Chapitre 35 : D'un portrait orange et bleu
[Mon scan est toujours HS. Désolée pour la qualité de la photo...]
Sidoine s'était réveillé en sursaut avant l'aube.
Son téléphone vomissait une sonnerie hideuse, qu'il n'était jamais parvenu à changer. La main d'Achille s'abattit sur la table de chevet et chercha, à l'aveugle, à éteindre le réveil. Il fallut quelques secondes de plus, et les grognements du parrain d'Achille, qui s'élevaient assez haut pour alerter Sidoine, pour que celui-ci se redresse enfin. Il essaya de contourner son amant, mais son genou trouva appui au niveau de l'aine de l'autre et il s'écrasa misérablement sur le flanc d'Achille.
- Pardon, pardon, pardon, psalmodia Sidoine.
- Éteins ce truc, lui intima Achille, d'une voix haute. T'as vraiment pas envie que mon parrain débarque maintenant.
La perspective que cet homme un brin taciturne, pas toujours franchement commode, puisse les surprendre dans le même lit acheva de convaincre Sidoine de s'activer. À moitié allongé sur Achille, il attrapa son téléphone, dut s'y reprendre à deux fois avant de le déverrouiller tant ses mains étaient moites. Il paniqua à autant de reprises avant de réussir à éteindre le réveil.
Un soupir de soulagement lui échappa et il se laissa retomber de tout son poids sur le corps d'Achille. Le nez pressé contre sa peau, son cœur emballé martelait non seulement sa cage thoracique, mais aussi celle de son amant. Il ferma les yeux et apprécia cette chaleur, ce calme qui revenait. Il n'était pas assez réveillé pour prendre conscience de leur proximité et pour que les souvenirs de la veille aient refait surface.
Pourtant, après s'être abandonné avec paresse, Sidoine dut se résoudre à s'éloigner. Il se redressa tant bien que mal et s'assit au bord du lit.
- Il faut se lever.
Il l'adressait à Achille autant qu'à lui-même. Ce matin, il lui fallait davantage de prétextes pour le pousser à quitter les draps. Soucieux de donner l'exemple, et alors qu'une image s'imprimait sous ses yeux, celle de l'ivresse à laquelle il avait goûté la veille, Sidoine se leva d'un bond. Il entreprit de partir à la recherche de ses vêtements, éparpillés sur le sol.
- Sidoine.
La voix d'Achille sonnait presque sentencieuse. Sidoine s'arrêta net dans son élan, après avoir enfilé ses chaussettes, mais une seule jambe de son pantalon.
- On est samedi.
La nouvelle retomba sur Sidoine qui dut la répéter pour la comprendre :
- On est samedi.
- Oui, et sauf si tu as vraiment envie de te mettre aux footings matinaux, on a pas besoin de se lever.
Sidoine s'étrangla. De l'autre côté de la porte, il lui semblait que le parrain d'Achille allumait la machine à café en maugréant. C'était encore une raison de ne pas quitter l'enceinte de la chambre. Il n'avait pas la plus petite envie de justifier une erreur de réveil à un homme d'une humeur sans doute massacrante. Sidoine abandonna la lutte et retomba sur le lit en grognant :
- Plutôt crever.
Achille ricana. Il finirait bien par convaincre Sidoine. Celui-ci l'avait déjà réconcilié avec quelques couleurs, lui pourrait bien se payer un tel exploit. Pour l'heure, Achille ouvrit les draps et Sidoine se glissa à l'intérieur. Il laissa son amant refermer ses bras autour de lui et goûter à sa présence.
Les volets à moitié clos filtraient les premières couleurs du jour.
Le visage baigné d'or, Sidoine ferma les yeux.
