Chapitre 4 : De couleurs dissonnantes
[C'est au tour de Guerlain de présenter son minois.]
La semelle du prof d'EPS battait le sol. Sidoine suivait le geste du regard et aurait pu y deviner l'agacement croissant de Monsieur Schmitt. Il aurait également pu mesurer le temps qui les éloignait du moment où il les disputerait. Une agréable manière d'introduire la séance du jour.
Sidoine ne l'appréciait pas et ce n'était pas uniquement le fait de sa haine pour le sport. Il n'aimait pas le personnage dans son entièreté, dans son impatience, dans son absence de pédagogie et sur sa tendance prononcée pour l'injustice.
— Elles sont en train de se changer, Monsieur, intervint Jahia, à l'attention du prof.
Elle espérait sans doute calmer le jeu et éviter la séance épouvantable qui se profilait.
— Depuis un quart d'heure ? grinça Monsieur Schmitt. Voyez-vous ça... Quelqu'un va me faire le plaisir de les sortir de là et vite.
Les élèves, du haut des gradins, se figèrent. Ils se passeraient de ce rôle, tous autant qu'ils étaient. Chasser Ivanie et ses camarades était plus qu'une tâche ingrate. Personne n'en voudrait.
Personne n'a envie de déloger les reines de leur trône, songea Sidoine.
Surtout que rien au monde ne les en chasserait et qu'elles se contenteraient d'accueillir le messager pour le renvoyer aussitôt.
Le peu d'enthousiasme de la classe entière, rassemblée sur les gradins qui bordaient le gymnase, parut conforter Monsieur Schmitt dans son idée. Il retroussa son nez effilé sur sa figure étroite et décréta :
— Guerlain, si tu veux bien t'en charger...
— Monsieur, le vestiaire des filles, il...
— Je suis persuadé que votre camarade n'aura aucun mal à observer une attitude irréprochable à l'égard de la gent féminine.
Si ces mots avaient pu laisser sa place à l'ambiguïté, le regard que le prof jeta à Guerlain la dissipa. Sidoine sut que ce garçon possédait toute son admiration lorsqu'il le vit encaisser sans même sourciller. Ce n'était pas seulement injuste, c'était personnel. L'homosexualité de Guerlain n'avait rien d'un secret et quand la nouvelle avait circulé, elle ne s'était pas arrêtée aux élèves, elle avait atteint la salle des profs. Au creux de son estomac, Sidoine sentit quelque chose remuer.
Presque de la douleur.
S'il avait été plus brave, il aurait pris la parole pour défendre Guerlain. Assumer haut et fort ses opinions figuraient en haut de la liste des choses dont Sidoine ne détenait pas le courage.
— Bien-sûr, Monsieur.
— Y'aurait plus de risques à l'envoyer dans les vestiaires des mecs, ricana Simon, assez haut pour être entendu de tous.
Guerlain s'était levé. Il sautait une à une les marches des gradins et il passa à la hauteur du groupe de Simon sans leur accorder l'ombre d'un regard. Leur méchanceté n'avait même pas esquinté sa contenance et le sourire qui hérissait sa bouche.
Au contraire, le sourire n'en était que plus provocateur, que plus badin.
Guerlain paraissait rire de lui-même ou se moquer de la bassesse de tous les autres. Cette manière de recevoir les médisances le rendait plus insupportable encore. Cela avait fait de lui le souffre-douleur d'une part de ses profs. Monsieur Schmitt l'affichait plus ouvertement que ses collègues.
Sidoine établit qu'une catégorie spécifique devrait être créée pour des spécimens tels que Simon. Une catégorie d'éléments irrécupérables, qu'il était bon d'éviter à tout prix. Guerlain ne possédait manifestement pas un instinct de survie comparable au sien. Plus le danger rôdait, plus les risques étaient gros, plus il semblait jubiler. Il était prêt à tout pour s'illustrer dans la catégorie dans laquelle il excellait : celui du bouffon, de l'élément perturbateur, du phénomène qu'on ne présentait plus.
— Monsieur, Guerlain devrait pas plutôt se changer chez les meufs ?
Guerlain passa à la hauteur du prof sans ralentir.
— Après tout, ajouta Simon, prêt à donner le coup de grâce, c'est pas vraiment un mec.
Dos à ses camarades, le sourire de Guerlain s'était crispé. Il s'était figé et, l'espace d'un bref instant, il parut épuisé. Les cernes qui violaçaient ses paupières furent plus marqués et il sembla s'éteindre.
Des pas le rattrapèrent et, en quelques enjambées, Swann le rejoignit. Elle suscita la surprise générale et crocheta la manche de Guerlain pour l'entraîner à sa suite sans un mot. Son accès de courage inspira celui du garçon qui lança, à l'attention de la classe sur les gradins :
— Aucune chance que je te mate, Simon, je préfère encore les vieux croulants colériques.
