ce visage. La colère le défigurait, froissait cette mâchoire taillée, idéale, cette bouche fine, mais dessinée, et ce nez juste assez fort pour ne pas manquer de caractère. Il était un moment, pas si lointain, au cœur duquel il se serait damné pour cette belle figure.

- Tu aurais préféré que j'assume ?

Le ricanement de Guerlain pétrifia Simon l'espace d'un petit instant. C'était cela qui était hideux, dans la colère, dans la méchanceté, elles étaient contagieuses.

- Si tu dis un mot là-dessus, t'es mort.

- Tu as peur de quoi, Simon ? Tu veux que j'aille me changer chez les filles parce que...

- Parce que tu me fais gerber !

- Parce que tu as peur, le corrigea bravement Guerlain.

Il jouait avec le feu, au risque de se brûler.

- Peur de toi ? grimaça Simon. Et pourquoi ? T'as de la chance que j'ai rien dit, que j'ai gardé ça pour moi.

- Tu l'as pas fait pour moi, Simon. Tu l'as fait parce que t'avais peur que ça trahisse un truc sur ton compte. Un mec qui attire d'autres mecs, il serait pas un peu gay, lui aussi, juste sur les bords, hein ?

Simon avait blêmi. Guerlain venait de marquer un point. Il se détacha du lavabo après y avoir imprimé l'empreinte de ses mains crispées. Il appliquait à la lettre la promesse qu'il s'était faite : plus il se sentait mal, plus il redoublait d'efforts pour prouver le contraire.

Pour se le prouver à lui-même, d'abord, parce reconnaître que son corps faiblissait, c'était donner à la douleur le loisir de s'installer.

Pour le prouver aux autres et ne jamais rien laisser paraître.

Guerlain passa à la hauteur de Simon qui déplia son bras pour le retenir. Il employa le col de son survêtement de sport et gronda :

- T'avises pas à en dire un mot.

- T'es pas gay, Simon, t'es juste un connard.

À toi de voir lequel des deux est le plus difficile à porter.

Guerlain s'arracha à l'emprise douloureuse de Simon, fuit son contact avec application, et poursuivit son chemin sans se retourner.

***

Sidoine consulta sa montre pour la troisième fois en l'espace d'une minute. Sa prof d'anglais l'avait retenu pour lui transmettre les devoirs et les cours qu'il avait manqués. Sidoine était passé à son casier déposer ses livres et le temps avait filé en traître.

La montre indiquait 17h32.

Sidoine pressa l'allure. Avec un peu de chance, s'il se dépêchait encore un peu, il pourrait attraper le bus et envoyer un message à sa mère pour s'excuser. Le prétexte aurait été bancal : il avait été lâché plus tôt après le cours d'anglais et il avait préféré prendre le bus avec Jahia. Louise n'aurait pas insisté.

Lorsque Sidoine atteignit le portail, il ralentit le pas. Un parking avait été aménagé non loin et le cortège des parents et des élèves ne permit pas à l'adolescent de repérer sa mère du premier coup d'œil. Celle-ci, en revanche, le héla :

- Sidoine !

Pris au piège, l'intéressé chercha quelqu'un pour le sauver. Parmi l'agitation qui l'entourait, qui menaçait de l'étouffer, il ne trouva personne. Son regard fut happé par une silhouette immobile. L'attention accaparée par son téléphone, Achille ne l'avait même pas remarqué. Cela n'empêcha pas Sidoine de se précipiter à sa rencontre. Il l'aborda avec une maladresse qui ne put échapper à sa vieille connaissance :

- Hé, tu attends quoi ?

Achille arqua un sourcil avant de ranger son téléphone dans la poche arrière de son jean. Il avait noué ses cheveux longs en un chignon décontracté, qui se dressait en multitude d'épis en bas de sa nuque. La coiffure, volontairement négligée, dégageait son visage et découvrait les angles bruts de ses pommettes et de ses joues.

- Le club d'athlé, il ouvre à...

- Sidoine, qu'est-ce que tu fabriques ?

Louise Kieffer n'était pas agacée. En réalité, elle ne sortait jamais de ses gonds, pas même lorsque son fils s'amusait à ignorer ses messages toute une journée. Elle paraissait presque inquiète.

- Je t'ai envoyé des tas de messages.