***
Sidoine s'efforça à suivre une approche méthodique. Un geste après l'autre, le tout dans l'ordre impeccable qu'il avait étiqueté. Ainsi, il sortit son trousseau de clés de la poche de son sac en espérant qu'Achille ait le bon goût de ne pas s'attarder sur le porte-clef à l'effigie d'une des bandes dessinées de son enfance, enfonça la clé dans la serrure, et fit sauter le verrou d'un seul tour de main. La porte céda d'elle-même et, avant d'avoir pu confier à Achille ses quelques règles à suivre, Sidoine tomba nez à nez avec sa mère.
Louise s'apprêtait à sortir et passait plusieurs tours d'écharpe autour de son cou. Elle se redressa, comme prise en faute.
- Sidoine !
Elle découvrit la silhouette, massive là où celle de son fils était plus menue, d'Achille. Elle reconnut le garçon qu'elle avait croisé le jour du retour de Sidoine au lycée, après les vacances de la Toussaint. Cela semblait remonter à une petite éternité.
- Tu dois être Achille.
L'adolescent se détacha un peu de l'ombre de Sidoine, sans toutefois pousser l'audace jusqu'à entrer à l'intérieur. Il esquissa un sourire poli, mais crispé. La situation aurait pu paraître normale, d'une agréable banalité, mais elle ne l'était pas et Achille n'était pas certain de réussir à traduire la courtoisie de cette femme.
- Ne reste pas sur le pas de la porte. Tu peux rentrer.
Sidoine accrocha le regard d'Achille et acquiesça, lui aussi un peu tendu. L'invitation était officielle et Louise n'ignorait pas que ce garçon n'était pas seulement un ami. Il entrait chez elle en une tout autre qualité.
Afin de briser le malaise qui alourdissait l'atmosphère, Sidoine demanda :
- Maman, tu... tu allais quelque part ?
Si croiser la route de son fils l'avait décontenancée, la question la prit de court au point où Louise semblait carrément chercher une issue pour s'en sortir.
- J'allais rendre visiter à ton oncle, finit-elle par admettre.
- Je dois préparer mes valises ? s'enquit amèrement Sidoine.
Le visage de sa mère se voila. Elle ne put s'indigner. Sa bouche s'ouvrit, avant de se refermer. Elle ne l'avait pas volé, après tout, cette rancœur que nourrissait son fils à son égard. La seule chose qu'elle ne put maquiller fut sa peine. Elle n'était pas triste que Sidoine puisse lui en vouloir, elle l'était d'avoir si longtemps échoué. En souhaitant incarner cette sorte d'idéal féminin, ce modèle de femme accomplie et de mère irréprochable qu'on imposait, victime malgré elle d'une société qui disait une femme incapable d'élever un fils seule. Elle avait failli. Elle avait fait fausse route, sauf que le prix de ses erreurs ne la concernait pas juste elle. Sidoine payerait, parce que Louise avait eu peur de ne pas être assez, parce qu'elle s'était rattachée à son exemple depuis toujours : son frère.
Aujourd'hui, elle irait se planter devant lui pour se forcer à lui arracher ce masque de héros. Pour essayer de se persuader qu'elle n'avait pas besoin d'un tel homme dans sa vie et encore moins lorsqu'il s'agissait de dicter sa conduite. Elle espérait en être capable, même si revenir sur ses actes et ouvrir les yeux sur l'enfer qu'elle avait fait subir à son fils ne l'excuserait jamais.
- Non, Sidoine, rétorqua doucement Louise. Je vais juste lui parler, essayer de comprendre pourquoi j'ai refusé de voir la vérité en face si longtemps.
Parce que le mal avait débuté bien avant la naissance de Sidoine. Elle avait dressé en héros ce frère parfait, l'aîné accompli que ses parents encensaient, et elle avait fini par être dépendante à son opinion, à son assentiment, quoi qu'elle fasse.
Et s'il y avait bien quelque chose qu'Achille pourrait comprendre, c'était bien cela.
- Il y a longtemps que j'aurais dû le faire.
- Tu le fais pour moi. Ça devrait être moi.