Une pierre, deux coups.
Le regard de Guerlain accrocha celui du prof, l'air de dire : « quoi ? Tu te sens concerné ? », puis celui de Simon. Celui-ci ne rétorquerait rien, Guerlain s'en était personnellement assuré. Il emboîta le pas de Swann jusqu'à ce qu'elle s'arrête devant la porte du vestiaire, si tendue que son corps longiligne aurait pu se rompre.
— Qu'est-ce que tu cherches à la fin ? lâcha-t-elle, dans un murmure précipité.
— Un peu de divertissement, sourit Guerlain, en retour, comme si rien ne s'était jamais produit. Tu vois, il y a des poisons moins nocifs que le tien, chère Anne...
— C'est Swann, avec deux « n ».
Guerlain souriait de toutes ses dents. Il n'eut pas le temps d'ouvrir la porte que celle-ci faillit le heurter en plein visage. Ivanie se tenait sur le seuil et son regard aigu griffa la figure de Guerlain. Il y avait du mépris, un tel mépris que Swann fut heureuse que cette œillade ne lui soit pas adressée.
— Le prof vous attend, énonça Guerlain.
— Et il envoie un mec vérifier qu'on respire toujours, fit remarquer Judith, dont les cheveux blonds avaient été noués en queue de cheval.
— On devrait s'estimer heureuses, il a pas vérifié tout seul, grinça Ivanie, sans s'attarder sur la présence anecdotique de Guerlain et Swann.
Ils rejoignirent ensemble les gradins et Ivanie adressa à Monsieur Schmitt son sourire le plus mielleux. Elle n'était pas idiote, elle savait aussi quand se taire, et quand prouver à ses spectateurs qu'on ne la disputait pas gratuitement. Elle ponctua son sourire d'une phrase sans originalité :
— Excusez notre retard, Monsieur.
— Bien, tout le monde est là où j'envoie quelqu'un pour vérifier les vestiaires des garçons ? Swann, tu t'es proposée, alors...
Une légère rougeur raviva les joues de Swann qui déglutit avant de répondre, sans trop d'aplomb :
— Nous sommes vingt-six, Monsieur. Tout le monde est là.
— Parfait, grinça-t-il. Dans ce cas, passons à l'ordre du jour !
***
S'il y avait bien quelque chose que Sidoine haïssait plus encore que le sport, c'était le pratiquer sous les températures hivernales.
Monsieur Schmitt, à titre de vengeance, avait eu envie de rafraîchir les idées de ses élèves, selon ses propres termes. Dans le vocabulaire du parfait prof d'EPS, cela signifiait envoyer ses élèves courir autour du terrain de foot extérieur. Une bruine agaçante rendait l'air froid plus pénétrant encore et, alors qu'ils gravissaient les escaliers pour rejoindre la piste, Sidoine entendit la voix d'Ivanie porter jusqu'à lui :
— Sept degrés ! Sept degrés, et ce malade nous fait courir dehors. Il joue à quoi ? Il cherche à savoir lequel résistera le plus longtemps à une pneumonie ?
Pour une fois, Sidoine devait bien avouer qu'il était d'accord avec elle. En dépit des protestations des élèves, qui ne se prièrent pas pour laisser entendre leur mécontentement, Monsieur Schmitt restait campé sur ses positions. Il souffla tout l'air de ses poumons dans son sifflet et beugla, à grands réconforts de gestes de bras :
— Allez, du nerf ! Je lance pas le chrono tant que tout le monde sera pas en piste !
Jahia gémit aussi bruyamment que les autres, mais plutôt que d'écoper d'un simple regard d'avertissement, le prof s'écria :
— Jahia, tu me feras un tour en plus. Si ça peut inspirer ton enthousiasme.
Sidoine s'élança à ses côtés et recueillit le flot d'insultes que Jahia maugréa, du bout des lèvres :
— Mais quel gigantesque connard ! Tu crois qu'il reçoit une prime ? Y'a forcément une explication. On peut pas être aussi imbuvable par plaisir.
— Il faut croire que sa prime du mois, c'est ça, souffla Sidoine.
— Nous en mettre plein la tronche ?
— Nous torturer.
— Ou alors il se venge... Il détestait le sport alors il a décidé de devenir prof, pour se venger de ces années de souffrance.
— Tu devrais penser à respirer.
L'humeur massacrante du prof ne laisserait pas de place à la clémence. Si Jahia se figeait, courbée en deux par un point de côté, il y avait plus de chance pour qu'il lui impose des tours de piste supplémentaire qu'il l'autorise à s'arrêter.