- Désolé, j'ai eu un problème avec ma batterie.

Décidément, Sidoine collectionnait les excuses fumeuses.

Le visage de Louise se fendit d'une expression navrée. Elle ne le croyait pas vraiment, mais elle n'avait pas envie de disputer sa progéniture sous le nez d'un de ses camarades. Avoir une mère prof, cela représentait déjà une situation délicate, alors il n'était pas question de pousser le vice plus loin.

- Je voulais te prévenir que je rentrerai tard, ce soir. Il y a le club de badminton et...

- Le club d'athlétisme, corrigea Achille.

- Tu as toujours détesté le sport, releva Louise, perplexe.

- C'est vrai, admit Sidoine, mais...

Il était à court d'idées. Il aurait préféré que cet instant se présente face au surveillant. Il aurait pu se heurter à quelques remarques glaçantes de la part de Pète-sec et ils en seraient restés là. Sa mère était un adversaire plus dangereux, car plus personnel. Il risquait gros, au jeu du mensonge. Surtout dans les circonstances qu'il essayait par tous les moyens de fuir.

- Mais votre fils a d'autres raisons d'assister à la séance de ce soir, Madame. Il ne vous l'a peut-être pas dit, mais...

- La ferme, siffla Sidoine, en s'empourprant.

- Ton langage, Sidoine, le rabroua gentiment sa mère.

Les joues rouges de son fils, le malaise qui le trahissait, allait en faveur de la version servie par Achille. Louise fut convaincue.

- Très bien. Envoie-moi un message quand tu rentres, je te garderai le repas au chaud. Il faudra aussi que nous ayons une discussion, à ton retour.

Elle ne vit pas les traits de Sidoine se figer. Elle détourna le regard comme elle l'avait si souvent fait, presque sans le vouloir, et s'adressa à Achille, qui prenait très au sérieux son rôle d'ami irréprochable. Presque comme s'il désirait l'incarner.

- Je te charge de garder un œil sur lui...

- Achille, compléta l'intéressé.

- Ton visage m'est comme... familier. Je ne t'ai jamais eu en cours.

- Aucune chance, je suis arrivé la semaine dernière.

Louise dut se rappeler de ce cas un peu particulier, que la proviseure avait évoqué, au détour d'une conversation. Elle opina et, alors que Sidoine entraînait Achille de force, elle articula une consigne silencieuse :

Surveille-le.

Achille doutait sérieusement d'être le mieux placé pour s'en charger.

- Je t'en dois une, finit par lâcher Sidoine, avec un entrain nuancé, presque sombrement.

- Deux, en fait.

- Deux en une journée.

- Pas besoin de rembourser ta dette, tu me dois rien.

Achille oscillait entre une amabilité qui lui était naturelle, bien qu'il ne soit pas le garçon le plus avenant du lycée, et une froideur qu'il s'imposait.

À moins que cela soit l'inverse, qu'il se contraigne à l'amabilité et que la froideur lui vienne par réflexe.

Ils s'arrêtèrent à proximité du gymnase. La nuit tombait vite et la baie vitrée diffusait la lumière de l'intérieur. Achille avait enfoncé ses mains dans ses poches et dit, platement :

- Ta mère se souvient de moi.

- Non. Elle voit passer des centaines d'élèves, alors aucune chance qu'elle se rappelle de toi en t'ayant croisé quoi ? Une fois ?

- Tu ne leur as jamais rien dit ?

Sidoine se retourna vivement, comme si un insecte venait de le piquer. Il y avait de nouveau de la crainte, dans son attitude. Une fichue peur dans laquelle se noyait chaque geste, chaque parole. Achille l'observait du coin de l'œil, à la dérobée, feignant de ne pas s'intéresser à la question. Il se mentait à lui-même, car il avait longtemps souhaité interroger Sidoine sur son comportement, sur ce qui les avait séparés, un an et demi plus tôt.

Il l'avait souhaité autant qu'il avait voulu ne plus jamais croiser la route de ce garçon.

- Nan, ils savent rien de ce qu'il s'est passé et...

- Je ne dirai rien.

- Achille ?

Le regard de Sidoine, pour la première fois, chercha celui de l'autre. Un peu pudiquement, il se risqua à planter ses yeux verts dans ceux, d'un gris peu commun, d'Achille.