Louise secoua la tête. Il en avait assez fait. Un adolescent n'aurait pas dû avoir à se heurter à des problématiques d'adulte. Elle aurait aimé le lui dire et ajouter, à mi-voix, qu'elle était heureuse qu'il n'ait pas changé cette part de lui. Qu'elle était fière de lui.
- C'est à moi de régler ça avec lui. Je crois que j'en ai besoin.
Elle ne paraissait pas tout à fait sûre d'elle. Sidoine portait sur elle un regard changeant. Il se demanda s'ils avaient lutté pour en arriver là, s'il devait y voir la conclusion de quelque chose. Il le ressentait ainsi, au creux de son ventre, avec un soulagement qu'il serait incapable d'exprimer. Louise quémandait l'autorisation de se conduire en mère, en protectrice, et lui en fils, car depuis que Sidoine avait réalisé son premier séjour chez son oncle, à quinze ans, il avait davantage protégé sa mère qu'elle ne l'avait protégé lui.
Louise avança vers Sidoine et il lui ouvrit les bras. Ils s'enlacèrent, tandis qu'Achille refermait discrètement la porte derrière lui. La femme levait les yeux vers le plafond, pour éviter de mouiller son maquillage discret de larmes.
- Merci, mon chéri. Du fond du cœur.
Sans lui, elle n'aurait jamais eu le courage de remettre en doute l'un des fondements de son existence. Elle enviait ce courage, parce qu'il avait été le premier à rompre le silence.
Louise s'écarta alors un peu gauchement et se fraya un passage jusqu'à la porte. Sidoine avait rejoint Achille, un petit sourire aux lèvres. Il tâchait de ne pas penser à son oncle, d'échapper au pessimisme qui lui collait à la peau. Louise referma la porte sur elle après les avoir salués et Sidoine ne la retint pas. Il laissa la neige qui tombait à gros flocons l'engloutir et s'appuya contre le mur.
- Elle m'a parlé de prendre rendez-vous chez le psy, lâcha-t-il.
- Pour toi ?
- Pour nous deux. Tu penses que c'est une mauvaise idée ?
- Non. Y'a des maux qu'on peut pas traduire seul.
Des morceaux éparpillés que Sidoine n'était jamais parvenu à rassembler.
Le garçon ferma les yeux, prit une profonde inspiration et battit des paupières frénétiquement. Dans ces instants, il se rappelait les remarques de son père, celles de son oncle, et il aurait aimé qu'elles le définissent moins, qu'elles aient moins de pouvoir sur lui. Éloigner définitivement son oncle de lui, c'était une première étape de reconstruction. Le reste demanderait peut-être autant d'énergie, autant d'engagement et d'efforts. Un parcours personnel, silencieux, dont personne ne se doutait, et il en avait déjà parcouru une part seul. Avant Achille.
Sidoine croisa son regard d'un gris inimitable et vacilla. Il réussit à se hisser sur la pointe de ses pieds pour goûter les lèvres d'Achille et, sur celles-ci, la saveur de ses exploits. Il sourit, tout contre la bouche de son amant. Ils étaient deux édifices jumeaux qui se construisaient l'un contre l'autre.
Pour la première fois depuis bien longtemps, Sidoine se sentit libre.
Il s'empara du poignet d'Achille, glissa son pouce sur le point orange - dont l'idée le séduisait chaque fois un peu plus, et mêla ses doigts à ceux, noueux, de l'artiste. Il l'entraîna dans le salon et hésita rien qu'un instant.
- Tu aimerais me dessiner encore ?
Son sac sur son épaule, Achille inclina le visage et eut un petit rire.
- Dans les conditions qu'il te plaira, précisa Sidoine.
- Assieds-toi, lui intima Achille, au creux de son oreille.
Au fond, il était un peu peiné. Pas que Sidoine accepte de lui servir de modèle à nouveau, mais il se souvenait d'une période où le garçon n'aurait pas été forcé de se rabattre sur les passions d'Achille pour combler le silence. Bien sûr, il n'était pas que question de cela, son amant était en passe de devenir l'un de ses repères, une base solide sur laquelle Sidoine s'ancrerait, mais il s'en sentait désolé.