Jahia se fit un plaisir de se mouvoir aussi lentement que possible et ce ne fut pas pour déplaire à Sidoine. Il n'était pas sportif et ne l'avait jamais été. La course représentait une torture à elle seule, alors dans de telles conditions, cela ressemblait à une tentative de meurtre déguisée. En connaissant le personnage de Monsieur Schmitt, Sidoine n'aurait presque pas été étonné.
Tandis que la plupart de ses camarades se trainaient plus qu'ils ne couraient, Swann entamait un troisième tour de terrain sans ralentir. Elle maîtrisait son souffle, économisait ses gestes et aurait pu tenir longtemps un tel rythme. Après avoir distancé sans effort les garçons de la classe, en esquintant quelques ego, elle semblait aller au-devant d'un record personnel. Un bref regard à sa montre lui confirma que six minutes venaient de s'écouler et elle n'éprouvait pas le moindre signe de fatigue.
Elle se tendit néanmoins lorsqu'elle entendit l'écho lointain d'un pas qui se rapprochait. Des semelles battaient la terre rouge et une silhouette se faufila aux côtés de Swann. C'était Achille, un sourire à peine esquissé incrusté au coin de ses lèvres.
— Tu te défends bien, la complimenta-t-il, avec un éclat d'appréciation logé dans sa voix.
— Toi aussi.
Swann déplora, pour l'une des premières fois, sa mince répartie. Non pas qu'elle n'en avait jamais eu conscience auparavant, mais elle ne s'y était jamais attardée. Elle ignorait s'il s'agissait des conséquences de la discussion tenue avec Guerlain, mais cela lui déplut. Cela la dérangea au point où elle s'entendit reprendre, d'une voix mal-assurée :
— Tu essayais de fuir quelqu'un ?
— Non, personne, assura Achille.
Il s'exprimait sans grand-peine et Swann reconnut la maîtrise de quelqu'un habitué à l'exercice. Cette aisance, il ne la devait pas à la chance.
— Pas même Ivanie ?
Le sourire d'Achille se crispa et faillit disparaître aussi vite qu'il était apparu.
— Elle ne m'a donné aucune envie de la fuir.
Swann eut envie de lui signaler qu'elle connaissait Ivanie depuis le collège et que le jugement d'Achille, en comparaison, était bien survolé. Achille savait ce qu'on pensait des filles qui aimaient briller, des fortes têtes, de celles qui aimaient séduire aussi, et qui n'avaient pas peur de le revendiquer. On préférait leur coller une étiquette sur le dos, les taxer de termes pas franchement élogieux, et détourner le regard.
À plus d'un titre, c'était plus simple que de gratter cette surface et de chercher à savoir ce qui se cachait en dessous des apparences. Si celles-ci jouaient en la faveur de filles comme Ivanie, elles n'en restaient pas moins une façade. Elles avaient seulement tout mis en œuvre pour la rendre agréable à observer.
— Tu cours en club ? s'enquit encore Swann.
— Non, j'ai juste l'habitude de sortir sous la pluie, mais je crois que ça me plairait.
Swann n'arriva pas à savoir si Achille plaisantait ou non. En réalité, il lui arrivait souvent de braver la météo pour s'aérer l'esprit.
— Il y a un club d'athlétisme, au lycée.
— Quel prof s'en occupe ? demanda Achille, avec une nette réticence.
— Pas Monsieur Schmitt.
C'était précisément ce qui l'intéressait.
— Tu peux venir ce soir, 17h30. Les inscriptions sont fermées, mais le prof fera peut-être une exception.
Une exception digne de celle qu'avait accordée l'établissement Charlemagne à Achille. Une arrivée en plein milieu du trimestre, qui ne tenait pas du changement de lycée, ce n'était pas si courant. L'adolescent sut qu'il n'aurait aucun mal à convaincre le prof.
Quelques dizaines de mètres plus loin, Ivanie portait sur ce duo un regard dur. Celui que formaient Swann et Guerlain passait encore. Il était insolite, certes, mais en rien gênant. Ce qui se jouait sous ses yeux l'était bien davantage.
Ivanie prit une grande bouffée d'air glacé. L'oxygène qui s'infiltrait dans ses poumons lui coupait presque le souffle. Comme du papier de verre fiché dans sa poitrine. Chaque respiration était plus douloureuse que la précédente et cela ne servit qu'à qu'aiguiser son ressentiment. Simon arriva à sa hauteur et, plutôt que de continuer sur sa lancée et espérer impressionner Ivanie, il calqua son pas au sien.
— Il perd pas de temps, le nouveau, fit-il remarquer, en désignant du menton Achille et Swann qui les distançaient.