- Tu m'en veux ?

- Pourquoi ?

Sidoine ouvrit la bouche et la ferma. Il avait instauré un tabou autour de ce qu'il s'était passé, un an et demi plus tôt, et il n'arrivait pas à le briser. Le mentionner relevait du défi, alors en assumer les conséquences... C'était du domaine de l'impossible.

- Il n'y a pas que ta mère qui a la mémoire courte.

- J'ai rien oublié, le détrompa Sidoine. Je... J'ai juste pas envie d'en parler.

Achille fut traversé par une violente envie de se révolter. Sidoine n'avait pas le droit d'user de ce prétexte pour se défiler, pas après l'avoir fait souffrir. Ils se dévisagèrent tous les deux, comme de parfaits inconnus, et Achille brisa la glace après avoir jugé qu'aucun d'eux ne bougerait de ses positions :

- Je peux savoir pourquoi tu t'es servi de moi, alors ?

- Non.

Achille pinça les lèvres. Il n'était pas idiot. Il savait que cette bribe de relation, que Sidoine ne décrirait même pas comme telle, accaparait trop attention. Il prenait cela trop à cœur et il se connaissait suffisamment pour deviner que ce n'était pas bon signe. Ce n'était pas la première fois que Sidoine l'estime indigne de l'approcher d'assez près pour en savoir plus sur lui. Lorsqu'il était en seconde, Sidoine lui avait fait passer l'envie de s'attacher à lui. Achille n'avait pas tourné la page, ou du moins pas autant qu'il l'avait espéré. L'aigreur de sa voix ne fit que le lui confirmer et cette faiblesse le glaça. Ces mots ne lui ressemblaient pas. Pourtant, il s'entendit les articuler :

- C'est vrai que c'est dans tes habitudes d'utiliser les gens et de les envoyer chier quand ils s'approchent un peu trop de toi.

Achille s'attendait à provoquer la colère de Sidoine. Peut-être même avait-il prononcé ces mots en espérant la susciter. Ce fut la peine qui farda le visage de son interlocuteur et la volonté d'Achille, celle de ne pas céder si facilement, ploya.

Un an et demi auparavant, Sidoine se serait énervé.

Le Sidoine qu'il découvrait conserva un calme qui fendit le cœur d'Achille.

- Tu ne pourrais pas comprendre.

D'ordinaire si calme, si sage, Achille eut envie de tempêter. Il recouvrait le même penchant, la même inclinaison. Cette fois, il savait qu'il n'avait pas le droit d'y succomber.

Alors, il rétorqua, vertement :

- Tu m'as demandé si je t'en voulais et je ne t'ai pas répondu.

Sidoine était campé sur ses pieds, sur le pas de la porte du gymnase, transi par le froid mordant de novembre. Il attendait qu'on l'achève.

D'une certaine manière, il avait besoin qu'Achille mette un terme à cette journée épouvantable et qu'il brise les derniers liens qui les unissaient. Il lui en serait reconnaissant.

- Je t'en ai voulu, tu n'as pas idée à quel point, et j'ai cru que t'avais changé.

Achille infligea à Sidoine la brûlure d'un regard sans concession.

- Quand je te vois comme ça, je me dis que non, t'es toujours le même.

- Le Sidoine d'aujourd'hui s'est calmé, rétorqua l'autre.

- Quand je te regarde, je vois encore celui qui a failli me tuer.

Et Sidoine ferma les yeux.

Achille avait vu juste, jamais il n'avait su guérir de cet affreux reflet de lui-même.



J'en connais deux qui se cherchent un peu, qui sont indécis surtout. J'ai essayé de retranscrire ces moments où on ne sait pas trop ce qu'on veut, où on a du mal à faire la part des choses et où on aimerait bien mettre la vie en pause pour juste s'interroger et établir quel comportement adopter.

Je ne suis plus une ado (ou plus officiellement du moins, puisque je viens de rentrer chez les fossiles de la vingtaine), mais ce sont des choses qu'on ressent vraiment pour la première fois à cette période. C'était important pour moi de l'évoquer.

C'est tout pour moi ce soir. J'espère que ce chapitre vous aura plu. Si c'est le cas, je vous encourage à voter, à commenter, et si vous avez une remarque, je suis ouverte à la discussion.

Belle soirée à vous !

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