Il n'avait pas évoqué le sujet avec le principal concerné. Achille n'était pas sûr que Sidoine supporte l'idée que l'héritage de son oncle l'avait changé au point où il ne se retrouvait plus dans rien. Il était toujours passionné par l'Histoire, mais cela ne le définissait plus. Ce qu'il avait vécu avait pris toute la place et il ne suffirait pas de gratter la surface pour découvrir le garçon d'autrefois intact. Déjà en troisième, lorsqu'Achille l'avait rencontré, Sidoine n'était plus l'enfant qu'il avait été. Il n'était pas certain qu'il retrouve une part de ce môme susceptible, un brin peureux, et travailleur acharné d'autrefois.
Achille se promit qu'une fois son dessin terminé, il proposait à Sidoine de monter dans sa chambre. Il le laisserait l'interroger sur leur prochain contrôle d'Histoire et le submerger sous des anecdotes historiques décalées. Il admirerait sa collection de timbres et chercherait à apprivoiser le véritable Sidoine. Celui qui avait survécu sous la carapace que le garçon avait érigée.
Sidoine ne remarqua pas l'instant de flottement d'Achille. Il obéit sans se faire prier et ils reprirent les mêmes places que la première fois. Installé sur le fauteuil, il risqua tout de même un regard derrière son épaule, comme pour guetter l'irruption déplaisante d'un cauchemar familier.
Achille sortit un crayon de sa trousse et le déposa sur l'accoudoir de son fauteuil avant de jeter un œil au tableau que Sidoine lui préparait. Il avait coutume de penser qu'un dessin existait déjà. L'artiste n'avait qu'à en extraire les lignes. Sidoine tâchait de suivre les conseils dispensés par Achille la dernière fois et d'adopter une attitude moins stoïque. Il s'enfonça dans le dossier, écarta légèrement les jambes, changea à deux ou trois reprises de postures avant de ramener ses tibias sur l'assise. Il s'installa sur le côté, à l'image d'une muse pensive, un peu lascive. Les sourcils froncés, le modèle s'enquit, très sérieusement :
- Avec ou sans vêtement ?
Achille s'étrangla, eut toutes les peines du monde à recouvrer un semblant de sérieux en s'approchant de Sidoine. Il avait serré les lèvres sur un rire difficilement contenu. Il réarrangeait quelques mèches de cheveux châtains lorsque Sidoine protesta :
- J'étais sérieux !
- Ne me tente pas.
Achille décala une épaule en faisant appel à tout son sang-froid. Il s'empressa ensuite d'établir une généreuse distance entre eux et s'assit sur son siège. Après avoir contemplé la vision que Sidoine lui renvoyait, le visage un peu rejeté en arrière, Achille troqua son crayon simple par d'autres. Il extirpa son assortiment de crayons de couleur de son sac avec une once d'appréhension.
- Ne bouge pas, murmura Achille, absorbé dans la contemplation de son modèle.
Il fit retomber son attention sur la feuille vierge et commença à y placer les premières lignes. Il morcela la blancheur de quelques traits qui se chevauchèrent et une goutte de sueur dévala son front. La pointe du crayon crissa contre le support et y inscrivit une ombre attrayante.
- Quelle couleur ? demanda Sidoine, sans bouger d'un cil.
- De l'orange.
Un sourire s'étoffa au creux des lèvres et, avant qu'il ne le ravale, Achille l'immortalisa en abîmant le papier de quelques traits vifs. Il captura une part de cette essence et ajouta :
- De l'orange et du bleu.
Et voilà pour le dernier chapitre...
Pas de panique, il reste encore l'épilogue et on me chuchote dans l'oreillette qu'on devrait y revoir tous les visages connus du roman. Ils sont réunis pour un dernier adieu :)
J'espère que la conclusion et le fin mot de cette histoire seront à votre goût. Je vous dis à très bientôt !
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