— Commence pas.
— S'il cherche une intello...
— Une accro au sport, surtout, grinça Ivanie.
— Et c'est pas comme si elle était bien roulée, mais si c'est sa came...
— Tu as décidé de te les jouer cupidon ? Depuis quand ça t'intéresse ?
Ivanie était sur la défensive, bien malgré elle. Simon aurait pu être plus cru encore, comme il aimait l'être, en particulier lorsqu'il était question de relations charnelles. Pour une fois, il paraissait choisir ses mots avec soin, comme s'il s'était décidé à heurter Ivanie. Elle ne pouvait pas jouer cartes sur table et avouer à Simon qu'Achille l'intéressait.
En réalité, il l'obsédait presque, avec toute l'absolue violence que lui réservaient toujours ses émotions.
C'était en cela qu'elle était dangereuse.
C'était en cela qu'elle aurait pu être faible, mais Ivanie avait préféré se forger une réputation de personnalité intouchable. Cela valait sans doute mieux, dans un environnement aussi hostile que l'était le lycée.
— Quoi ? Je croyais que c'était ta spécialité, les potins. J'en sais rien, moi, c'est un truc de gonzesses.
Ivanie manquait de souffle. Inutile d'essayer de signaler à Simon ses paroles. Elle savait la bêtise trop ancrée pour qu'elle ait une chance d'y venir à bout. Si elle incarnait le cliché de l'adolescente populaire, admirée et connue de tout le lycée, Simon représentait un stéréotype parfait lui aussi, avec une nette tendance à ne réfléchir qu'à de rares occasions.
— Tu veux que je lui demande ?
— Non ! s'exclama Ivanie, dans un cri essoufflé. Pas la peine.
— OK, OK, t'énerve pas. On regarde avec les yeux, alors, et on attend que l'Apollon de service nous décoince notre intello.
Simon laissa glisser sa main dans le dos d'Ivanie, effleura ses côtes et la naissance d'un sein. Son sourire s'élargit et l'adolescente n'eut pas à cœur de le repousser.
— Viens ce soir, t'as ma parole que tu seras pas juste spectatrice.
— Si ma sœur me laisse sortir.
— Tu devrais la présenter à Swann, elles s'entendraient bien.
Ivanie avait saisi le message. Dans l'idée étriquée de Simon, les nuances n'existaient pas et, d'une certaine manière, Ivanie avait bien envie de s'y conformer. Ce serait si simple, si le monde se résumait à des catégories, à des cases dans lesquelles s'enfouir.
Simon pressa le pas et abandonna Ivanie. Elle ralentit pour rejoindre ses amis, qui paraissaient sur le point d'établir un record de lenteur, et ne décrocha pas plus de quelques syllabes. Sa mauvaise humeur déteignit sur le groupe et les discussions s'estompèrent. C'était toujours ainsi.
Comme la course des planètes dépendait du soleil, ces adolescentes qui gravitaient autour de leur étoile s'adaptaient à elle. C'était autant une règle implicite qu'une manière d'entrer dans ses bonnes grâces. Ivanie avait établi que cette forme d'amitié était la seule qui soit compatible avec la vie qu'elle s'imposait, sans comprendre combien elle pouvait être toxique.
— Encore deux minutes, beugla Monsieur Schmitt.
Ivanie l'entendit à peine. Ses poumons criaient grâce et ses pensées étaient accaparées par les paroles de Simon. Loin devant, le duo caracolait toujours en tête de cortège. Son estomac se tordit et elle resserra l'élastique de sa queue de cheval pour recouvrer un semblant de contenance. Rien n'y faisait, le malaise qui s'était invité au creux de son ventre était comme une fissure. Elle dévoilerait ce que les apparences effaçaient.
Elle avait le sentiment d'être spectatrice, d'assister aux événements sans réussir à y prendre part. Qu'Achille soit l'enjeu qui la motive ou non, elle ne pouvait pas se laisser dépasser.
Ivanie s'était promis de ne plus jamais être spectatrice et elle tiendrait parole.
Un chapitre un poil plus long qui offre un petit tour des personnages qui auront leur importance dans le roman. Six personnages, ou peut-être sept, en particulier peuvent être considérés comme principaux, puisque vous allez suivre leur évolution au fil des chapitres et de l'histoire.
La plupart ne sont pas exactement ce qu'ils semblent être. Un préféré, parmi ceux-là ? Un qui, selon vous, sort du lot ou attire votre sympathie plus qu'un autre ? Attention à ne pas me les vexer.
Merci pour votre lecture, n'hésitez pas à passer voter rapidement et à me faire signe si vous appréciez ce début.
Bises !
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